AMADEUS

rire et mourir

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« O ciel ! Où est donc l’équité si le don sacré, si le génie immortel ne récompensent pas l’amour éperdu, l’abnégation, le travail, les efforts, les prières, et s’ils illuminent un insensé, un viveur ?… O Mozart, Mozart ! »

Alexandre Pouchkine, Mozart et Salieri, 1830.

« Aujourd’hui, c’est à vous que je m’adresse, chers enfants. Savez-vous, petits connards, qu’à l’âge où vous jouez aux billes comme des imbéciles, Wolfgang Amadeus Mozart, lui, avait atteint le génie ? »

Pierre Desproges, la minute nécessaire de monsieur Cyclopède, 10 mars 1984.

On y entre par les bois. La douceur des bassons, les teintes subtiles des cors de basset invitent promptement au recueillement. Puis les cordes, à la force des archets, lentement mais sûrement, ouvrent un passage vers les chœurs annoncés solennellement par le martellement des timbales et des trombones. Le Requiem de Mozart est au-delà de la musique, c’est le sacré qui élève le profane, c’est une sublime invitation à marcher vers la mort. Le jour où son auteur a laissé échapper son dernier soupir, un grand silence a envahi le monde. Et ce silence était encore de lui. Un insoutenable silence qui rend fou, jusqu’à son plus proche rival. Cinq après la mort de ce dernier, Pouchkine a écrit une courte pièce intitulée « Mozart et Salieri ». Rimski-Korsakov en a fait un opéra, Peter Shaffer une autre pièce de théâtre, puis un scénario que le praguois Miloš Forman a changé en film dramatique et symphonique : « Amadeus ».

L’essentiel du récit se déroule à Vienne, mais c’est bien à Prague que Forman a posé sa caméra. C’est un retour aux sources pour le réalisateur condamné à l’exil depuis que les chars russes ont fait main basse sur la ville. Le tournage d’« Amadeus » voit revenir sur sa terre natale un véritable enfant terrible, un garnement qui avait été viré naguère de son lycée « pour avoir pissé sur la jambe du fils d’un membre du Parti communiste », comme il le racontera bien plus tard dans une interview accordée à TéléObs. A Prague, Forman était un rebelle, comme l’est Mozart dans le film qu’il vient y tourner. Le génie fantasque s’incline devant la foule qui l’applaudit, et présente son derrière à l’archevêque qui l’a contrarié. Il ne faut pas être grand clerc pour transposer le geste à l’adresse des apparatchiks du régime. Il laisse néanmoins le méconnu Tom Hulce s’acquitter de cette irrévérence, un sacrilège qui se double d’un ricanement grotesque et subversif qui fait injure à la bienséance, un « étourdissement contagieux » comme décrit à l’époque, qui invite à prendre l’étiquette à la légère et aspire à l’insubordination. Dans cet éclat de rire incendiaire (« au feu, les pompiers ! »), cette coquetterie improbable qui heurte l’aristocratique tympan, se situe peut-être la note du génie.

En quête de la source prodigieuse, partant à la recherche de son Créateur, Antonio Salieri fend la foule des convives dans les salons de l’Archevêque. La caméra de Forman le suit à la trace, accompagne les déambulations de F. Murray Abraham qui en a revêtu le costume sombre (dont l’austérité naturelle annonce déjà la cruauté de l’inquisiteur du « Nom de la Rose »). Lorsqu’il tombe enfin de haut, la décevante révélation n’en est que plus exquise : « Alors c’est ça Mozart ? » A son confesseur, le compositeur officiel de la cour impériale se présente comme un parangon de vertu injustement châtié par Dieu. Mais à l’évidence, il se laisse aller très tôt à bien des vices : la curiosité et la gourmandise sont les plus évidents, ne résistant pas à la moindre sucrerie qui passe à portée de bouche, à jeter un œil sur les partitions du rival, à percer ses secrets d’alcôves. Tout comme il succombe aisément au délicieux timbre d’une soprane à la voix haut-perchée. La jalousie l’envahit quand le petit diable d’Autrichien lui enlève sa chanteuse pour l’ajouter à son « sérail ». Et quand ses partitions prodigieuses, pourtant griffonnées à la hâte, tombent entre ses mains, Salieri devient vampire, lui monte l’envie de siphonner ses symphonies, comme si Satan soudain lui faisait de l’œil par-dessus l’épaule de Dieu.

Face à l’iniquité du sort, tel « Dracula » devant l’autel de son mariage, le dévot renonce à Dieu. Il brûle la croix, répond par le blasphème à l’insolence de cet élu misérable et vulgaire qui le prive de sa gloria. Devenu vieillard impotent, ruminant sa rancœur et son amertume, Salieri revendique son crime passionnel comme une ultime tentative de marquer l’histoire. Mais, il est trop tard, il vole désormais au-dessus d’un nid de coucous dont tout le monde se fiche comme de sa première rengaine. Cette ouverture à l’asile dit tout de la vaine entreprise de l’orgueilleux Salieri, un Janus qui manigance et intrigue pour échapper à une condamnation à l’oubli. Dès la scène des présentations, quelques notes jouées sur le clavecin suffisent à comprendre dans quels limbes le destin l’a finalement précipité. Le film aura certes permis de l’exhumer, de le sortir de l’inculture collective, mais du fond de sa fosse commune, c’est bien encore Mozart qui triomphe par la musique.

A ce titre, « Amadeus » n’est pas le biopic ordinaire d’un des plus grands compositeurs classiques (comment pourrait-il y prétendre en prenant autant de libertés avec la vérité historique), c’est principalement une controverse mystique dont le sujet principal met à bas les certitudes et les principes dogmatiques. Le film est une ode à l’audace, la victoire post-mortem de la modernité sur l’art appliqué. Forman et Shaffer ont fait de Mozart un débraillé, une rock star qu’on assassine, un punk à perruque rose, un « Joker » vaniteux qui parle à l’envers, « un chien fou qui fait vaciller le jeu de quilles » comme l’écrivait très bien Gilbert Salachas dans Télérama. Wolfie et son épouse Stanzi (interprétée par l’éphémère Elizabeth Berridge) sont les Sid & Nancy de la cour impériale, les Kurt & Courtney de l’ère prérévolutionnaire. Quand Amadeus dirige l’orchestre, ou bien malmène le clavier de son instrument, il se change en bête de scène, en Elvis Presley du XVIIIème, il est Lennon et McCartney à lui tout seul (et même Mick Jagger était sur les rangs pour le rôle). Il est pop dans le sens le plus « populaire », le plus frais, le plus novateur. Il offre même à ses fans du petit peuple sa plus belle « flûte enchantée ».

« Est-ce moderne ? » dit l’empereur Joseph II (servi tout en pusillanimité par un Jeffrey Jones admirable), aussi déconnecté que sa frangine partie se faire décapiter au pays de Louis XVI. Grâce à la mise en scène enlevée de Forman, grâce à ces fabuleux décors et costumes que l’on admire dans les lumières d’un siècle magistralement éclairé par Miroslav Ondříček (le camarade de la première heure), « Amadeus » l’est et le demeure assurément, tant son écho subversif résonne encore dans les palais et cathédrales comme dans tous les petits théâtres du peuple. Un film à voir, et à revoir avant que la statue du Commandeur ne nous emporte à notre tour.

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38 réflexions sur “AMADEUS

  1. Ah ce film !!! Impossible de s’en lasser.
    L’une des premières scènes où Salieri décortique la Gran partita et Wolfgang qui arrive en dérapant, est admirable.
    Tout le film, la moindre réplique est un régal.
    Incroyable que le génial Tom Hulce (que j’ai essayé de suivre) soit tombé dans l’oubli. Ce rôle l’a englouti.
    Idem pour l’excellente Elizabeth Berridge.
    Est-ce que cela aurait été différent s’il avait obtenu l’Oscar ? Même si Fred Murray Abraham le méritait aussi mais les 2 dans la même catégorie…
    Je garantis que je ne passe pas une seule journée sans écouter une oeuvre ou un extrait d’une oeuvre de Mozart.
    Et son Requiem donnerait (presque) l’envie de croire en Dieu. Confutatis, maledictis…

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    • Je crois qu’il a marqué beaucoup d’entre nous à l’époque, offrant une visibilité et une modernité folle au compositeur, très empreint de l’espièglerie et de l’insolence du réalisateur. Il a aussi créé ce mythe de l’âme damnée Salieri, loin sans doute de la réalité mais qui colle aujourd’hui à notre représentation du compositeur.

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  2. Mon dieu, je n’ai pas vu ce film depuis vingt ans ! Je me souviens l’avoir aimé mais pas idolâtré. Il faudrait que je le revoie pour me refaire une opinion.

    En tout can une chose est sure, comme tu le dis, Amadeus n’est pas le biopic ordinaire , je crois même que le mot n’existait pas en français à l’époque, c’était à l’époque d’avant qu’on fasse des biopics à tour de bras pour compenser le manque d’imagination des scénaristes de cinéma.

    Très beau post en tout cas, cela donne envie de revoir le film et d’écouter le requiem,

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  3. Waouh quelle plume ! Me régale à lire ces chroniques. Bon, j’ai un peu honte, là: jamais vu ce film.
    Et du coup, je le regrette J’ai bien compris que ce film ne raconte pas exactement Mozart. D’ailleurs Mozart n’a jamais été chef d »orchestre de ses propres opéras. Et Don Giovanni plutôt un succès grandiose. 😊
    Pour sa musique en revanche, plein les oreilles, non ?
    Merci à toi, Princecranoir pour ce billet. Belle journée, à bientôt.

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  4. Ahhhh….J’adore ce film….Je l’écoute à chaque fois qu’on le passe à la télé…
    Pour le génie des comédiens et celui de la musique, je lève mon chapeau et je m’incline bien bas …
    J’ai ri et j’ai aussi pleuré …

    Merci Princecranoir pour tes chroniques toujours aussi géniales…
    Je profite de mon passage pour te souhaiter une Bonne Année…Heureuse…Inspirante.

    Amitiés
    Manouchka

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    • Merci Manouchka,
      On ne dira jamais assez l’immense talent d’un cinéaste comme Forman, pourtant rarement cité comme l’un des plus grands alors qu’il a multiplié les œuvres majeures.
      Très belle année à toi aussi !
      Amitiés.

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    • Ah, dommage. Forman etait un trublion qui se plaisait à casser les codes, mais toujours avec la note juste. Le choix de l’acteur y participe, tout comme le rôle écrit par Shaffer. Ceci dit, Amadeus ne s’en tient pas aux règles du biopic fidèle, comme je l’ai écrit les accrocs à la réalité historique sont nombreux. Ce film tient davantage de l’irrévérence à l’adresse des dogmatiques ici incarnés par l’Eglise et la monarchie.

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  5. « Il a tué Mozart ! » s’écriait le jeune Danny en voyant F. Murray Abraham dans « Last Action Hero ». Connaître ses classiques permet toujours d’avoir une longueur d’avance sur les agissements des filous !

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    • Bien vu Mc T ! Il faut dire qu’à l’époque, le personnagd avait marqué les esprits, et son acteur à tête d’inquisiteur aussi.
      Le pauvre Salieri ne peut que maudire son Créateur face à l’arrogance du petit génie ! Il emportera sa rancœur jusque dans sa tombe.

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  6. S’il y a bien un modèle de biopic c’est bien celui-là. Du très grand cinéma avec une reconstitution incroyable, un récit fascinant et des acteurs au sommet. Milos Forman confirmera son statut de roi du biopic (mais pas que évidemment) avec le sympathique Larry Flynt et le monumental Man on the moon.

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      • Man on the moon est un exemple type de ce qu’il faut faire en biopic. Un film à l’image de la personnalité dont il raconte la vie, adoptant ses propres techniques. Jim Carrey en était ressorti épuisé et n’avait pas voulu jouer dans un des clips de rem faits pour le film en conséquence.
        Larry Flynt je dirai que le souci vient du sujet même. Flynt est un personnage très particulier et cela peut ne pas plaire.

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