La vie passionnée de VINCENT VAN GOGH

L’ensorcelé

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« Je possède beaucoup d’œuvres d’art mais aucun Van Gogh. Mis à part le fait que je n’ai pas les moyens de m’acheter un de ses tableaux, il y aurait quelque chose d’étrange : j’aurais l’impression de l’avoir peint moi-même. »

Kirk Douglas, Le fils du chiffonnier, 1988.

« Je suis arrivé sur terre dans une magnifique boîte en or ornée de fleurs et de fruits délicatement ciselés, et suspendue au ciel par de fins rubans d’argent. » lit-on en préambule du « fils du chiffonnier ». Quand il écrit cette phrase, Issur repense à sa maman, qui lui racontait cette fable de sa venue au monde. Issur ne s’appelait pas encore Kirk, mais il aimait déjà les histoires. Kirk Douglas avait de l’allure, une large palette de jeu, un visage slave taillé au couteau, marqué d’une fossette immédiatement reconnaissable. Il était devenu l’immortel du cinéma, le dernier des géants d’Hollywood. Une attaque cérébrale, une crise cardiaque et un accident d’hélicoptère n’avaient pas réussi à l’abattre. « Kirk Douglas était un demi-dieu qu’on n’approche jamais » a même dit un jour la toute jeune Bardot qui le croisa brièvement sur un plateau de tournage. Et puis, il a fini par s’éteindre, comme tous les autres, emportant avec lui le Colonel Dax vers « les sentiers de la gloire », Doc Holliday pour d’autres règlements de compte, Einar sur les chemins du Walhalla. On se souviendra aussi de lui dans la peau du peintre le plus célèbre des Pays-Bas, personnage dans lequel il faillit s’abîmer pour de bon. Pas d’Oscar pour Kirk Douglas dans « La Vie Passionnée de Vincent Van Gogh », pas même une nomination pour son réalisateur Vincente Minnelli. Mais une toile de maître pour un grand du cinéma.

Plus que la poésie, c’est le mystère de la création artistique que Vincente Minnelli cherche à percer en tournant « la vie passionnée de Vincent Van Gogh ». Ce que Clouzot avait tenté d’effleurer en filmant Picasso au travail, ce grand esthète du septième art (« le peintre de la vie rêvée » selon Jean-Paul Török), amateur éclairé de formes et de figures, tente lui aussi de l’approcher en reconstituant l’itinéraire de son illustre homonyme de prénom. « Minnelli voulait faire de « Lust for Life » une œuvre testamentaire où il aurait saisi le mystère originel de l’engagement artistique » écrit Olivier-René Veillon dans son tome 2 sur « le cinéma américain. » Fasciné comme beaucoup par cet homme dont le travail ne fut compris de son vivant que par ses seuls proches et mécènes, c’est en reconstituant chaque étape, en revivant chaque rencontre de Vincent avec Théo, Paul et les autres, qu’il aspire à renouer avec l’impression de fin de siècle.

Comme Kurosawa qui, bien plus tard, l’imaginera en « rêves », incrustant Scorsese en Van Gogh errant dans ses propres toiles, Minnelli situe son personnage au centre de son univers pictural, ici saisi dans sa plus resplendissante réalité. C’est la magie du cinéma qui réunit ainsi la vision des toiles du maître et les paysages filmés dans les campagnes belges et françaises, des tableaux vivants des mangeurs de pommes de terre à la mairie d’Auvers-sur-Oise sous les flonflons du 14 juillet en passant par la célèbre « maison jaune » en Arles. Le cadre en scope, les lieux de tournage, ainsi que le choix des lumières soigneusement réglées, contribuent largement à ce sentiment de plaisir visuel immédiat que procure cette œuvre à la plastique irréprochable.

La tentation de la biographie filmée est certes toujours là, bien présente, comme la déférence à l’œuvre immense de ce peintre d’insuccès. Mais comme le souligne l’artiste dans une de ses lettres à son frère « il est toujours difficile d’exprimer le travail dans la peinture », il est tout aussi compliqué, tout en restant accessible, de filmer l’art en train de se faire. L’historien du cinéma Joe McElhaney insiste justement sur le fait que Minnelli ne nous montre pas tant dans son film le travail de la peinture que la peinture du travail. Les labours des champs, de la mine (les fabuleuses premières séquences sur les terrils du Borinage), jusqu’à ce moissonneur représentant « une mort souriante qui survient au grand jour, dans une lumière d’or très pure », attestent du long parcours qui conduit à illuminer les toiles de Van Gogh.

Pour traduire au mieux les sentiments complexes de l’artiste il fallait un acteur de premier plan. Kirk Douglas trouve ainsi un des plus beaux rôles de sa carrière, triste et tourmenté, mais parfois aussi exalté que Dutronc pouvait être autiste dans la version de Pialat. Un rôle difficile, auquel il s’est identifié plus qu’à tout autre. « Mais enfin Kirk, comment as-tu pu jouer un rôle comme ça ! » lui reprocha John Wayne, « il reste tellement peu d’acteurs de notre trempe. Il faut jouer des personnages durs, forts. Pas de ces tapettes faiblardes. » Et pourtant il fut si fier de ce rôle qu’il donna Vincent comme second prénom à son fils né pendant le tournage.

Plus que l’inspiration d’une œuvre précurseur des temps modernes, c’est paradoxalement vers une quête identitaire que se tourne Minnelli dans son film. L’utilisation des miroirs, la présence des nombreux autoportraits de l’artiste dans les décors traduisent bien cette volonté de plonger au cœur des tourments de Van Gogh. De sa vocation de prédicateur au plus près des autres à sa quête sensible mais impossible de la captation des vibrations de la lumière, il dépeint un artiste tourmenté, « en lutte intérieure avec ses sentiments » comme le décrit très bien son frère. Ses maladresses et ses désillusions artistiques comptent ici autant sinon plus que les déceptions amoureuses (éconduit par sa cousine Kee, il se réfugie plus tard dans les bras d’une prostituée). De crise mystique en interrogations plastiques, chaque rupture l’emporte toujours un peu plus loin vers les ténèbres de la folie. Sous le soleil brûlant de Provence, en la présence du tumultueux Gauguin (Anthony Quinn est incontestablement celui qui remporte l’Oscar de la plus belle moustache), il croit voir aboutir ses désirs de peintres.

Mais Minnelli nous montre à quel point les images se dérobent en volutes et circonvolutions, inaccessibles telles la proverbiale Arlésienne éternellement dissimulée à notre regard. « Les êtres qu’il peint dans ces cadres sont sensibles, à son image, le plus souvent différents parce qu’anti-conformistes, et anticonformistes parce que mal adaptés, mal compris, insatisfaits. » Cette description par Tavernier et Coursodon d’un aspect de l’œuvre de Minnelli s’applique en effet on ne peut mieux à l’univers de Vincent Van Gogh. Tableaux de transitions ou tableaux dans le cadre, les toiles de l’artiste servent presque d’écrin à un fil narratif rondement mené, sur un rythme irréprochable dont ce fils de violoniste et orfèvre en comédie musicale possède la plus parfaite maîtrise. Il serait toutefois criminel de négliger l’apport dramatique de la bande son composée par Miklos Rosza pour le film. « La vie passionnée de Vincent Van Gogh » que Minnelli plaçait régulièrement parmi ses réalisations préférées, est un film incontestablement passionnant, qui contient dans chaque plan, dans chaque touche, et dans l’interprétation habitée de l’immense Kirk Douglas, l’intensité des plus belles œuvres d’art.

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46 réflexions sur “La vie passionnée de VINCENT VAN GOGH

  1. Cela donne vraiment envie de voir le film (que je n’ai pas vu). LE grand, le très grand Kirk Douglas méritait bien ce bel hommage. Cela m’a fait un choc en entendant la nouvelle hier soir. RIP colonel Dax.

    Il reste encore une gloire de l’âge d’or d’Hollywood encore vivante (plus âgée que Douglas de quelques mois), c’est Olivia de Haviland

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    • Je te le conseille vraiment, c’est un de ses meilleurs films, pas le plus populaire c’est vrai. Avec Kirk on retient les films de guerre, les westerns, le Vikings, 20 000 lieues sous les mers. Et pourtant c’était aussi « les ensorcelés » déjà avec Minnelli où il joue un producteur à la Val Lewton (hommage aussi à Tourneur avec qui il a tourné à ses débuts « La griffe du passé »), « le gouffre aux chimères » où il campe un journalistes sans scrupule, « l’arrangement », « le reptile » (je suis moins fan),… Et même quelques films fantastiques (le « Furie » de De Palma qui m’avait marqué, « Saturn 3 » de Stanley Donen, Nimitz,…)
      Oui, Olivia de Havilland demeure la dernière, avant que le vent ne l’emporte à son tour.

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  2. Bon voyage Kirk.
    Une filmographie impressionnante à découvrir ou à revoir avec toujours le même plaisir. Kirk Douglas, c’est une bonne part de l’histoire d’Hollywood. Une époque où l’industrie du rêve produisait moins de films qu’aujourd’hui, et consacrait plus d’intérêt aux scénarios.
    Exemple : si je compare ‘Les Sentiers de la Gloire’ et ‘1917’, il n’y a pas photo. Du grand cinéma et un regard impitoyable sur l’horreur de la Grande Guerre d’un côté, et un bel effort technique (un faux plan unique de 2 heures) mais qui ne marque pas plus que ça de l’autre.

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    • Le rapprochement entre 1917 et les sentiers de la Gloire ne peut être que visuel, sur l’emploi du travelling.
      Pour le reste les films ne traitent pas des mêmes sujets. 1917 est sans doute plus proche de « save private Ryan » que des « Sentiers de la Gloire ». Kubrick aurait d’ailleurs souhaité que le film ne soit pas identifié à la première guerre mondiale, mais qu’il ait une portée et intemporelle.

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    • Il a vraiment « fusionné » avec le personnage, au point de passer tout le tournage sabots aux pieds, pris dans des tourments profonds, habité par sa peinture. C’est un très beau rôle qui l’a marqué à vie.
      Pas trop le genre de John Wayne en effet (même si j’aime aussi beaucoup le Duke pour d’autres raisons). 😀 Il avait d’ailleurs évoqué l’anecdote en français sur un plateau télé.

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  3. Ah oui, Kirk et Vincent sont indissociables.
    Vincent est sans conteste mon peintre préféré, adoré. Je suis allée au sublime musée de Nancy ce dimanche et ai encore acheté un ouvrage sur Vincent. A Amsterdam, au musée qui lui est consacré, j’étais bouleversée.
    Et Kirk lui ressemble tant.
    Comme tu sais j’ai revu Les sentiers hier. Doc Hollyday c’est dimanche, je ne pourrai le revoir, je serai… au cinéma… Je vais me chercher le Dvd de la vie passionnée.
    Merci pour ce bel article.

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    • Une passion pour Van Gogh, j’imagine que Minnelli et Kirk ont su te ravir avec ce film.
      Le Sturges n’est pas ma version préférée du fameux incident d’OK Corral, mais Kirk y est brillant, et puis il y a Burt. Et puis la chanson…

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  4. Quelle sublime narration ! Kirk méritait bien cela 😉
    Hier soir, j’ai revu « La femme aux chimères » où il était aux cotés de son amie Lauren Bacall, C’est elle, la première, qui a cru en lui et qui a convaincu Hal Wallis de lui donner une carrière à Hollywood.
    Voilà ce que Kirk avait écrit au sujet de sa gentillesse : « J’ai rencontré Betty quand elle avait 17 ans et j’avais 24 ans. Nous étudiions tous les deux à l’American Academy of Dramatic Arts. J’étais seul à New York avec de maigres fonds. Cet hiver-là, Betty m’a vu frissonner dans mon fin pardessus. Elle n’a rien dit, mais elle a persuadé son oncle de me donner l’un de ses deux manteaux épais. Je l’ai porté pendant trois ans. »

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    • Merci Strum. Oui Kirk Douglas était un immense acteur, et la liste des films dans lesquels on se souvient de lui est immense. Pas vraiment en phase avec John Wayne en effet. Il raconte la suite dans sa bio : « tout ça c’est du toc John. Ce n’est pas la réalité. Toi, tu sais, tu n’est pas vraiment John Wayne. » avait il asséné en retour à un Marion Morrison visiblement déstabilisé. 😉

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    • Complètement, et ravi d’entrer dans la peau d’un personnage tourmenté et friable. Douglas n’était pourtant pas un fana de la Method, mais là il s’était investi comme jamais, portait des sabots à longueur de journées, ne sortait que rarement du personnage. Assez secoué, il ne renouvellera pas l’expérience néanmoins.

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  5. Tu as écrit là un très chouette article, chouette parce qu’il est nourri et inspiré, chouette parce qu’il me donne envie de ré-apprécier ce film vu avant de mieux connaître Minnelli. Et Kirk Douglas, en effet, acteur attachant en mode majeur sur près de cinquante ans.

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