PANIQUE dans la RUE

Le port de l’angoisse

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« – Naturellement, vous savez ce que c’est, Rieux ?
– J’attends le résultat des analyses.
– Moi, je le sais. Et je n’ai pas besoin d’analyses. J’ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j’ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d’années. Seulement, on n’a pas osé leur donner un nom, sur le moment… Et puis, comme disait un confrère :  » C’est impossible, tout le monde sait qu’elle a disparu de l’Occident. » Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c’est…
– Oui, Castel, dit-il, c’est à peine croyable. Mais il semble bien que ce soit la peste. »

Albert Camus, La Peste, 1947.

Aujourd’hui comme hier, il peut être compliqué pour un acteur de varier les plaisirs. Afin de rompre avec les rôles de truand croisés au « Carrefour de la Mort », c’est auprès d’Elia Kazan que Richard Widmark est allé chercher secours. « C’est le meilleur directeur d’acteurs qui existe » confiait-il à Ciment et Tavernier dans les colonnes de Positif. Les deux hommes se connaissent bien pour avoir foulé ensemble les planches du théâtre, et c’est en faisant de lui un honorable père de famille, au bras de Barbara Bel Geddes, portant fièrement l’uniforme d’un officier responsable du service sanitaire du port de la Nouvelle Orléans, que Kazan entend profondément modifier son image. Fini le délire fiévreux du tueur à demi-psychopathe, voici Widmark rhabillé pour sauver l’humanité et, tel Brad Pitt en pleine « World War Z », il tente de mettre la main sur le patient zéro pour éviter la « Contagion », et la « Panique dans la Rue ».

C’est sur une base de Film Noir empreint de réalisme documentaire très en vogue en ce début des fifties que se déroule ce démarquage original du genre. Il ne s’agit plus seulement ici de mettre la main sur une bande de voyous sanguinaires qui écument les bas-fonds, mais également d’endiguer la propagation d’un virus mortel ramené clandestinement par l’un d’entre eux. C’est donc main dans la main que le médecin et l’officier de police confié à Paul Douglas vont œuvrer afin d’endiguer toute épidémie aux conséquences dramatiques. En pleine période de Chasse aux Sorcières, et au regard des faveurs gauchisantes du réalisateur, bien des analystes n’ont pas manqué d’associer cette traque infernale à l’ombre de la métaphore politique.

L’analogie est aisée en effet : un clandestin fraîchement débarqué nommé Kochak sera bientôt retrouvé baignant dans le port de la ville. Il n’est plus qu’un cadavre anonyme, transpercé de deux balles de revolver mais surtout hôte d’un germe hautement contagieux qui se répand rapidement dans les bas-fonds. L’enquête s’avère difficile car tous ces gens vivent dans le culte du secret, dans la crainte des autorités. La peur et la paranoïa infectent peu à peu les esprits de tous côtés. « Ce n’était qu’un moyen de pénétrer dans les différents aspects de la société et de la ville » se défend Kazan face à Michel Ciment.

Cette peur, il faut dire qu’il la connaît par cœur, elle fait partie de son histoire : c’est celle de l’immigré sous la menace d’une reconduite à la frontière. Lorsque Bertrand et Colo Tavernier l’avaient rencontré pour une interview, il leur avait justement fait l’impression d’un « homme qui a peur. Il s’accroche à ce pays avec un besoin désespéré d’y appartenir. » La méfiance est de mise lorsque les enquêteurs débarquent « sur les quais », posant leurs questions pressantes à des « hommes dans la foule », patibulaires et peu loquaces. Dans les rues crasseuses de la Nouvelle Orléans, avant même de monter dans « un Tramway nommé Desir », Kazan témoigne de ce rejet de l’autorité, de cette défiance vis-à-vis des représentants d’une municipalité qui n’a guère de considération pour ces laissés pour compte. Cela se lit sur les murs décrépits des bars interlopes, sur les visages de ces pauvres hères venus des quatre coins du monde, attirés par les lueurs d’espoir promis par l’Amérique.

« Nous avons tourné dans les rues à bordels, dans les bars louches, sur les quais. » se souvient Kazan. Ainsi prend-il le pouls d’une communauté bigarrée, insère son récit dans le cœur palpitant des quartiers populaires. Et tout semble vrai à l’image, d’autant que Kazan, pour la première fois de sa carrière, se sent les épaules d’un vrai metteur en scène de cinéma. Il fait rouler sa caméra au ras du pont des bateaux pour filmer les prémices d’une mutinerie à bord d’un cargo, se faufile parmi les badauds affalés sur le zinc pour recueillir le témoignage discret d’une jeune femme de marin. Le docteur Reed, dans son bel habit clair d’officier, prend acte peu à peu de cet état des lieux, partant malgré tout à la pêche aux informations avec pour seule monnaie d’échange quelques seringues de sérum dans la poche de sa veste. Ce privilégié à l’uniforme galonné n’est pourtant pas exonéré des vicissitudes économiques. Tandis qu’il promet cinquante billets à ses informateurs, il peine à s’acquitter de ses propres factures. « Je suis mort de peur » lâche-t-il au maire de la ville constatant l’ampleur de la contamination, psychose qui gagne bien vite les rangs de la police.

Plus insidieuse, plus dangereuse peut-être même que le virus traqué par le Dr Clint Reed, cette panique annoncée dans le titre est l’ennemi le plus redoutable. A l’écran, elle va jusqu’à prendre forme humaine, celle d’un colosse au sobriquet explicite. Blackie apparaît d’abord de dos, à la même table que cet infecté pour qui les jeux sont faits. Dans le halo blafard d’une rue mal éclairée apparaît alors le visage de Jack Palance : « une bouche sans lèvres, un visage osseux aux tempes creuses, aux arêtes aiguës, des yeux loin enfouis et qui vous regardent de derrière la tête ». L’acteur ainsi décrit par le critique André Maine inspire véritablement la terreur, d’autant qu’il s’est agrégé les services d’une clique de malandrins tout droit sortis de la cour des miracles : entre le gros lard qui perd ses cheveux et le nain indicateur, il règne sur son petit monde sanglé dans son costume croisé. Il est l’être viral, la bête enragée qui, jusque dans les entrailles du port, tente d’échapper à l’éradication. Grâce à « Panique dans la rue », Richard Widmark avait donc trouvé son digne successeur sur le trône de la scélératesse faite homme.

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37 réflexions sur “PANIQUE dans la RUE

  1. Bon jour,
    Je n’ai pas eu l’occasion de voir le film. En tout cas, c’est un réel plaisir de lire vos chroniques. J’espère qu’un jour elles seront publiées même si c’est sous un format ePub, pdf, ou que sais-je …
    Il y a de belles formulations ciselées comme par exemple : « Il est l’être viral, la bête enragée qui, jusque dans les entrailles du port, tente d’échapper à l’éradication » (Palance).
    Merci à vous pour ce partage.
    Max-Louis

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  2. Scenario invraisemblable… 🙂 mais je me souviens de ce patient zéro sur lequel il fallait mettre la main. Et aussi de Richard Widmark, impeccable et enfin débarrassé de ses rôles de vilain.
    Tu vois des films qui mettent en joie dis donc. Je te recommande Pandémie, 28 jours plus tard ou WWZ… Yen a d’autres…

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  3. Je te le confirme pour « Dernier Train pour Busan », je ne suis pas forcément fan du cinéma coréen, mais franchement, j’ai beaucoup aimé, j’étais très surprise du résultat ! Au-delà de ça, il est vrai que tes visionnages sont parfaites dans l’ambiance actuelle, je ne connaissais pas celui-là, mais tu me rends très curieuse 😉

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  4. Pas vu ce film non plus mais Richard Widmark dans un rôle de gentil et Jack Palance (un acteur que je n’ai vu que dans Le mépris de Godard) … ça fait envie.

    Ironiquement, il y avait un cycle Elia Kazan au BFI Cinema à côté de chez moi mais … pour des raisons indépendantes de sa volonté, cela a été déprogrammé 😦

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    • Aïe, il semblerait donc que le Dr Reed n’ait pas totalement endigué l’épidémie. 😉
      Le cycle Kazan attendra, mais je t’enjoins fermement à ne pas louper ce film (comme d’autres de lui que j’adore aussi, le Tramway ou Sur les quais,…) qui vaut son pesant d’action et de tension. Et puis le formidable Widmark qui inverse les rôles,… Sans savoir encore qu’il sera à son tour le poursuivi dans l’excellent « port de la drogue » de Fuller trois plus tard.

      Jack Palance fait une entrée à l’écran absolument phénoménale. Kazan a compris l’énorme puissance de cet acteur au physique singulier. Il le laisse dans l’ombre tout d’abord, en retrait, tel un fauve redouté et redoutable. Palance s’ancrera ensuite dans l’imaginaire collectif surtout grâce à son rôle de tueur tout de noir vêtu dans le superbe « Shane » de George Stevens. Il inspirera même le dessinateur Morris pour le personnage de Phil Defer.

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    • Pour le moment, tout va très bien. 🤞
      Dans « Panique dans la rue » tu verras une autre face de New Orleans, ses bas-fonds crapoteux, ses entrepôts interlopes, ses accents venus d’Europe. Un excellent complément.

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    • Ce n’est pas forcément un des titres auxquels on pense spontanément en cette circonstance, et pourtant il était assez précurseur. L’alliage du Thriller policier et de la menace épidémique est particulièrement détonnant, mené de main de maître par Kazan.
      Merci de votre passage.

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