Aux PORTES de l’AU-DELA

La glande menace

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« Le cinéma de genre est libérateur pour l’esprit. Il confère une grande liberté, transgresse souvent les tabous et ignore le politiquement correct. »

Stuart Gordon in Mad Movies n°179, octobre 2005.

« Et une satanique laideur monta des étranges royaumes des ténèbres. »

Howard Philip Lovecraft, Dagon,1919.

Nous ne sommes pas seuls. Reclus, solitaire, dans sa petite masure victorienne nichée dans les faubourgs de Providence, H. P. Lovecraft avait pris la mesure de cette indicible menace. Il nous avait prévenus. Réalisateur autant qu’homme de théâtre, Stuart Gordon avait compris le message du maître du fantastique. Il était à ce jour un traducteur parmi les plus fervents, un adaptateur des plus fidèles. Mais à son tour, il est parvenu « aux portes de l’au-delà », et c’est désormais « from beyond » qu’il s’adresse au spectateur, ultime avertissement destiné à un monde d’incrédules.

« Cela calmerait mes nerfs ébranlés, si je pouvais oublier ce que je sais maintenant de l’air et du ciel qui m’entourent » écrivait le fiévreux inventeur du Mythe de Cthulhu. Stuart Gordon le prend au mot et, après avoir étudié de près l’esprit dérangé d’« Herbert West, le ré-animateur », reprend l’exploration de ces dimensions incognoscibles à travers une deuxième adaptation de son œuvre. La courte nouvelle qui justifie le titre de ce film sert avant tout de porte d’entrée, choisissant, avec son fidèle scénariste Dennis Paoli et son producteur associé Brian Yuzna, de broder ensuite sur la ligne scabreuse des désirs pervers et des fantasmes inassouvis. Tout comme la cartomancie aidera plus tard « Edmond » à trouver sa juste place dans la société, c’est ici une machine appelée « Resonator » qui se charge de stimuler la libido et révèle à chacun la vérité sur sa nature profonde. « Il s’agit du thème récurrent de ma filmographie » expliquait-il dans un long entretien offert aux lecteurs de Mad Movies.

C’est ce que va apprendre donc à ses dépens le duo de scientifiques confié à ses interprètes favoris : la blonde et sexy Barbara Crampton devenant une psychiatre trop curieuse tandis que Jeffrey Combs troquait la blouse du docteur West pour celle de Crawford Tillinghast, l’assistant du détraqué professeur Pretorius. « Avec cinq faibles sens, nous prétendons appréhender le cosmos complexe et sans limites, alors que d’autres êtres, qui possèdent un éventail de sens plus large, plus fort, ou différent, peuvent percevoir des univers entiers de matière, d’énergie et de vie qui sont à portée de notre main, et qui ne peuvent pourtant jamais être détectés par nos organes sensitifs » expliquait le personnage dans la Nouvelle d’origine. L’écrivain technophobe faisait sans doute alors référence aux découvertes relativement récentes des rayons X et des rayons gammas, montrant la part infinitésimale du spectre lumineux capté par notre cerveau, et ramenant notre perception préalable du monde à celle d’un aveugle abandonné sur le plateau de Leng.

Afin de surmonter cette cécité, Lovecraft en appelait aux pouvoirs de la glande pinéale, organe situé près de l’hypothalamus constituant, pour les spécialistes, un vestige possible de notre « troisième œil » reptilien. Il n’en fallait pas davantage pour stimuler l’imagination de Gordon qui vit en cet organe le moyen d’ouvrir grand les portes de la libido, en perçant le lobe frontal de son acteur principal afin de satisfaire son désir de cinéma gore. « More is not enough », telle était la devise associée au réalisateur par ses interprètes. Il suffit alors de mettre en branle le grand appareillage électro-informatique installé dans les combles (dispositif hybride qui tient de l’archaïsme de ce bon vieux Frankenstein et des installations low-tech d’une antique salle de contrôle) pour faire résonner le cœur d’un ailleurs insoupçonné et pourtant si proche. Une fois enclenchée la grande vibro-machine, créatures ondulantes, gluantes, dégoulinantes et répugnantes s’animent autour des protagonistes.

La nouvelle incarnation du docteur Pretorius, (tré)passé de l’autre côté du réel, constitue évidemment l’entité la plus repoussante de cet aquarium hors-norme. Elle semble tout droit inspirée des célèbres délires informes que Rob Bottin inventa pour « the Thing », gigantesque amas de latex et de glaires dégoûtants dont on a hélas, à l’heure du numérique, oublié l’incontestable effroi qu’il peut susciter. Plus encore qu’un David Cronenberg qui partage aussi cet amour pour cette « nouvelle chair » putréfiée, Stuart Gordon prend un plaisir sadien à triturer les corps, à faire jaillir le jus des bas instincts primaires, avant de les soumettre au diktat de leur assouvissement. Le film aura son lot de scènes mémorables et crues, comme lorsque la poitrine dénudée de Barbara Crampton s’offre en pâture au lubrique professeur qui la palpe de ses doigts oblongs et démesurés, ainsi qu’à la curiosité du salace spectateur. « A vrai dire, le sexe a toujours été présent dans le cinéma fantastique, mais de manière relativement feutrée, détournée. Nous avons par contre opté pour une mise en avant, sans détour, sans hypocrisie » se félicitait encore le réalisateur dans son entretien.

Il va sans dire que le message est explicite dans ce film qui, toutefois, se cantonne aux limites de ce que la décence permet. La tenue de maîtresse SM endossée par Barbara Crampton ne fait toutefois pas grand mystère des fantasmes cachés de la « wonder girl ». De la même manière, ce tentaculaire membre jaillissant de la tête de Combs comme le long cou qui se tend comme une verge sur laquelle se plante le visage grimaçant de Pretorius sont les étendards phalliques évidents de ces mâles en demande. Même le très chaste Ken Foree, revenu de la chasse au « Zombie » organisée par George Romero, parvient difficilement à maîtriser ses pulsions pour cette jeune femme consumée par son envie de transgresser les limites. Cette fascination addictive pour un au-delà psychotrope anticipait déjà largement les délices interdits des disciples d’« Hellraiser », voire les plus récentes bizarreries éthyliques de « The Lighthouse ».

Après les aspirations prométhéennes d’un Herbert West voulant s’arroger le secret de la vie et de la mort, Stuart Gordon prolonge ce rêve malsain de l’homme cherchant à contempler le domaine des dieux. Il le change en un cauchemar sanglant et fluorescent, un voyage aux confins de l’étrange et de l’abominable que n’aurait pas renié l’écrivain qu’il a maintenant rejoint.

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44 réflexions sur “Aux PORTES de l’AU-DELA

    • Plutôt en effet. Pour spectateur avisé.

      Le regretté Stuart Gordon, décédé hier à l’âge de 72 ans, signait là sa deuxième adaptation de Lovecraft, après « Re-animator ». Ayant forgé son approche artistique radicale au sein de l’Organic Theater de Chicago (où il rencontra son ami David Mamet), il a toujours conservé un regard distancié au genre, conscient même du ridicule lié à certains excès. Une sorte d’écorcheur des passions humaines, pas si loin de Clive Barker.

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    • Avant d’entrer dans le temple du gore qui tâche, je conseille peut être de commencer par « Edmond » (rien à voir avec Rostand), un drame adapté d’une pièce de David Mamet qu’il a réalisé dans les années 2000 et qui permet de comprendre où il puise ses outrances. Dans le matériel humain certes, mais dans sa psyché torturée avant tout.
      Ses films Lovecraftien sont des trips entre insoutenables et risibles, conjuguant parfois les deux avec risques mais sans succomber au péril.
      J’aime beaucoup son travail, il m’en reste encore à découvrir (« Stuck » attend son tour au fond du garage). Je tenais à lui rendre cet hommage car je ne suis pas certain qu’on l’évoque beaucoup en ce moment.

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      • Ok merci du conseil, j’ai lu Lovecraft il y a longtemps déjà, je me rappelle de voir les réactions d’incompréhension de certaines personnes face à son style. J’aime cet univers. les trucs un peu glauques et déroutants. Même si au cinéma, le glauque est souvent décevant, mais je sais qu’il y a des perles que je vais découvrir, et des bien poussiéreuses. Je parcoure actuellement tes articles justement, et il y a quantité de choses à fouiller, princranoir.

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  1. « La glande menace », excellent !
    J’ai toujours un petit pincement au cœur lorsqu’un « master of horror » succombe au sommeil… De ce délirant, transgressif et imaginatif « From Beyond » (du Lovecraft à la sauce SM, fallait oser !), je me souviens de l’accroche sublime figurant sur l’affiche française : « Ce film me donne envie d’avancer la date du jugement dernier ». Et de son passage aussi lors des fameux « Jeudis de l’Angoisse » (M6). Inoubliable également, la fabuleuse prestation de Barbara Crampton en dominatrice…
    « From Beyond » ? Un grand moment d’horreur cosmique et de sensualité perverse.

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    • Je valide tout. Un Master of Horror s’éteint, c’est vrai. Mais la valeur de son œuvre, je l’espère, continuera de croître chez les amateurs du genre.
      Le croisement charnel entre les innommables entités de Lovecraft et les désirs refoulés de l’être humain poursuivait l’exploration transgressive amorcée avec le prométhéen « Ré-animator ».
      Ah Barbara… Sans oublier Carolyn Purdy-Gordon, désormais veuve, et qu’il avait si souvent assassinée à l’écran.

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  2. Grande peine hier en apprenant le décès de l’ami Stuart. J’ai eu la chance de voir ce film au cinéma (tout comme le bien cool Dolls) et c’était vraiment génial. Malsain, dégueulasse, coquin… Le film avait le mérite d’aller au bout des choses et les maquillages sont excellents (alors que Charles Band était très proche de ses sous).

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      • Si tu adore Small soldiers, alors dis toi que Dolls est encore plus crade et porté sur la morale. Une sorte de conte en quelques sortes. D’ailleurs si tu connais le sketch Klaus Barbie des Inconnus, tu as déjà vu des extraits du film.
        Son travail me fait pas mal penser au Crocro de l’époque, notamment les effets speciaux portés sur le corps. Puis un autre film que j’aimais bien de lui outre Réanimator, c’est Fortress. Totof dans une dystopie et en prison quelle éclate !

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        • Il y a du Cronenberg chez Gordon, assurément ! Avec une dose de grand guignol en plus tout de même. Il avait adapté lui-même son « Herbert West, Ré-animator » en Musical pour Broadway, dans un show hors du commun. Il se disait très fan de William Castle et de ses films à « sensations », ce qui explique beaucoup.
          Pas vu Fortress, mais je te conseille l’éprouvant « King of the Ants », assez perturbant, un peu dans la veine des adaptations de Jack Ketchum.

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          • Un peu moins sérieux et proche dans le ton de Sam Raimi. Un sacré mix des deux.
            C’est un de ses épisodes de Masters of horror ou autre chose ? Je n’ai vu que ceux de Big John et Joe Dante.
            Fortress est un film de sf franchement cool et le casting est super : Totof, Vernon Wells, Jeffrey Combs, Kurtwood Smith et Clifton Collins jr. Alors oui ça a vieillit, mais c’est du bon divertissement.

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            • C’est vrai qu’il y a aussi un aspect burlesque façon Sam Raimi. Moins versé dans le slapstick comme « Evil Dead » néanmoins.

              « King of the Ants » c’est un film, sorti en 2003, plutôt dans la veine réaliste mais très violent. Dans la série Masters of Horror, j’ai vu son Lovecraftien « la maison de la sorcière » un des meilleurs épisodes assurément, retranscription fidèle à la Nouvelle.

              En relisant son interview dans Mad, j’avais oublié aussi qu’il était, avec Yuzna, à l’origine du projet « Chéri j’ai rétréci les gosses » pour Disney (j’imagine que le savant n’avait pas la tête de Pretorius ! Mais qui sait… ). Il a finalement été remplacé par Joe Johnston après être tombé malade.
              Il est aussi à l’écriture de l’excellent script du remake de Body Snatchers tourné par Abel Ferrara.

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              • Si. Il a quasiment tout fait et il a arrêté pour raisons médicales. Katzenberg le faisait travailler à un rythme éfreiné et il en était venu à être stressé à mort. Il a arrêté à force de saigner du nez et pour être là pour ses enfants. Yuzna pensait faire le reste mais on l’a dégagé. Mais Joe Johnston a fait du bon travail.
                Body snatchers je pense qu’il a été crédité car il est le premier à avoir travaillé dessus. Mais le résultat final ne doit pas avoir grand chose de lui.

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              • Sur Body Snatchers, il explique quand même qu’il était régulièrement en contact avec Ferrara, assez content du résultat, plus influencé par la version Siegel que par le film de Kaufman.

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    • J’avais écrit ça dans un article en me basant sur un article rétrospectif de Mad Movies :
      « Larry Cohen (réalisateur d’It’s alive et scénariste de Maniac cop) avait signé un script désavoué par le studio alors que le projet devait être réalisé par Stuart Gordon (Re-animator). D’une ville où règne des chrétiens fondamentalistes pas si sympathiques, on passe à un camp militaire sous la direction d’Abel Ferrara réalisateur final de Body Snatchers. »

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      • Je ne savais pas que le projet initial devait se dérouler dans une communauté de fondamentalistes chrétiens. C’était en soi une bonne idée, pas si éloignée de la version « militaire » tournée par Ferrara, l’uniforme et la rigueur martiale remplaçant l’austérité dogmatique des bigots.
        Pour revenir à Gordon, dans un autre Mad Movies (l’entretien du fameux n°179), il raconte sa rencontre avec Ferrara :  » Je l’ai rencontré plusieurs fois au stade de la préparation. Il me faisait rire parce qu’il parlait toujours de Martiens. Mais quels Martiens ? Il n’y a pas de Martiens dans ce film ! » 😀

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  3. Tu as raison, même si j’ai vu passé l’information, on en parle malheureusement très peu…J’ai vu « Re-Animator », c’est très space, mais j’avoue qu’il m’a beaucoup fait rire, même s’il est déjà bien gore ! Je ne connaissais pas celui-là, mais le concept est particulier dirons-nous, mais pas inintéressant, pourquoi pas 😀

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    • On navigue ici dans les méandres d’un cinéma de l’étrange, voire transgressif mais toujours avec une forme de malice assez jubilatoire. Avec « From Beyond », il faut s’attendre à quelque chose dans la veine de « Ré-animator », à prendre avec le recul nécessaire, mais pas inintéressant en effet. En tout cas bien moins aseptisé et convenu que ce que le cinéma d’épouvante propose en général ces derniers temps.

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  4. RIP Stuart !!!!
    J’aime beaucoup Gordon comme tu le sais probablement. DAGON est génial, RE-ANIMATOR aussi. J’aime beaucoup ce FROM BEYOND même si avec beaucoup de recul, j’ai l’impression que lors de certaines scènes, Yuzna (à la production donc) à eu une plus forte influence sur le film comparé à RE-ANIMATOR. Sur le ton, la sexualisation peut-être, je sais pas, j’ai l’impression d’y voir un peu plus sa patte, avec le savoir faire de Gordon malgré tout hein.
    J’ai STUCK de Gordon à voir qui traîne depuis des mois, je vais sans doute le tenter prochainement, un de ses seuls films que je n’ai encore jamais vu (avec quelques nanars années 90 avec des robots géants, mais ce sera clairement sans moi ça, je préfère garder l’image de Gordon en tant que très bon artisan du B).

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    • C’est vrai que l’influence du réalisateur de « Society » semble ici très prégnante. Leur association a tout de même accouché d’une sacrée brochette de films parmi les plus intéressants du genre.
      Comme toi, je préfère éviter les robots de Gordon, et me réserver pour les quelques DVD qui attendent encore chez moi : « Dolls » par exemple, et comme pour toi, « Stuck ».

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