NOSFERATU, fantôme de la nuit

De la puissance et des ombres

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« Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés ! »

Charles Baudelaire, « une charogne », in Les fleurs du Mal, 1857.

Le Mal se répand. Il anéantit les êtres, il pétrifie les âmes. Partout sur la planète, des plus hautes cimes jusqu’aux gouffres insondables, il étend son noir manteau de froideur tissé durant les nuits millénaires. S’il est un cinéaste qui s’est fixé pour quête d’en saisir la substance, c’est bien Werner Herzog. De tous temps, il chercha à repousser les limites du rêve, bâtisseur d’opéra à travers les jungles, conquistador fiévreux remontant le cours des ténèbres, marchant « sur le chemin des glaces » ou plongeant vers les mystères rupestres antédiluviens, on pourrait le croire à la solde de l’Outre-tombe, âme damnée du côté sombre. Ses films sont des enfants de la nuit, et sa dévotion première va vers leur père à tous, le « Nosferatu » de Murnau. Sur la toile initiale, il glisse un palimpseste spectral, entre respect et profanation, dans lequel le non-mort se change en « Nosferatu, fantôme de la nuit ».

Durant ses voyages autour du monde, Werner Herzog a enrichi sa matière documentaire de cultures, de paysages, de rencontres humaines passionnantes. Il a aussi fait l’expérience de la mort. Une des plus fascinantes sans doute reste cette accumulation de cadavres conservés au Mexique, momifiés dans leur dernier soupir, léguant à la postérité l’expression de leur effroi. Terrence Fisher ouvrait « le Cauchemar de Dracula » par la vision d’une gargouille grimaçante, Herzog peuple le cauchemar de Lucy Harker de battements d’ailes au ralenti, de hurlements silencieux, de doigts crispés, d’orbites vides. Aucune tombe n’est inviolable, aucune stèle élevée par l’être humain n’a vocation à exister éternellement. Aucune œuvre, serait-elle parfaite et monumentale, n’est à l’abri d’un détournement. Le « Nosferatu » initial n’était-il pas d’ailleurs un film de contrebande, tourné sans l’aval des ayants droits ?

Le contentieux tombe sous le coup de la prescription, et dans le film d’Herzog, Orlock peut redevenir Dracula. C’est un bien maigre bénéfice car le réalisateur a les yeux rivés sur la forme et l’esthétique de son maître à filmer. Il en conserve l’attrait pour les villes du Nord, l’architecture flamande et ses cités traversées de canaux « qui ne mènent nulle part et reviennent sur eux-mêmes » (dit Jonathan conscient de cet éternel retour), les arches et les ponts, les torrents et les montagnes. Il s’aventure même au fond des gorges où coule le sang de la Terre. Comme naguère « Aguirre » partait à la conquête des trésors amazoniens, Werner Herzog tente à son tour de revenir à la source, il veut revoir briller l’Or du Rhin. Ainsi fait-il taire le krautfolk grégorien de Popol Vuh, et laisse-t-il aux cuivres wagnériens le soin de faire triompher la puissance des paysages embrassés par ce « voyageur contemplant une rivière de nuages ».

Si Bruno Ganz est un Harker marchant dans les pas de Hutter, « Caspar David Friedrich est comme un frère distant. Je reconnais en lui quelqu’un qui m’est très proche » confesse Herzog dans les entretiens du « Manuel de Survie ». C’est sans doute dans l’immensité cotonneuse de cette toile qui nous élève au-delà des névés qu’il trouve la blancheur du visage d’Isabelle Adjani, diaphane Lucy, plus pure et plus immaculée qu’un visage sculpté sur un camée. Sa pâleur cadavérique ne pouvait qu’attirer le monstre primal reclus dans sa lointaine forteresse des Carpates. Le frère ennemi Klaus Kinski disparaît sous les traits du Comte qui, plus que jamais, emprunte au règne animal : dents de rat, oreilles en ailes de chauves-souris, doigts arachnides, et appétit de loup, sa rigidité cadavérique n’est qu’un leurre car la puissance qu’il convoque prend sa source dans les ombres. Et dans ce film, elles sont immenses. Herzog dirige sa repoussante créature en en contenant les pulsions, en mesurant chacun de ses gestes, en aimantant son regard.

Au film de Murnau, Herzog ne fait pas qu’ajouter la couleur (comme recouverte d’un voile laiteux), il en prolonge la démarche naturaliste, il rend palpable les décors, il donne de l’authenticité à une réunion de Bohémiens autour d’un feu. Il oppose le Mystère de la Nature à l’obstination absurde des scientifiques. Van Hesling n’est ici qu’un vieillard peureux et fébrile, sourd à tout avertissement, qui ne comprend que trop tard l’origine du Mal qui frappe la ville. Le cortège des cercueils vu du ciel, ondulant sur la grand place, est pourtant explicite : ils forment le bacille de la peste, il suffisait de prendre un peu de hauteur, l’observer à la lumière du jour, peu après le chant du coq.

Comme l’avait fait Murnau, Herzog préfère trahir Stoker, abandonnant les hommes à leur ignorance, à leurs croyances stériles (« Dieu est si peu présent aux heures de détresse » dit Lucy) et à leurs plaisirs éphémères. C’est peut-être là le sens de l’étrange et magnifique séquence onirique de la sarabande et du dernier repas, où la jeune fille incomprise se trouve perdue au milieu de ses semblables, emportée par la foule des derniers bourgeois qui festoient à l’approche de la fin promise. Dans « Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans », Herzog peuplait les hallucinations du flic d’iguanes stoïques et de crocodiles silencieux. « Nous sommes une race plus vulnérable que celle des éponges. (…) Et sans doute sommes-nous plus vulnérables que certains types de reptiles. (…) Ils sont là depuis plus longtemps que nous, les êtres humains, et il est à peu près certain qu’ils nous survivront. » expliquait le cinéaste à Burdeau et Aubron.

Mais « La Mort n’est pas tout, il est plus cruel de ne pouvoir mourir. » dit le vampire depuis son obscure tanière, fort de son expérience d’immortel, lui qui a traversé les siècles dans la plus glaciale des solitudes. Elle est une délivrance qui in fine se dérobe à la conclusion initiale. « J’ai encore beaucoup d’autres choses à faire » lâche le cavalier fantôme avant de se fondre dans le lointain, vers d’autres desseins, vers d’autres nuits, et d’autres cauchemars sans doute.

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33 réflexions sur “NOSFERATU, fantôme de la nuit

    • Est-ce par la présence sacrilège du vampire, incarnation du règne animal, ou la connexion évidente d’Herzog avec les paysages qu’il filme ? Toujours est-il qu’en effet la présence de Dieu reste ineffable et lointaine sinon, comme chez Malick, dans les manifestations de la Nature. L’histoire vue ce prisme la rend à la fois fascinante, effrayante et belle.

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  1. Si, du fond de ses ténèbres, le fantôme de la nuit pouvait te lire, il ressusciterait pour nous rejouer sa symphonie de l’horreur ! Beau texte, encore une fois !
    Tout comme son aîné, ce « Nosferatu » a orné les murs et les vitrines de la récente expo « vampires » de la Cinémathèque parisienne (un régal d’outre tombe). Le poème lugubre et lumineux d’Herzog nous rappelle aussi qu’il fut un temps où les « remakes » transfiguraient leur modèle (cf. aussi « The Thing », « La Féline », « La Mouche »…).
    En Bête convulsive piégée par l’amour et les premiers rayons du soleil (et avant son p’tit tour de gondole à Venise), ce grand malade de Kinski est juste sublime. Et la Belle Adjani, pas encore possédée par Zulawski, brille comme une étoile noire qui « donne le désir de mourir lentement sous son regard » (encore un peu de Baudelaire pour la route !😉).

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    • “Il est des mots lugubres comme l’appel d’un oiseau de la mort. Garde-toi de les prononcer, sinon les images de la vie pâliront et deviendront des ombres, de ton cœur monteront des songes fantômatiques qui se nourriront de ton sang.”
      Ces mots ne sont pas de Baudelaire, n’en ont d’ailleurs pas la prétention, mais on peut les lire au détour d’un intertitre de la version Murnau. 😉
      De la part d’un orfèvre de la prose, j’accueille ce compliment avec une sincère humilité teintée d’une immense reconnaissance.
      Nous avons donc parcouru les mêmes allées, contemplé les mêmes reliques qui, à la faveur d’un accessoiriste conservateur, ont été de ce film nombreuses à avoir échappé à l’oubli. Comme moi, tu as donc vu ces objets (crucifix, crânes, pieux, violons et chapelets, jusqu’aux rats empaillés) comme réapparus d’un autre siècle, découvert derrière le rideau de la mort. même le costume noir de Kinski était là, intimidant, même sans l’acteur pour l’emplir d’indécence et de stupeur. Quel acteur en effet, quel personnage ! Klaus Kinski avait combattu pour Hitler, jeune Polonais enrôlé de force dans la Wehrmacht en 43 (je crois) avant d’être blessé et fait prisonnier. Ce type avait donc vécu l’horreur avant de l’incarner en conquistador, puis ici en mort-vivant glacé et glaçant. Entre ses griffes prédatrices Adjani semble un petit oiseau fragile. Elle avait à l’époque cette beauté diaphane des jeunes filles de l’époque.
      Ce que tu dis sur les remakes est si vrai. Et pourtant celui-ci, qui ne cache pas sa révérence à son modèle muet en lui empruntant même quelques plans quasi à l’identique, fut assez rudement accueilli par la critique à l’époque. Il a depuis exercé son pouvoir de fascination, imprimé sa marque distincte de l’inégalable chef d’œuvre de Murnau. Et c’est tant mieux.

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    • A moi aussi, il a fait terriblement peur quand je l’ai vu plus jeune. Il faut dire que Kinski compose un vampire parmi les plus effrayants, avec sa gestuelle lente qui peut soudain s’accélérer, avec ses grognements sourds, sa respiration bruyante, ses yeux fixes, et son ton de voix hypnotique.
      Sacré George ! Lui, il a carrément ouvert grand les portes des cimetières, et on ne finit plus de voir ses enfants envahir films et séries prophétisant la fin du monde.

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  2. Et bien, ça t’inspire la peste et ses ravages…
    C’est très beau à lire.
    En tout cas tu vois des films réjouissants.
    Je l’ai vu, à sa sortie…, j’ai eu peur et ne l’ai jamais revu. Pour moi Klaus Kinski reste attaché a ce rôle.
    Je me souviens de la pâleur irréelle d’Isabelle et sa belle remarque sur l’absence de Dieu.

    La dernière image lumineuse est tirée de ce film ?

    Le tableau du voyageur, je le contemple régulièrement. Un choc à chaque fois. Quel voyage il propose en effet !

    leur père leur à tous

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    • C’est vrai que je suis d’humeur pestilentielle en ce moment…

      Je te comprends, Kinski (qui n’est déjà pas un type rassurant d’habitude) file le malaise dans ce film.

      La deuxième photo est en effet extraite du film, lorsque Bruno Ganz part seul, à pied vers le château du comte. C’est l’occasion pour Herzog de filmer la montagne, les nuages, les ravins et les gorges, c’est à ce moment que la musique de Popol Vuh cède la place à celle de Wagner et nous conduit vers des tableaux semblables à celui de Friedrich.
      C’est une très belle lumière en effet, dont s’est peut-être souvenu le chef op’ de Malick pour « une vie cachée ».

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  3. Reboot, hommage, relecture, expérience émotionnelle ?
    Culotté en tout état de cause & magistralement porté par le dépressif et sidérant Kinski. Une oeuvre majeure à mon sens..
    Je vais me le refaire Incessamment sous peu, merci du rappel mon Prince.

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  4. Très belle chronique, cher Prince, d’un film que j’ai vu il y a déjà un petit moment (vérification faite, c’était en septembre… 2012). Je me retrouve pleinement dans ce que je ressens de ton enthousiasme pour cette pellicule glacée. J’ai adoré Kinski dans ce rôle macabre, et dans le contraste qu’il induit avec la diaphane Adjani, et même s’il est d’abord pour moi un bossu sur le dos duquel un dur de l’Ouest osa gratter son allumette…

    Ah, c’est malin ! J’ai désormais envie de revoir cette créature d’outre-tombe. Il serait temps que je me penche sur le Murnau…

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    • Kinski était un saigneur autant qu’un seigneur, bossu de western comme tueur à sang froid. C’était surtout un interprète qui a marqué le cinéma comme peu ont pu le faire (sorte de descendant de Lon Chaney).
      Il faut voir le Murnau en miroir de celui-ci (même si les vampires ne s’y reflètent pas). Leurs trajectoires se croisent, s’entremêlent mais restent bien distinctes. De Max Shreck à Klaus Kinski, il y a un sacré chemin parcouru.

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    • Le romantisme n’est pourtant pas le fort de Herzog, il le confesse lui-même. Mais Friedrich représente beaucoup pour lui.
      Quant à l’expressionnisme emprunté à Murnau, il ne se retrouve que dans les ombres déformées du vampire. Il lui préfère largement son penchant naturaliste.

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        • C’est vrai.
          Herzog réussit d’ailleurs merveilleusement je trouve à faire un pont vers l’œuvre d’origine tout en sillonnant ses propres territoires de prédilection. Il transforme le contenu du roman de Stoker, modifie son déroulement (ici Jonathan est fiancé à Lucy, pas à Mina, et puis il ose une autre fin).
          Et comme Murnau avec Max Shreck autrefois, il fait de Kinski un monstre inoubliable et glaçant, repoussant et fascinant lorsqu’il fond la douce Isabelle.

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  5. Un remake intéressant, dont le thème musical que l’on entend dés la magistrale ouverture m’a longtemps hanté. Un remake qui ouvre la voie d’ailleurs à toute une flopée de remakes cultes de cette époque, qui prolongent et parfois s’éloignent des films originaux pour en livrer des films personnels et plus encrés dans leur époque. Comment ne pas citer, venant peu de temps après NOSFERATU, aux efforts de Kaufman (L’Invasion des Profanateurs), et bien entendu, Schrader (La Féline), Carpenter (The Thing), Cronenberg (La Mouche) et sans doute d’autres qui m’échappent et ne me viennent point à l’esprit sur le moment.

    Et le fait que tu cites également dans ta chronique le très décrié BAD LIEUTENANT, également d’Herzog, me donne furieusement envie de le revoir. Tellement différent de l’original, et tellement space par moment que j’avais beaucoup aimé à sa sortie.

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    • Puisque tu évoques les remakes réussis, le « Bad Lieutenant » d’Herzog en est un autre exemple. Je l’ai vu aussi en salle et j’avais beaucoup aimé. Je pense qu’en le revoyant, je trouverais d’autres ponts qui mènent vers la tombe du Nosferatu.
      Tu as tout à fait raison de citer la musique de son camarade munichois Florian Fricke aka Popol Vuh. A l’époque dans le genre germanique, il y avait dans les BO nappées de synthétiseurs de Tangerine Dream d’un côté (notamment leur remarquable compo pour « Sorcerer » de Friedkin, puis leurs collabo avec Michael Mann) et de l’autre, plus Dark et ambient composées par Popol Vuh pour Herzog. Celle de « Nosferatu » est envoûtante, notamment ces chœurs en ouverture, accompagnant les images momifiées des victimes du choléra.

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