MASTER and COMMANDER : the far side of the world

Man’o’war

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« Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer. »

Aristote

Partir, loin, à l’autre bout du monde. Il fallait bien aller jusqu’aux antipodes pour trouver réalisateur capable de mettre dignement en scène un récit maritime au plein cœur de la guerre qui oppose Napoléon à ses rivaux anglais. Amateur d’îles aux trésors et de capitaines sans peur, Peter Weir ne pouvait qu’être conquis par cette proposition qui lui fut faite d’adapter en un ébouriffant film naval la synthèse des « Aubreyades » de Patrick O’Brian. Cœur vaillant, il monte à bord de ce projet enthousiasmant, sans oublier que « Master and Commander : the far side of the world » n’est pas que découverte et émerveillement. C’est aussi, et principalement, une course-poursuite sur les flots, une naumachie titanesque et sans merci entre deux mastodontes qui nous emmène au vent, toutes voiles dehors, par-delà l’horizon des évènements.

Lorsqu’on s’aventure en mer, mieux vaut préparer soigneusement son voyage. Il faut choisir un équipage expérimenté (Peter Weir a consulté des tonnes d’archives qu’il a soumis également à ses acteurs), un solide vaisseau (la frégate Rose, réplique d’un navire du XVIIIème siècle), un meneur charismatique (le compatriote Russell Crowe fera l’affaire en gladiateur des mers), et surtout un bon scénario (signé John Collee auquel Weir ajoute sa patte) en guise de feuille de route et d’ordre de mission. « Je les ai outrepassés depuis longtemps » admet le capitaine Aubrey, seul maître à bord après Dieu du HMS Surprise, à son chirurgien et confident, le docteur Maturin. En effet, la mission qui s’inscrit initialement à l’écran, juste après le descriptif du navire (Weir, très impressionné par le « Huitième passager » de Ridley Scott, puise aussi dans la nuit spatiale du Nostromo), stipule que la traque doit se limiter aux côtes du Brésil.

Mais l’orgueil de Lucky Jack, celui que ses marins suivraient jusqu’en enfer, le porte plus loin, nourrit en lui l’envie de (sa)voir au-delà. Il est de la trempe d’un Mel Gibson qui, animé d’un irrépressible désir d’ailleurs, quitte son Australie natale pour les falaises sanglantes de « Gallipoli ». Il se rapproche des disparues de Hanging Rock dont jamais plus on ne revit le joli minois. A moins qu’il ne soit un autre Truman Burbank lorsqu’il brava son aquaphobie pour atteindre le bout du monde. Les personnages des films de Peter Weir aiment franchir les limites du cercle et partir en quête des poètes disparus. Mais combien de marins, combien de capitaines ont sombré dans une mer sans fond, à jamais enfouis ? Car si ce n’est le nabot corse qui rêve de chanter la Marseillaise sur Piccadilly, c’est sans doute le Diable en personne qui tient la barre de l’Achéron, entraînant dans son sillage Aubrey et son équipage là où la Terre se finit, où les eaux plongent dans l’insondable vide.

Mais les marins n’y ont-ils pas déjà mis le pied dès lors qu’ils foulèrent le pont du Surprise ? « Le vaisseau était une espèce d’enfer flottant. » lit-on dans « Histoire de la Marine » de Daniel Costelle, et Peter Weir de nous en faire à l’écran la démonstration. Par le son d’abord, toile de fond constellée de craquements inquiétants, de grincements sinistres, et du souffle permanent d’un zéphyr capricieux. Et par l’image ensuite, qui présente à l’ouverture du film les gabiers en ombres chinoises comme des insectes agrippés à leurs haubans, effet expressionniste qui n’est pas sans rappeler le style de Murnau quand il filmait le Demeter transportant son « Nosferatu ». C’est hors d’une brume aux contours surnaturels que surgit pour la première fois, dans le flou de la longue-vue, le fantomatique Achéron, abstraite Némésis, spectre des mers projetant sans sommation un orage de fer et feu sur le fleuron de Sa Majesté. Il est ici question de gros poissons, deux Léviathans qui sillonnent les océans, et nul ne sait vraiment lequel mangera l’autre.

« J’aime les histoires. Dès l’âge de cinq ans, je demandais toujours à mon père de m’en raconter » confiait Peter Weir dans la presse avant de monter à bord. C’est sans conteste chez Stevenson qu’il emprunte l’émerveillement dans le regard du tout jeune Lord Blakeny, aspirant-officier aux boucles blondes que la fureur du premier affrontement n’épargnera guère. Le romanesque ne fait pas l’économie d’un pragmatisme cruel qui fait l’ordinaire bien connu du marin de l’époque. Le réalisateur ne cherche en rien à adoucir son épopée, à en édulcorer l’âpre intensité en s’imposant les passages obligés du genre : « Pas de port, pas de tonneau roulant sur un quai, pas de calèche d’où descend une jeune femme en crinoline, avec un gros plan sur son pied essayant d’éviter une flaque de boue » explique-t-il à Télérama. Le vent, les embruns, les creux de dix mètres et les épais nuages qui grossissent dans le lointain, auxquels s’ajoutent la rage et la peur dans l’œil des marins, le tout suffit à transmettre à son film la force des scènes marines peintes par les maîtres hollandais. La rudesse de la vie à bord n’interdit pas de glorifier les arts : en jouant Bach ou bien Amadeus, n’est-il pas là plus beau prélude à la symphonie des sabres et des canons ?

La caméra s’invite aussi à la table des officiers où l’on s’enivre d’anecdotes et de bon vin à la lueur des chandeliers. Soudain une paroi tombe, révélant un autre monde, existant sur le même plan. C’est celui des marins patibulaires et torses-nus, qui vivent entre poudre et canons, leur ont donné à chacun un petit nom (certains promettent une « mort subite »). Mieux vaut inspirer le respect et avoir une gueule de porte-bonheur pour traverser cette allée, faute d’être pris pour le fauteur de toutes les afflictions. Les voies du Seigneur sont impénétrables pour ces hommes à la mer, alors ils s’accrochent à tout ce qui flotte, au moindre miracle. Par exemple, lorsque sous les doigts agiles et précis de Maturin (Paul Bettany devenu expert en botanique comme en chirurgie crânienne), un vieux marin soudain recouvre une parole sibylline, le récit réconcilie la science avec le mysticisme.

Qui d’autre que Dieu en effet pour peupler ces Galapagos (où le Surprise vient ragréer et ravitailler) de créatures aussi étranges et singulières, de cormorans cloués au sol et de lézards amphibies ? Qui d’autre a fait tomber du ciel le scarabée noir et prophétique ? Les signes ne trompent guère, mais le capitaine Aubrey n’en a cure. Achab au cœur fier, figure de proue d’un navire prêt à braver le Cap Horn et tous les périls qu’Eole et Neptune auront semés sur sa croisière, il ne navigue qu’à son seul désir, tel le réalisateur à la barre de son film. « Je dois être le film que je fais » a dit encore Peter Weir dont on louera la capacité à dépasser les contours de la chronique historique et les limites de l’aventure, pour emporter son récit plus loin, plus haut. Qui en douterait encore, mériterait de couler par le fond.

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41 réflexions sur “MASTER and COMMANDER : the far side of the world

  1. Ah je me suis régalée et ai réembarqué à bord !
    Lorsqu’il arrive qu’on fasse des tops et des classements, je place ce film parmi les plus beaux et grands films jamais vus.
    Je ne m’en lasse pas. Je le trouve parfait. Les morceaux de bravoure succèdent aux moments plus profonds et introspectifs.
    Je pense que je vais le ressortir prochainement de sa boîte, lui faire prendre l’air du large. Rêver et trembler encore. Et entendre cette musique démente que Weir a choisie. J’écoute régulièrement la BO.
    Pas de doute, il sait raconter des histoires le Peter.
    En pleine insomnie, je suis heureuse d’embarquer avec Russel (un acteur qui me rend très… chose).
    De mémoire, il y a cette phrase lors d’un toast qui m’amuse : « à nos femmes et à nos petites chéries… que jamais elles ne se rencontrent ».
    Je l’ai entendue récemment dans un autre film… je ne sais plus lequel (Once upon a time… in Hollywood ?)
    Je crois me souvenir que Lucky Jack écrit à une femme en contempkant son portrait.
    Ah ce film !!! Et ce casting en or massif. Russel est impérial, Paul Bettany, ami à la scène comme a la ville, tient son meilleur rôle. Jaime beaucoup aussi le noble moussaillon à bouclettes et la scène du phasme (Russel : « laissez moi deviner. Une brindille ? » Toujours de mémoire). Et je ne dis rien de ce moment renversant où Paul (qui va s’auto opérer…) dit à Russel qu’il ne pourra jamais lui rembourser cette dette…
    Pfiou…

    J’en parle un peu ici :
    http://www.surlarouteducinema.com/archive/2012/02/04/master-and-commander-de-peter-weir.html

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    • Tu dois l’avoir vu un nombre incalculable de fois pour citer tous ces moments de mémoire !
      Je suis heureux de t’avoir remis le pied à bord de la Surprise, d’avoir ravivé le sel des embruns et l’odeur de la poudre à canon.
      Je ne peux qu’aller dans le sens du vent de tes propos : Russell magistral en meneur d’hommes jupiterien (il est bâti pour porter l’uniforme ce type), Bettany extra dans son rôle de scientifique mesuré et éclairé. Deux points de vue pour mener un navire vers une destination inconnue, courant après une menace qui se dérobe, ça me rappelle un scénario d’actualité tout ça…

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      • Oui je l’ai vu et revu, désossé, décortiqué. J’en connais plein de répliques en effet, surtout en français, même si je le vois souvent en VO.
        Mais dis-moi, c’était ta première vision.
        J’ai trouvé 25 mn de scènes coupées. Je me suis régalée. Weir y filme longuement son magnifique bateau et il y a plein de scènes de vie à bord qui auraient encore ralenti l’action mais vraiment très belles.
        C’est un de mes films préférés de tous les temps, je me répète mais certaines choses méritent d’être répétées. Pas un chef d’œuvre comme on l’entend mais pus et mieux que ça.

        Russel est en effet encore meilleur en costume de capitaine, de Gladiateur ou de Robin Longstride.
        Ah si je m’écoutais…

        NB : en creusant ma mémoire, je pense que c’est bien Leo, légèrement imbibé qui profère la phrase à propos des petites chéries dans Once upon a time…

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        • Sans doute Tarantino a-t-il vu le film autant que toi. 😉
          C’était ma deuxième vision, ma première remonte à très longtemps dans un divx lamentable qui m’avait privé des charmes indispensables de ce grand film.
          25 minutes de scènes coupées qui ont dû te ravir en effet !
          Petit bémol quand sur Russell : quand il joue du violon, on n’y croit pas trop. Mais bon, c’est un détail.
          On peut dire que je l’ai vraiment découvert dans cette copie et sur mon (grand) petit écran domestique.

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  2. L’un de mes films les plus cultes, en même temps, grande fan de Russell Crowe, je crois que c’était inévitable ! C’est une fresque extraordinaire, trop longue pour certains, je me suis régalée de tout ce qu’elle nous offrait…

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    • Je me souviens qu’à sa sortie certains critiques étaient mitigés du fait de la durée. Et le film n’a pas fonctionné comme il aurait dû alors qu’il était censé appareiller d’autres navires du même genre. Il faudra attendre les « Pirates des Caraïbes » et leur fantaisie de parc d’attraction pour relancer vraiment la mode du swashbuckler maritime.

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  3. Un très bon film. Et les très bons films d’aventures marines, ça ne court pas les rues, et encore moins les îles. A l’époque, je me souviens que beaucoup avaient fustigé le prétendu côté « anti-Français » du film (dans le livre, les ennemis sont américains). Peut-être en réaction aux essais nucléaires de Chirac ? Ou pour ne pas froisser le public américain ? Je ne sais plus… Bref. Moi ça ne m’a jamais gêné.

    Un bien beau spectacle !

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    • Un ajustement qui permet d’éviter de tirer contre son propre camp : le film est quand même produit par la Fox, UNversal et … Miramax. Et puis Napoléon est un ennemi tout désigné dans l’esprit anglo-saxon, premier grand dictateur de l’ère contemporaine. Toujours est-il qu’il tient encore fort bien la mer ce film puissant, qui navigue entre Horatio Hornblower et William Bligh.

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  4. J’ai du le regarder trois fois pour me dire – après-coup – que c’est un bon film (j’aime bien – comme souvent – ton dernier paragraphe, toujours topissime ! J’avais du mal à la 1ere vision, ensuite la 2e vision était après en avoir parlé avec la (grande) traductrice de la version française ( Florence Herbulot !) et ce n’est qu’à la 3e lors d’une des n-ième rediffusions que je l’ai vraiment apprécié à sa « juste » valeur.

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  5. Un très joli texte de ta part qui rend un vibrant hommage au film « Master ans Commander » de Peter Weir, immense réalisateur s’il en est. Les livres de Patrick O Brian sont très bien aussi. Russel Crowe à son sommet. C’est un de mes films de chevet. La musique est sublime, les scènes de combat, leur réalisme.. Les scènes aux Galapagos sont belles elles aussi. On n’a pas fait mieux ! ça me donne envie de le revoir en Blu-Ray 😉

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  6. Un grand film, d’une sensibilité classique, dans son rythme comme dans sa mise en scène. Son échec commercial, au moment où triomphait la série des Jack Sparrow sonnait le glas d’une certaine idée du cinéma classique à Hollywood. Merci d’en avoir parlé. Je l’avais chroniqué également.

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  7. Bon sang mais je ne l’ai jamais vu ! Une erreur que je vais m’empresser de corriger rapidement. Est-ce un film d’aventure tous publics ou dois-je m’isoler seul au milieu des flots pour le visionner ?

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    • Disons que c’est moins grand public que Peter Pan ou Jack des Caraïbes, le combat naval avec ses projectiles qui transpercent les ponts et font voler les échardes de bois dans les airs n’est pas spécialement tendre avec les braves marins. Ceci dit, même si le réal est Australien, ce n’est pas du Mel Gibson je te rassure. 😁
      Peut-être un peu longuet sans doute pour la petite miss. Et puis c’est toujours assez mal vu de faire monter une femme à bord, ça énerve l’équipage 😉

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  8. Vendu comme un gros film d’action, Master and commander a bien bidé. Tout simplement parce qu’il n’est pas un gros film d’action. Certes les scènes de ce genre sont excellentes et très bien réalisées, mais c’est un film de l’attente, d’exploration et qui se focalise avant tout sur un équipage et sa vie quotidienne. Tu m’étonne que cela en a rebuté plus d’un et pourtant c’est toute la force du film. On voit les erreurs, les réussites, les galères et on se prend d’intérêt à suivre l’équipage tout le long du film.

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    • Tu as raison de citer Gray qui prend aujourd’hui, à sa façon, le large et emporte le cinéma dans des voyages d’exploration. Weir, à travers Lucky Jack, se laisse mener par la curiosité et la pugnacité, attaché à une forme de cinéma à l’ancienne qui ne néglige pas ses personnages au bénéfice de l’action.

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  9. Ah, je me régalée à la lecture de cet article. Comme celle des commentaires, d’ailleurs. Et bien sûr très très tentée par l’aventure.
    Je n’ai jamais vu ce film. Je découvre.
    Quand je pense que mon papa a travaillé jusqu’à sa retraite au Centre national du cinéma, où j’allais souvent aux soirées. Mais vais peu au cinéma. J’ai Canal + cinéma et j’achète les DVD de mes coups de cœur. Pour les regarder autant de fois que ça me dit.
    Euh, celui-ci, je peux le trouver sur Amazon ?

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