GIMME DANGER

Rock’n’roll animals

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« Ils disent que la mort vous tue, mais ce n’est pas la mort qui vous tue, – l’indifférence et l’ennui vous tuent. »

James Osterberg (aka Iggy Pop), I Need More, 1993.

« J’ai trouvé le premier album des Stooges dans une benne à ordures – et ça a vraiment changé ma vie. »

Jack White

Quatre types dans une salle de concert font un foin du diable. Quoi de plus ordinaire vu d’aujourd’hui. Mais à la fin des années 60, du côté d’Ann Arbor, Michigan, à quelques encablures du vacarme de la Motor City, cela était moins courant. Ces quatre comparses n’avaient pour seule ambition que de sortir du bruit ambiant, de faire vibrer les bidons d’essence, de traverser en dehors des clous au mépris des règles en vigueur. « Gimme Danger » crachent les enceintes empilées sur les bords de scène, comme sur l’écran noir de ce rockumentaire signé Jim Jarmusch.

Les Stooges sont au complet : les stoïques frères Asheton sont à leur poste, Dave Alexander fait déjà gronder sa basse, tandis que l’histrion Iggy Pop immédiatement se contorsionne dans des saltations reptiliennes, entamant sa mutation sur fond de métallique chaos. Increvable Iggy Pop. Sur scène, il sue sang et eau, il se dépense sans compter, aujourd’hui comme naguère. De la formation initiale, il est désormais le dernier, l’ultime vestige. Sentant rôder la faucheuse aux alentours, J.O. est allé demander à son pote J.J. de faire le bilan des Stooges, afin d’offrir au groupe de sa jeunesse un monument filmique à la mesure de la peignée qu’ils mirent au rock trop bien coiffé. « Ce n’est pas sur Iggy, c’est sur les Stooges. Mais Iggy est notre guide dans le film » rappelle bien Jim Jarmusch à Nicholas Elliott dans les colonnes des Cahiers.

Fan de la première heure, le cinéaste assume l’aspect hagiographique de son documentaire, il ne s’agit pas ici de sortir des poubelles les vieux dossiers nauséabonds qui pourraient souiller la mémoire des uns et des autres (« je méprise ce film sur Kurt Cobain, « Montage of heck ». Il représente tout ce que je déteste » dit-il encore). Les marchands de musique mainstream en prennent tout de même pour leur grade, tous ces managers corrompus et autres fabricants de produits aseptisés. Non sans un rictus en coin, il laisse à Iggy le soin d’évoquer la tentative de récupération par Tony Defries (le « MainMan » de Bowie) qui, au mitan des 70’s, alors qu’il est au plus bas, lui propose de devenir une star de Broadway dans le rôle de … Peter Pan ! Face à la caméra de Jarmusch, Iggy avoue bien s’être parfois laissé séduire par les propositions des Majors, par excès de naïveté peut-être. Il faut dire que les Stooges ont pu certaines fois se montrer aussi stupides que leurs homologues de cinéma (avec lesquels le cinéaste s’autorise quelques montages parallèles amusants), comme lorsqu’ils tentèrent de faire sécher des pieds de cannabis dans le Lavomatic de leur quartier. A défaut d’archives attestant cette mésaventure des plus cocasses, Jarmusch demande à James Kerr de composer des petites animations rudimentaires pour illustrer les propos des témoins.

Ils sont peu d’ailleurs à venir s’asseoir face à la caméra du dandy à la crinière plus argentée que ne l’était la perruque aluminium coiffant la tête d’Iggy lors de ses premières prestations scéniques. Scott Asheton est là encore, affaibli, au côté d’Iggy, dans un salon baroque décoré d’une foultitude d’objets incroyables et insolites. Steve MacKay, le saxophoniste furieux de l’album Funhouse, y va aussi de ses anecdotes, filmé dans un intérieur sobre. Tous deux ne verront pas hélas la première cannoise du film, ils auront rejoint Dave Alexander (décédé en 1975) et Ron Asheton (emporté par un infarctus en 2009 en pleine résurrection du groupe) dans la liste des hommages qui viennent clore « Gimme Danger ». Quant à Iggy, c’est sans artifice qu’il se livre, tantôt dans son boudoir, deux crânes posés sur des guéridons près de lui, ou bien dans une véranda où s’empile le linge de la semaine sur une machine, à portée de main d’un vieux téléphone à cadran sans doute relié à ses plus lointains souvenirs.

Ce sont les portes d’entrée vers un passé émaillé d’images de concert, de prises de sons pirates, de photos de tournées et clichés de studio que Jarmusch s’amuse à coller bout à bout, comme épinglés sur le Wall of Fame de sa propre dévotion. La trajectoire des Stooges croise celle des MC5 (sorte de parrains révolutionnaires venus de Detroit), mais aussi de John Cale avec sa cape au Velvet Underground, accompagné de la chanteuse Nico (Iggy les compare à Gomez et Morticia dans « la Famille Adams »), de Bowie bien sûr, et même de John Wayne à l’occasion d’une embardée à Los Angeles ! Iggy ne tait rien des passages en taule, de sa fascination pour le clown Clarabell, son admiration pour le torse glabre des pharaons, sa rencontre avec un collier de chien et toutes sortes de drogues qui circulaient backstage.

Mais dans les malles ouvertes par Jim Jarmusch on trouve également des reliques plus personnelles confiées par les familles (notamment Kathy Asheton, la frangine des « Dum Dum boys » y va aussi de son témoignage) comme cet enregistrement des voix des deux petits garçons encore à l’âge d’aller à l’école primaire, comme ces photos d’un Jim Osterberg encore gamin jouant de la batterie au sein des Iguanas. Et puis il y a ces captations de concerts sur fond de déflagrations soniques (« je les ai entendus avant de les voir pour la première fois » témoigne leur ex-manager Danny Fields), une musique arrachée au cœur des ténèbres « qui descendait plus loin encore la rivière sans retour » comme l’écrivait le journaliste Nick Kent dans son indispensable recueil sur « l’envers du Rock ». Jarmusch en prolonge l’écho à travers ces reprises de No Fun ou I wanna be your dog, autant de grenades dégoupillées qui explosent dans la bouche des Punks teigneux (qu’ils soient Damned ou Sex Pistols), et irriguent les guitares de toutes les formations qui fondent son univers sonore (allant des Ramones à Sonic Youth), jusqu’à la résurrection du groupe en 2003 sous l’impulsion de Mike Watt (l’ex-Minutemen, faisant figure d’héritier naturel, apporte son écot à la légende). Qu’il soit émis dans la force de l’âge ou bien avec des cheveux grisonnants, ce faramineux boucan continue de réveiller les morts des films de Jim Jarmusch, fussent-ils vampires à Detroit ou zombies à Centerville. « The Dead don’t Die » paraît-il.

26 réflexions sur “GIMME DANGER

  1. Merci pour cette belle mise en bouche pour un Jarmusch que je n’ai point encore vu.

    Je ne sais que penser de ce réalisateur qui tantôt m’accroche (Coffee and Cigarettes, Paterson) tantôt me perd complètement (The dead don’t die).

    Arrivederci 👍

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    • Même si le sentiment est mitigé sur les fictions, je pense que ce « Gimme Danger » garanti pur sueur rock’n’roll devrait remporter la mise de ton côté. Certes la forme peut paraître classique, mais la plongée dans l’odyssée des Stooges est sensationnelle et riche d’anecdotes comme souvent dans ce genre d’exercice. Et puis Iggy joue aussi bien dans « the Dead Don’t Die » que dans « Coffee and Cigarettes » (tout comme Tom Waits d’ailleurs), à voir donc de quel côté penche ta balance.

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    • J’étais sûr que ta fibre poétique s’accorderait avec celle de « Paterson ». J’ai prévu de le revoir avant de rechroniquer sur le Tour d’Ecran.
      Les deux Jimmy font la paire et se connaissent depuis des lustres. Tu peux y aller les yeux… ouverts (c’est mieux) pour contempler les contorsions de l’Iguane sur scène, et surtout les oreilles protégées pour affronter le mur sonique des Stooges qui malmènent leurs instruments derrière.

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  2. Bon j’allais mettre un commentaire ici avant que tu viennes de mon côté papoter de Depp chez moi 🙂

    D’abord, merci pour ces riches et intéressantes chroniques au sens général, ton blog est une superbe mine d’or !
    J’avoue qu’ici tout est fait pour me plaire je crois, le rock, le cinéma et ce réalisateur dont on ne met dit que du bien ça et là autour de moi (et désormais que je connais pour Dead man) … du coup j’ai lu attentivement et je crois que j’irais voir.
    En attendant comme je ne peux véritablement écrire sur le sujet, je vais me permettre quelques mots sur la forme … merci de nous partager ces billets toujours bien écrits ! C’est si agréable de plonger dans une oeuvre à partir d’un texte qui lui même exprime énormément et est beau ! (peut-être qu’en fait on a un petit peu ce point en commun d’essayer de faire de belles formes littéraires ?). Il y a comme de la poésie en prose !

    Bonne soirée et j’attends toujours une chronique sur Dead man 😉

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    • La chronique sur « Dead Man » reste à écrire, je le confesse. Son temps viendra, sois en sûre.
      Si pour toi rock et cinéma font bon ménage, alors l’univers de Jarmusch est particulièrement fait pour toi. Dans « Dead Man », tu avais la réunion d’une trinité musicale détonnante avec la musique de Neil Young, la présence d’Iggy Pop (grimé en vieille femme cannibale), et bien sûr Johnny Depp dont on sait les affinités Rock’n’roll à travers son groupe P, puis récemment les Hollywood Vampires (il fait même un passage sur l’album Avenue B d’Iggy Pop 😉). Le nouveau Depp art passera peut-être par les guitares, qui sait ?
      Merci beaucoup en tout cas pour tes mots très sympas sur l’écriture. De la poésie en prose, je ne sais pas, mais voilà qui plairait au réalisateur de « Paterson ». Nous partageons c’est vrai tous deux cette envie d’exprimer un ressenti, de retracer l’ambiance d’un film plus que de rester à la surface critique. A chacun sa personnalité, son approche, sa manière de partager une passion, pourvu qu’elle donne du plaisir à lire. Si par les mots on a su plaire, alors c’est un premier pas pour donner l’envie.

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  3. Je garde un très bon souvenir de la diffusion cannoise de cet excellent documentaire. 🙂
    Du rock sur grand écran et avec un gros son, ça laisse des traces.
    Je me permets de conseiller le documentaire ‘Q8’, actuellement disponible en replay sur Arte et consacré aux 8 films de Tarantino. Plutôt hagiographique, mais très intéressant avec ses nombreux entretiens avec acteurs, actrices et collaborateurs. On y évoque aussi des aspects plus polémiques, comme l’usage de la violence, du « N word », de la relation avec Harvey Weinstein ou encore d’un accident de la route lors du tournage de ‘Kill Bill’.

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    • Iggy sur grand écran, ce devait être top !
      J’ai eu la chance de le voir sur scène, ça remonte aux années 90, c’était encore bien furieux, mais plus dans la posture comme maintenant, pas aussi debranlé qu’à la grande époque des Stooges. C’est aussi la force du documentaire de Jarmusch de nous faire ressentir cette époque furieuse, destructrice, de ces individualités borderline qui ne vivaient que par et pour le son, une forme d’extase qui passait aussi par l’abus de substances.
      J’ai récupéré le doc sur QT, t’inquiète, et je compte le voir d’ici peu. 😀

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      • Je crois avoir lu quelque part, que Bowie avait bien aidé Iggy à décrocher des drogues dures. Si l’iguane avait continué ses excès, il ne serait plus de ce monde. L’abandon de l’autodestruction pour la pratique du Tai-Chi lui a été plus que salutaire quand on pense à tous les artistes de sa générations qui n’ont pas fait long feu (Hendrix, Jim Morrison, Janis Joplin… et le zombie Syd Barrett). Ca fait romantique à lire dans une biographie (« vivre vite », « vivre à fond », « vivre libre ou mourir »…), ça habille une légende, mais humainement que de gâchis !

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        • Les excès n’ont pas eu le même effet sur tous c’est sûr. D’ailleurs, la majorité des Stooges a fini par en payer le prix des années plus tard. Même Bowie, qui n’a pas sniffé que du sucre glace dans les seventies, a tiré sa révérence avant l’iguane. Ce que je sais, c’est que lorsqu’il vient au secours des Stooges éparpillés pour une renaissance Raw Power, il n’était pas tout à fait clean le Ziggy. Même quand il reviendra ensuite chercher Iggy au fond du trou pour l’emmener avec lui à Berlin, je ne suis pas sûr qu’il fut beaucoup plus clean.
          James Osterberg est un étrange survivant, un peu comme Keith Richards, une sorte de contre exemple.

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  4. Pingback: GIMME DANGER- Rock’n’roll – Virginie Jeanjacquot

  5. Je n’ai pas encore vu son rockumentaire à Jarmusch mais Iggy Pop et les Stooges me font penser à mon frère qui est un grand fan. Même mes nièces écoutent ça avec leur père ^^ 😉 J’ai beaucoup d’admiration pour Iggy Pop. La musique bien sûr et puis ce côté « animal », charismatique, ce mode de vie qui aurait dû le tuer tant de fois mais il est encore là le bougre et son dernier LP prouve qu’il a encore des choses à « crier » 😉

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    • Le film de Jarmusch communique parfaitement cette énergie qui caractérise le groupe, ainsi que son chanteur. Jarmusch, à la demande d’Iggy, à d’abord voulu rendre hommage aux Stooges, et pas s’intéresser d’abord à la figure du chanteur. D’ailleurs, il n’évoque quasiment pas la carrière solo d’Iggy Pop.

      Un véritable animal increvable en effet que cette Iguane bondissant, j’adore. Certes, il s’est pas mal apaisé depuis. Mais je conseille quand même l’écoute du génial « Post Pop Depression », disque dans la veine de l’époque Stooges, composé avec la complicité des musiciens de Queen of the Stone Age. Un must.
      Merci de ton passage. 😀

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