INCEPTION

La fabrique des rêves

INCEPTION

« Hollywood has always been a cage… a cage to catch our dreams. »

John Huston

Partir d’une page blanche, creuser sa mémoire pour construire un monde. Voilà bien une science dans laquelle Christopher Nolan est devenu expert. Il fallait avoir tout de même une certaine dose de culot et des garanties solidement ancrées dans l’airain d’Hollywood pour faire avaler aux squales de la Warner un projet aussi alambiqué que celui d’« Inception ». Grâce à ce film, le blockbuster ouvrait une parenthèse insolite, un univers de tous les possibles où soudain, comme aux grandes heures du Nouvel Hollywood, l’auteur reprenait enfin la main sur ses rêves.

On imagine que Nolan, en faisant miroiter un film qui mêlerait dernier cri en matière d’effets spéciaux et action tous azimuts, a fini par séduire une clique de costards-cravates aux pupilles dilatées par la perspective d’un substantiel dividende. Pas facile en effet de vendre un projet dont l’intrigue évolue « dans l’architecture de l’esprit humain » (selon les mots mêmes du réalisateur de « Memento »), et dont le script s’articule autour d’un emboîtement de récits à tiroirs, malmenant à dessein les certitudes des spectateurs. Son plus fidèle allié en la matière est sans aucun doute l’épatant Léonardo Di Caprio, sacrément sollicité cette année-là pour son regard soucieux et sa capacité à s’immiscer dans des strates de réalités altérées (on le trouva en effet égaré sur la « Shutter Island » de Scorsese). Nonobstant son minois de héros romantique et séducteur qui aurait fait de lui un Bond idéal, il apporte ce supplément de fébrilité nécessaire à la psychologie d’un personnage plus friable que réellement fiable.

Cet espion en freelance qui entre dans vos rêves par effraction pour vous tirer les vers du cervelet, est d’abord et avant tout un pur personnage de roman (ou de manga, si on en juge par la gémellité évidente avec la « Paprika » de Satoshi Kon). Nolan l’a nommé Cobb, comme une version high-tech du cambrioleur de son premier long métrage. Homme d’action à la vie de famille compliquée, endeuillé par un drame qui l’affecte au plus profond de la conscience, il focalise toutes les attentions du spectateur. Rongé par le remord et par les insomnies, hanté tel Bruce Wayne par le trauma du passé, par la perte de ses enfants, il ne vit guère plus que dans des mondes artificiels, sortes d’enfers intérieurs dont les principes physiques ressemblent à des vidéo games : On vit, on meurt, on ressuscite, à condition de ne pas se tromper de niveau. Ready player Cobb ?

Timothée Gérardin, dans son étude sur le réalisateur, note que « les films de Nolan mettent souvent en scène des personnages dont la vie intérieure interfère avec leur environnement ». Autour de Cobb, les personnages ont ici un rôle davantage utilitaire qui les réduit au stade de figurines. Nolan les a recrutés  au sein d’une troupe de familiers parmi lesquels on trouve l’indispensable Michael Caine, architecte mystérieux qui ferait office de grand recteur de l’université onirique du film, ou encore le regretté Pete Postlethwaite, ici alité et agonisant au grand dam de Ken Watanabe. C’est aussi l’occasion pour Tom Berenger de se remettre en selle (certes dans un rôle modeste), lui qui s’était depuis longtemps éloigné du « Platoon» pour finir dans les limbes de sous-produits sans intérêt. A la liste des side-kicks de Di Caprio dans le film, il ne faudrait en aucun cas omettre Tom Hardy, Cillian Murphy et Ellen Page, indispensables fétiches de tournage dont la seule présence désormais pourrait garantir la qualité du film proposé.

A l’image des totems que les voyageurs des rêves d’« Inception » emportent avec eux pour tester la densité du réel qui les entoure (le dé ou la toupie), ils ne sont que silhouettes, des êtres accessoires perdus dans les arcanes d’un film qui veut déplacer le cinéma de SF vers un nouveau centre de gravité. En nous baladant au gré des songes Nolan, en revanche, offre une place de choix à la french actress la plus bankable d’Hollywood : Marion Cotillard se paie ici le luxe d’être, plus encore que sous l’œil expert de Michael Mann ou de James Gray, parfaitement à la hauteur de son engagement dans le film. Ce choix s’avère incontestable si ce n’est cette ultime et lourde citation musicale à la môme pleurnicheuse. A moins que Chris Nolan ne veuille, via ce détail, ajouter une référence factice. Car ce que le réalisateur entend mettre en évidence, à travers ces mises en abyme empilées, c’est bien l’artificialité d’un cinéma immersif dont la dramaturgie est sans cesse soutenue dans les graves par la bande-son entêtante de Hans Zimmer.

L’objectif est d’intégrer le spectateur à son délire visuel, l’obligeant même une fois sorti de la salle à un réajustement des repères (« le public ne sait jamais vraiment sur quel pied danser au moment de la projection » explique le réalisateur). Les films comme les rêves sont tels « des trains qui passent dans la nuit » disait Truffaut, et ce grand lecteur de Borgès qu’est le réalisateur du « Prestige » le sait mieux qu’aucun autre. Chaque palier de sommeil est construit comme un numéro d’illusionniste, à savoir la promesse d’un cadre ordinaire, puis l’irruption d’un fait extraordinaire qui s’achève par un effet inattendu. Et si la conclusion qui nous laisse sciemment dans l’expectative est attendue, elle répond en tous points au postulat de Nolan qui tend à faire de la grande usine à rêves l’archétype d’un système en boucle, fermé sur lui-même, dont les intérêts financiers seraient le moteur d’un mouvement perpétuel : beaucoup d’argent injecté dans un projet dans l’espoir d’un retour sur investissement important qui conduit ensuite à un nouveau financement conséquent, etc… « Ici les rêves sont exploités dans un but précis, construits, manipulés. La fantaisie n’y a pas sa place » comme le souligne très justement Robert Hospyan dans son excellent article de Rockyrama.

« Inception » est surtout un grand film sur le deuil, sur la nostalgie d’un cinéma enfoui, sur les empires écroulés de Welles et les odyssées perdues de Kubrick. « Inception » c’est l’énigme résolue de Rosebud, c’est un lien renoué juste avant que la toupie ne chute. A mesure qu’il nous entraîne avec ses personnages vers les strates les plus profondes de la psyché, Christopher Nolan nous rapproche des entrailles vertigineuses d’un monde en désagrégation, comme la projection effrayante d’un possible devenir du spectacle cinématographique. Le concept d’« Inception » devient alors si puissant qu’il parvient, non sans une grande habileté narrative et visuelle, à inséminer le sentiment d’avoir assisté à un grand film. A moins qu’il ne s’agisse en l’occurrence moins d’un sentiment que d’une certitude.

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37 réflexions sur “INCEPTION

  1. Merci pour cette critique, Inception est incontestablement l’un des derniers grands films de science fiction qu’on ai sortis dans les salles. Dire qu’il a fait ça entre deux Batman, ce mec est juste dingue et j’ai vraiment hâte de découvrir son Tenet, que certains soupçonnent déjà d’être une nouvelle version d’Inception. Mais connaissant le bonhomme qui ne fait jamais les mêmes genres de films, je suis sûr que l’on va être surpris.

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    • Au regard de la bande-annonce, le rapprochement est facile en effet : des types en costume, armés jusqu’aux dents, un jeu avec le temps, un côté James Bond (Nolan en est très fan, au point d’en irriguer sa version du Batman),… Mais comme tu le dis, il aura sans doute fait des ajustement, creusé d’autres pistes. Déjà rien que pour le spectacle, je pense que « Tenet » vaudra le coup en ces temps de disette cinématographique. Réponse fin août visiblement (si le calendrier ne nous joue pas encore un vilain tour). Quant à « Inception », c’est dès aujourd’hui à nouveau dans les salles. 😉
      Merci à toi pour ton com.

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    • Pas beaucoup de place à la poésie chez Nolan en général. Pas beaucoup plus dans Interstellar et Dunkerque dans mes souvenirs. La vision du rêve chez Nolan n’a rien de celle d’un Lynch ou d’un Gilliam, elle est c’est vrai bien plus froide et clinique, mais au service du propos.

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        • C’est vrai que Hoyte Van Hoytema (qui a travaillé sur « Ad Astra » également) apporte une couleur nouvelle aux films de Nolan.
          Pfister était quand même à l’œuvre quasiment depuis ses premiers films, très largement associé aux choix du réalisateur qui s’attache énormément à la lumière de ses films.

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          • Vivement Tenet.

            Je ne suis pas d’accord sur le fait que les acteurs qui gravitent autour de Leo seraient des figurines. J’ai l’impression que ce sont Ellen Page et Joseph Gordon Levitt qui testent
            comprennent et « résolvent » tout.
            La très longue scène où il est seul alors que les autres sont endormis est formidable et capitale.
            Et chaque personnage existe bel et bien avec une histoire et un background solides.

            Quant au désir de retour sur investissement, il me semble légitime. Je n’imagine pas un réalisateur : tiens, je vais faire un film et j’espère qu’il ne rapporte rien !

            Et je ne trouve pas la fin attendue.

            Ma scène préférée : quand Leo se réveille, que chacun le regarde en souriant, que Ken décroche son téléphone… La tête de Leo !!! Et le moment suivant où il est toujours aussi incrédule dans l’aéroport.

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            • Comme tu dis, vivement.

              Reprenons :

              Je pense que tu seras tout de même d’accord pour dire que Cobb est le centre de gravité du film. Les autres personnages, à la manière d’un James Bond ancienne manière ou d’un Mission Impossible, viennent compléter son équipe, le secondent, ils ont davantage une fonction technique et explicative. Le noeud de l’histoire est moins l’inception dans la tête de Fischer Jr que le deuil impossible de Cobb qui vient pirater la mission. Plus je vois le film, plus je trouve cette histoire avec Mal tragiquement belle. Cette idée de retrouvailles romantique et illusoire dans une strate éternelle de conscience aurait pu se jouer sur l’air de « we have all the time in the world » (justement le James Bond préféré de Nolan). Et tu as raison, ta scène préférée est sans doute le paroxysme, comme s’il fallait qu’il se pince pour y croire (ce sera le coup de la toupie juste après).

              Je ne dis pas le contraire, mais le retour sur investissement concerne au premier chef les investisseurs. Ce que je dis c’est que je comprends le scénario comme une métaphore du système qui peut déboucher sur des impasses créatives.

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              • Mouais, mais ils ne font quand même pas office de figurines.
                C’est comme pour les Harry, c’est toujours Hermione et Ron qui savent et comprennent et agissent.
                J’ai l’impression que Cobb se fait piéger dans son propre système et qu’il devient à l’insu de son plein gré (comme dit le philosophe) le centre du bousin.
                Des retrouvailles : le rêve !!!

                Pffff, ce que c’est compliqué dans ta tête !!!

                Bon, tu devrais déjà être au Furet toi !

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              • Je vais éviter de te convoquer dans mon rêve alors. 😉

                Je ne suis plus à Lille hélas. Je n’étais que de passage. Je le retrouverai un jour « el reino », t’inquiète, et quand je le verrai, je penserai à toi.

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          • yapakofuré qu’il y a des DVD, et on ne peut être cinéphile et ne pas connaître Soro. Et offre toi une doublette avec Que dios nos perdone.

            P.S. : Rakuten me propose les Caprices d’Anaïs… dans tes pubs qui clignotent.

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  2. Le film de Nolan que j’aime le moins, je crois (et je suis un très grand fan de sa filmo). J’avais été un peu déçu en salle – j’y avais vu du sous PAPRIKA, Nolan pourrait remercier Kon Satoshi d’ailleurs… Je l’ai revu depuis, et je l’apprécie un peu plus. J’ai toujours beaucoup de mal avec les explications à rallonge d’Ellen Page par exemple. Ça entre autres choses. Mais ça reste du cinéma intelligent, solide et divertissant. Avec Nolan, on sait pourquoi on paie une place de ciné.

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    • J’ai vu « Paprika » après « Inception » et bien sûr la ressemblance saute aux yeux sur le principe. Mais l’intention de Nolan est, me semble-t-il, ailleurs. Il utilise le procédé du voyage dans les rêves pour développer sa coneption du spectacle cinématographique, comme je le détaille dans mon propos. D’ailleurs l’univers onirique n’est absolument pas traité de la même manière. Nolan est sand doute un très grand admirateur de Kon car, en poussant la logique méta plus loin encore, « Inception »va jusqu’à s’approprier une partie de la thématique de » Millenium Actress », et ce jusqu’au traitement mélancolique du thème.

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      • Oui, tes remarques sont justes. INCEPTION vraiment, c’est étrange. Je ne porte pas le film en grande estime, mais à chaque fois que je le revois, je l’aime un petit peu plus. De toute façon ça reste du super cinéma, qu’il ne marche pas à fond avec moi, c’est juste subjectif.

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        • Je comprends. J’ai aussi une histoire très compliquée avec Nolan (un peu comme avec Refn). Le premier film que j’ai vu de lui c’est « Memento ». Vu en salle, fête du cinéma (époque où l’on enchaînait les les films pour 10 francs), un peu fatigué, j’avais eu du mal à suivre, j’avais trouvé le procédé audacieux, mais c’est tout. J’avais tout de même aimé. Puis j’ai vu « Insomnia » à sa sortie. Très bon thriller, je me disais « ce type sait faire », mais c’était un remake de commande, pas une œuvre perso. Puis il y eut le fameux « Batman begins », qui venait bousculer ceux de Burton que j’avais adorés (je ne me suis pas déplacé pour les deux navets de Schumacher, rip). Alors là, pas du tout aimé la « jamesbondisation » du dark crusader. Une déception qui allait se confirmer avec l’acclamé « the Dark Knight » que j’ai trouvé pire ! Cela a totalement brisé mon envie de Nolan, ce qui fait que je ne me suis déplacé au ciné ni pour « le Prestige » ni pour « Inception ». J’ai donc découvert ce dernier sur le tard, chez moi en DVD, après avoir été largement incité par des amis cinéphiles. Je n’ai pas tout de suite été conquis d’ailleurs, la critique que je viens de publier est une version retravaillée de mon point de vue initial (publié sur mon ancien blog).
          Tout cela pour dire qu’avec Nolan les rapports ne furent pas simples, et je peux comprendre les réticences. Beaucoup restent encore allergiques à cet auteur (comme on peut l’être à Tarantino, ou moi personnellement à Xavier Dolan dans un autre registre). Je suis convaincu aujourdhui que ce buveur de thé est un visionnaire doué d’un immense talent et que tous ses films font œuvre.

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  3. J’ai vu qu’un beau steelbook Bluray était prévu pour mi-juin. Et un pour Interstellar aussi. Je vais donc attendre cette belle occasion pour revoir ces 2 beaux films que j’apprécie beaucoup. Même si je garde une affection toute particulière pour Le Prestige.

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  4. Ah, cet immense moment de cinéma qui restera à jamais gravé dans ma mémoire, notamment cette question qui me ronge toujours autant, est-ce que cette satanée toupie s’arrête de tourner à la fin !

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  5. Et bien quel magnifique article qui décortique en plus du film certains points essentiels du cinéma de Nolan. Aucun doute, là j’ai clairement envie de ressortir le Blu-Ray et de le revoir très prochainement, même si je le trouve un peu plus faible qu’un THE DARK KNIGHT ou LE PRESTIGE.
    Il y a bien à mes yeux quelques défauts, comme le fait qu’Ellen Page a avant tout un rôle très explicatif sur l’univers et qui nous balance cash comment tout fonctionne (ce qui n’empêche pas quelques surprises), ou encore le passage dans la neige, mais ça on en avait déjà parlé, qui fait très James Bond, sans doute un peu trop même pour moi. Mais ça ne retire rien au plaisir du métrage, à son rythme, à sa virtuosité visuelle, tout comme au score sublime de Zimmer, et comme tu le dis très bien, au talent des nombreux acteurs, même dans les rôles plus simples et petits (Caine).

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