CRASH

Auto-destruction

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« Le plaisir violent fait craquer la troisième,
Nos pieds se touchent à grande vitesse,
Accélère, je viens. »

Daniel Bevilacqua dit Christophe, « on achève bien les autos », 2001.

« C’est satisfaisant de voir que votre film ne laisse pas indifférent, qu’il bouleverse, qu’il affecte. »

David Cronenberg in Les Cahiers du Cinéma n°767, juillet/août 2020.

C’est l’été, le soleil cogne, le moteur chauffe dans les entrailles de la machine. On décapote, la sueur glisse sur le cuir humide du coupé sport, on se laisse conduire et, dans un élan d’extase, on se finit en « Crash » sur le film de David Cronenberg. Entre littérature et cinéma, entre Ballard et Godard, on ne sait trop quelle voie choisir, au « Mépris » du danger. Cronenberg déboîte vers la glissière d’insécurité, la plus scabreuse assurément au risque de voir la bretelle de l’échangeur déboucher sur l’orgasme cinéphile.

« Le cinéma et l’automobile ont le même âge. Ce n’est pas un accident. Ils induisent tous deux une condensation de l’espace et du temps, et la liberté sexuelle. » observait le réalisateur dans les colonnes des Inrocks à la sortie du film. Cronenberg avoue qu’il avait même songé un temps (« mais cela n’a jamais dépassé le stade de la réflexion » avoue-t-il) nommer le personnage interprété par James Spader de son propre nom de famille. Il opte finalement pour celui de l’auteur, Ballard, qui n’a jamais nié la part autobiographique de son roman. C’est donc par d’autres biais qu’il s’implique dans le projet, en faisant de ce Ballard un producteur de cinéma victime d’un accident de la route alors qu’il est en plein tournage.

On le découvre dans sa position préférée : entreprenant par derrière une collaboratrice dans une pièce contiguë au plateau. Puis, on croisera à plusieurs reprises projecteurs, caméras, ici une grue, là des rails de travelling, autant d’éléments de décors qui nous rappellent que tout n’est que fantasme de cinéma. La forme ne manque pas d’élégance : Cronenberg soigne ses cadres, frôle les personnages, excite les angles, s’appuyant sur le soin maniaque de son brillant chef op’ Peter Suschitzky (fidèle depuis « Faux semblants »). Il se laisse ligoter dans les cordes hitchcocko-érotiques de Howard Shore, dont la bande-son oscille dangereusement entre des riffs crissés selon Sonic Youth et les accotements non stabilisés venus des symphonies de Delerue.

En plus de la patte sonore et visuelle, le cinéaste apporte son univers mental et charnel. Chacune de ses adaptations ressemble à une prise de risque (Stephen King, Burroughs et jusqu’aux limousines de DeLillo) communiant avec les auteurs tout en s’arrogeant la jouissance du scénario. C’est aussi pourquoi « Crash » est d’abord un film écrit, produit et réalisé par David Cronenberg avant d’être l’adaptation d’un roman de J.G. Ballard. « Crash » aborde cette fascination de l’homo-érectile pour l’automobile, sa belle mécanique et ses courbes avantageuses. Elle n’est d’ailleurs pas complètement étrangère au réalisateur qui fut à ses débuts le réalisateur de « Fast Company », un film de dragsters que bien peu ont dû voir. Quant à son projet de biopic sur Enzo Ferrari, il a longtemps été à l’ordre du jour avant de partir avec l’huile de vidange.

Ce sont d’autres légendes qui entrent en collision dans « Crash », toujours très intimement liées à l’univers du cinéma. Vaughn, grand gourou d’une étrange secte (interprété par Elias Koteas) rejoue dans les moindres détails, pour une poignée d’adeptes, les chairs contusionnées et les tôles froissées des mythiques accidents stars. Il frissonne à l’idée de se faire tatouer une calandre, comme une marque indélébile de ces « promesses de l’ombre ». Les passions déviantes véhiculées par le roman entrent alors en collision avec l’univers organique du cinéaste qui s’intègre parfaitement au projet de Vaughn, à savoir « le remodelage du corps humain par la technologie moderne ».

La fluidité du trafic où les voitures jouent à touche-touche vient stimuler les fantasmes d’emboîtements du métal et de la chair. Les béances qui se créent sur les surfaces lisses du corps humain conduisent à des étreintes interchangeables dans une atmosphère fiévreuse qui dût inspirer plus d’un Bertrand Mandico (voir la vidéo plus bas). Sur les autoroutes de l’échangisme pratiqué sur les « Boulevards de la Mort » s’élargit le champ des possibles sexuels, quand homme et femme, homme et homme, ou femme et femme se disputent la place du mort.

Ce n’est d’ailleurs pas tant la manière de filmer les ébats qui fit hurler les vierges effarouchées mais bien cette passion morbide pour les carcasses automobiles. « Crash » touche à un sujet grave, un phénomène de société qui devient ici objet de désir et surtout objet de plaisir. Les marques laissées par le métal sur la peau deviennent des zones érogènes convoitées par les personnages qui ne conçoivent plus l’acte d’amour autrement que par la caresse d’une cicatrice. Celle qu’arbore, béante, la cuisse de Rosanna Arquette est d’ailleurs comme un second vagin contre lequel Ballard vient prendre du plaisir. On ne sait alors plus si les gémissements qu’elle émet à ce moment sont le fruit du plaisir ou de la douleur. A moins qu’il ne s’agisse des deux, « cette petite mort, sans cesse recherchée, se confond avec le traumatisme » observe Serge Grünberg.

En heurtant les tôles contre les tabous sexuels, Cronenberg s’expose au sacrilège. Mais plus que l’union brutale des sexes c’est bien celle des pare-chocs qui provoqua l’ire d’une partie du public lorsque Francis Coppola (autre amoureux des beaux châssis dans son « Tucker ») décide de récompenser l’audace du film avec un prix « spécial » au festival de Cannes 96. Cronenberg n’en espérait pas tant, lui qui s’est, depuis ses premiers films, aventuré sur des « dead zones » dangereuses et autres « festins nus » du corps humain. « L’art est par essence subversif. (…) Ce que je fais est de l’art et, en conséquence, c’est de la subversion. » reconnaît-il, prêtant le flanc aux réactions épidermiques.

S’attaquant à un roman réputé inadaptable, il faut lui reconnaître une certaine audace, brillamment transformée en expériences déroutantes. Ses avances sont suffisamment honnêtes pour qu’on lui accorde le bénéfice du geste artistique. Il restera dès lors un de ces cinéastes majeurs que l’on n’aura cessé d’attendre au tournant.

33 réflexions sur “CRASH

  1. Un grand cinéaste, différent, que l’on attend toujours au tournant oui (ahahah). J’ai vu CRASH à sa sortie, je me rappelle l’avoir aimé mais je l’ai oublié depuis. Comme souvent, tes écrits me donnent envie de replonger sur l’autoroute accidentée du cinéma vu/vécu autrement.

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  2. Comme beaucoup ici, j’ai découvert Crash à sa sortie en salles. Il m’en reste des images comme autant de flashs récurrents après un accident. j’attends avec impatience sa sortie en bluray pour le revoir. Les salles ayant fermé par chez moi…

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  3. Un porno réalisé par un ordinateur : il télécharge des gigaoctets d’infos sur le sexe, découvre notre histoire d’amour avec les voitures et les combine dans un algorithme erroné. Le résultat est stimulant, courageux et original – Une dissection des mécanismes de la pornographie.. D’après Roger Ebert
    Pas fan d’après moi-même 😉

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    • Ebert trouve cela stimulant, personnellement j’ai plus ressenti cela comme un désenchantement. Quand les individus en sont à rechercher l’orgasme en fracassant les corps dans les voitures, on va droit dans le mur. C’est un peu ce qui ressort du film quand même.

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  4. Ah, la cicatrice de Rosanna Arquette ! Elle en aura marqué plus d’un spectateur.
    Mais je crois avoir lu récemment (peut-être Revus et Corrigés ? autre revue ? blog ?) que Coppola n’a pas du tout apprécié le film de Cronenberg. Et que le prix cannois est (comme souvent) le résultat de tensions, divergences et compromis dans le jury.

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    • Bonjour Marie-anne
      Je comprends. C’est sans doute le même cas pour le roman de Ballard. C’est vrai que l’accueil fut pour le moins orageux à l’époque, et j’imagine qu’il en serait de même ou sinon pire s’il sortait pour la première fois aujourd’hui. D’aucuns lui reprocheront également des allures de porno chic, une imagerie volontaire entretenue par ce coquin de Cronenberg qui en profite pour abîmer les stéréotypes liés aux femmes et à l’automobile, tout comme il désaffecte la nature des rapports intimes entre les personnages. On a l’impression tout au long du film, durant les nombreuses scènes d’amour qu’ils partagent, que chaque individu est « connecté » physiquement à l’autre tout en étant mentalement ailleurs, l’esprit focalisé vers d’autres fantasmes. Ici la chair est triste et accidentogène. A bien des égards, ce film annonce déjà les explorations mentales de « Spider » et de « a dangerous method ».

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  5. la vidéo m’a refroidie !
    et Sonic youth j’adore
    et un extrait du livre Festin nu
    et puis c’est tout
    Nous sommes pratiquement à fond de came. Or, nous voilà paumés dans un patelin de vapes maigres, réduits à carburer au sirop pour la toux. On dégueule le sirop et on reprend la route, roule que je te roule, avec le vent du petit printemps qui souffle par tous les trous du tacot et glace nos corps grelottants et suants et malades […]

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  6. Je l’ai vu ou en tout cas, j’ai tenté, sûrement trop jeune à l’époque, je n’étais même pas majeure et je t’avoue que ça m’a pas mal choqué et que je n’ai toujours pas eu le courage de retenter l’expérience…

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    • C’est un film qu’il vaut mieux voir avec un œil averti, c’est certain. Je comprends que tu aies pu être choquée, d’ailleurs le choc est l’objet même du film, la sensation tant recherchée par les personnages. Le souvenir de ce visionnage éprouvant t’aura sans doute éloignée du film. Peut-être qu’aujourd’hui, avec le recul et une ceinture de sécurité, tu voudras retenter le carambolage ?

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  7. Pas vu « Crash » non plus pourtant ce film m’a attiré à sa sortie, c’est du Cronenberg pourtant, j’ai vu par contre « A dangerous method », lié plus à la psychanalyse de Carl Jung mais je pense que je vais franchir le cap pour « Crash » c’est la curiosité qui l’emporte et de lire ton article me donne un élan supplémentaire 😉👍🏻

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  8. Celui-là, je promets de le revoir vite, car c’est un des rares Cronenberg que je n’avais pas du tout aimé à sa sortie. En fait, j’avais adoré la première demi-heure. L’ambiance, la musique géniale d’Howard Shore (comme toujours en fait ça ?), les acteurs, il y avait un truc. Puis je trouvais que ça tournait en rond l’heure d’après et j’avais totalement décroché. Mais comme Cronenberg n’a pas l’air prêt à faire un nouveau film de sitôt, et que le dvd traîne sagement, une seconde chance pourrait lui être accordée très prochainement. Je m’en vais écouter la musique en attendant, ça me motivera sans doute haha.
    Bien vu la comparaison avec Sonic Youth d’ailleurs, un groupe que j’adore et qu’une amie chanteuse m’avait fait découvrir lors d’un lointain séjour à Los Angeles alors qu’elle m’avait trainé dans la plus grand boutique d’occasion de la ville en ce qui concerne la musique et le cinéma (boutique où Schrader avait filmé d’ailleurs pour The Canyons, ça m’amuse toujours de voir des lieux que je connais vraiment dans les films et la manière dont les réalisateurs décident de mettre en valeur ces dits lieux).

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    • La musique de Shore, dans « Crash », a un côté arty qui n’est pas loin des films de Hal Hartley je trouve. Ta cppine de L.A. a bien fait de t’initier à Sonic Youth. Pas vu « The Canyons », mais j’y penserai à l’occasion.
      Je comprends ta réserve qui rejoint un peu la mienne lorsque j’ai vu « Cosmopolis » au ciné. En l’occurrence, j’avais lu le roman avant de voir le film, et j’avais trouvé que Cronenberg n’apportait pas grand chose de neuf (mais je reverrai sûrement « Cosmopolis » pour l’apprécier différemment). C’est différent pour « Crash » car le réalisateur s’empare vraiment des éléments du roman de Ballard pour en changer les trajectoires. C’est sûr que le film tourne en boucle, ressasse en permanence, en roue libre mais c’est pour mieux nous emporter dans le nihilisme des personnages qui n’éprouvent plus de plus autrement qu’en frôlant la mort.

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      • Le réalisateur, pour CRASH comme pour LE FESTIN NU, se sert du roman de base pour l’amener ailleurs et y amener ses propres thématiques. COSMOPOLIS en ce sens est différent, il y a amène un savoir faire visuel, en terme d’ambiance, mais dans sa sève, c’est mot pour mot le roman, nous sommes d’accord. Ce qui ne m’a pas empêché d’adorer COSMOPOLIS, même si je suis un des seuls (une amie fan du réalisateur et qui était projectionniste à l’époque de la sortie n’a tenue que 20 minutes, s’ennuyant face à un film quel jugea interminablement verbal).
        CRASH je lui redonnerais sa chance. Je dois revoir DEAD ZONE aussi en adaptation, ayant enfin une copie HD digne de ce nom, face à mon dvd Opening catastrophique sur une grande tv.
        En même temps, ma pote (nom de scène Queen Kwong, j’avais d’ailleurs fais un clip promo pour son premier EP cette année là) fait du rock alternatif, et a donc du goût dans ce domaine là. Ma valise au retour était blindée de cd achetés sur ces conseils, elle m’en avait même offert (dont certains que j’avais déjà par contre haha).

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  9. Bonjour Princecranoir. Ta chronique est excellente, comme toujours. Et je l’ai lue avec plaisir, les yeux écarquillés tout grand, par moments. C’est que je découvre totalement.
    Après un petit moment de reflexion: euh ben nan, je ne pense pas être dans mon élément avec ce film. Quand bien ce soit une bonne réalisation.
    Alors je vais passer au billet suivant. A tt de suite donc.

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