Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait

Fragments de discours amoureux

« Nous n’allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse.
Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps.
Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment. »

Michel de Montaigne, Essais, Livre II, 1595.

L’amour est un mystère qu’il n’est pas si aisé de percer à jour. Il est des cinéastes qui en ont fait leur cible de cœur, s’attachant par un soin délicat à en circonscrire le sujet, en observant les variations complexes, les inconstances nombreuses, s’essayant même à l’embrasser en prenant garde de trop étreindre. Filant sur les elles du désir au détour des ils aux trésors, hommes et femmes peuvent se montrer volages, sous l’empire d’une passion volatile, d’une émotion contagieuse, tel le spectateur qui vient à la rencontre d’un film dans l’espoir peut-être d’en tomber amoureux. Il y a « les choses qu’on dit, les choses qu’on fait », Emmanuel Mouret en sait quelque chose puisqu’il est passé maître dans l’art du « Caprice ».

Les jeux de Mouret ne sont pas dus au hasard. Le pas qui mène de « Mademoiselle de Joncquières » à ces intermittences du cœur semble aller de soi. L’homme demeure cet indécrottable infidèle, butinant à son seul désir toutes les fleurs qui ravissent les sens du gentil promeneur. Dans « les choses qu’on dit, les choses qu’on fait », il ôte néanmoins la soif vengeresse qui animait la Pommeraye dans l’œuvre de Diderot, optant cette fois pour une salutaire bienveillance, une attention au bonheur de l’autre. « L’homme est joyeux, non de ce qu’il a mais de ce qu’il donne » dit le philosophe, s’attribuant un principe érigé en règle de vie par Saint François d’Assise, prêcheur si cher à Rossellini qu’il ne pouvait manquer d’attirer aussi l’œil d’Emmanuel Mouret. Face à l’écran et à ces « Onze Fiorettis » qui s’étourdissent en cherchant le chemin de la foi, David le réalisateur (interprété tout en contenance par Louis-Do de Lencquesaing) ne peut retenir son émotion. Assise à ses côté Daphné, semble touchée elle-aussi. Peut-être moins par le film qu’il l’a emmené voir, mais par l’effet qu’il produit sur ce spectateur à qui elle souhaite plaire et qu’elle admire tant. Daphné, c’est Camélia Jordana, et à cet instant, elle se dit que ce David, elle l’a vraiment dans la peau. Et pourtant…

Une écharpe égarée, un barbu maladroit et charmant comme en compose naturellement le bourvilesque Vincent Macaigne passant par-là, et la voilà dans le lit d’un autre, comme pour conjurer immédiatement cette passion brûlante qui confinait au vertige. « Il faut s’en tenir à un chemin » dit ce François à son cousin Maxime, autre égaré des sentiments confié cette fois à Niels Schneider. Ce dernier est écrivain en herbe, il vient chercher l’inspiration loin de Paris, s’éloignant par là-même des peines de cœur que lui occasionna une autre histoire compliquée. On savait le réalisateur amateur de sérénades à plusieurs (gymnopédiques de préférence, Satie côtoie ici Mozart, Chopin et autres grands), de valses sentimentales (pianotées par Schubert), de « brèves rencontres » sur les quais de gare (où l’adagio de Barber prouve qu’il n’est pas fait que pour les ballets d’hélicoptères dans « Platoon »), de passions entrelacées qui se transmettent de cœur en cœur par ce coquin de sort, mais jamais il n’avait ainsi poussé les échanges de partenaires à un tel degré de virtuosité.

On se croise beaucoup car le monde est petit chez Emmanuel Mouret, et cela facilite grandement la démonstration. Il aime faire voyager les sentiments, sa passion pour les cartes s’affiche d’ailleurs dans les intérieurs. Il aime aussi les jolis lieux : quelques pas en forêt, la visite d’un château médiéval, le cloître d’une abbaye voire même une exposition minérale, autant d’espaces propices à échanger, à la libre circulation des émois, à toutes les combinaisons du désir. Maxime avait délaissé Sandra au profit de Victoire dont il ignorait qu’elle était la sœur, mais voilà qu’elle revient au bras de son ami Gaspard et que renaît l’envie d’en croquer à nouveau. C’est la théorie du « désir mimétique » formulée par René Girard et reprise à son compte par Daphné dans le film. « Elle s’applique bien au cinéma où l’on aime le désir des personnages bien plus que l’objet qu’ils désirent. » ajoute l’auteur du film qui tente de traduire en mots choisis autant qu’en images ce principe qui régit les rapports amoureux.

Stoïcien de rigueur et chaste par nature, Mouret s’en tient tel Lubitsch au pas de la chambre à coucher, retenant ce principe qui a force de loi : « le cinéma commence quand le mystère s’incarne. » Les coups de théâtre et les surprises du chef ne se dissimulent pas sous les draps, l’esprit d’une femme est capable de bien plus subtils subterfuges pour tromper l’homme qu’elle aime. « Elles ont conservé l’amour-propre et l’intérêt personnel avec toute l’énergie de nature ; et que, plus civilisées que nous en dehors, elles sont restées de vraies sauvages en dedans, toutes machiavélistes, du plus au moins. » écrivait Diderot dans ses Correspondances. Mais le réalisateur ne se montre pas si féroce avec les femmes, bien au contraire il les considère tout aussi vulnérables aux flèches du capricieux Cupidon. Il s’est toutefois choisi une blonde hitchcockienne pour jouer un tour pendable au plus doux de ses maris volages. L’admirable Emilie Dequenne incarne sans doute le personnage le plus émouvant de la farandole, dont la blessure en apparence indolore cache pourtant l’envie de siffler la fin de ce marivaudage.

Mouret n’a  pas l’âme d’un moralisateur, il n’a d’autre ambition que de mettre chacun face à ses contradictions, les laissant se débrouiller en conscience avec leurs petits arrangements moraux. Comme à son habitude, il fait dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Désamorçant le débat houleux, il préfère la manière de Rohmer à celle de Pialat, celle qui dit ce qu’on a sur le cœur, plutôt que celle qui envoie tout valser avec pertes et fracas. Le ton juste, la voix posée, la caméra toujours à la bonne place, mieux vaut donc écouter les choses qui se disent plutôt que de regarder tout ce qui se fait, l’homme « juge mieux de la vérité et de l’utilité de ses pensées quand elles sont exprimées par des paroles. » disait encore Montaigne. Essai brillamment transformé par Emmanuel Mouret.

40 réflexions sur “Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait

  1. Superbe article avec un incipit de rêve…belles trouvaille des ‘ils’ et ‘elles’…. comme toi subjugué par la belle vertigo-gineuse. Et malgré les magnifiques plans et jeux de couleurs ( ah la scène de la cuisine bordeaux)…et film à écouter. Beaucoup aimé ce film un chouia trop long pour certains.

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    • Merci ☺️
      C’est vrai que pour une fois Mouret s’étale sur près de deux heures, mais c’est comme s’il souhaitait dans ce film conjuguer tous les autres et en ramasser la substance.
      Film « à écouter », tu as le mot juste, tout comme l’était d’ailleurs « Mademoiselle de Joncquières » rendant si joliment hommage au beau langage du XVIIIème. Comme le dit très bien Mouret, le sujet de ces histoires est toujours d’actualité : on eût aimé et on aimera encore, si possible de la plus noble façon, avec l’élégance que nous inspire ce film. On y pense mais comme le laisse deviner le titre, entre ce qu’on dit et ce qu’on fait…

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  2. Oui, un chouia trop long ce film.
    C’est marrant que tu aies retenu que « l’homme demeure cet indécrottable infidèle ». Par rapport à Mademoiselle de Joncquières, j’ai l’impression que le propos s’est inversé avec Les choses qu’on dit. Ici, ce sont les femmes qui ne savent pas poser leurs sentiments et qui papillonnent. D’une certaine manière, Mouret termine l’histoire déjà entamée. Autre siècle, autres mœurs…

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    • Il me semble qu’ici hommes et femmes sont traités sur un pied d’égalité dans leurs papillonne sentimental. Qu’il s’agisse de François, Maxime ou bien Gaspard, on les sent attirés à la première occasion. Les filles s’accrochent à des principes qu’elles finissent par outrepasser plus ou moins malgré elles. Seule Louise sort du lot, se démarque. C’est joliment observé, magnifiquement tourné, comme l’écho moderne, c’est vrai, de la fable de Diderot.

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  3. Mouais, heureusement que les acteurs (bien qu’ils ar-ti-cu-lent un peu trop, qui parle ainsi à part Diderot ?) sont bons et que c’est joli à regarder. Et heureusement que Mouret ne joue plus dans ses films…
    Avec ces marivaudages à vous foutre le tournis je me suis cru dans une cour de récré. Tous ces mensonges, trahisons, hésitations, batifolages sans passion m’ont ÉPUISÉE. C’est d’un sérieux !!!

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  5. Tu es plus enthousiaste que moi. Même si j’ai aimé le film dans l’ensemble, j’ai trouvé que certains passages étaient un peu mécanique, manquaient d’inspiration, notamment ces standards de musique classique plaqués un peu facilement sur les images. J’en attendais sans doute trop (accueil critique dithyrambique oblige). Le plus réussi, c’est la ligne narrative consacrée à Emilie Dequenne parce qu’alors, les choses sont suggérées et non plus dites schématiquement. Tu as déjà lu ma critique où je détaille ce point de vue.

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    • Je suis d’accord avec toi sur ce ballet harmonieusement orchestré et rendu ludique par la parole rapportée, elle même génératrice de désir (ce fameux effet mimétique). L’arrivée dans la dans de Louise apporte une tonalité supplémentaire, et Mouret à l’intelligence de la placer vers la fin ce qui vient finalement bouleverser la farandole, en interroge les pratiques. La musique, toujours essentielle chez Mouret (je me souviens qu’il jouait déjà le rôle d’un corniste dans « changement d’adresse ») vient naturellement habiller le tout.

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      • L’arrivée de Louise et l’intrigue qui lui est dévolue est ce qu’il y a de mieux. En revanche, je trouve que l’utilisation de la musique dans le film traduit un cruel manque d’inspiration. Dans la scène avec l’adagio de Barber, on n’est pas loin du ridicule à mes yeux. Cela reste subjectif, mais cette scène aurait eu à mon avis beaucoup plus de force sans musique.

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  6. Rebonjour Princecranoir, personnellement, j’ai trouvé qu’il y avait des longueurs, que les dialogues ne font pas toujours naturels. Dans la vie de tous les jours, on ne pas pas une langue aussi châtiée et les personnages joués par Guillaume Gouix et Jenna Thiam m’ont paru en trop. Bonne fin d’après-midi.

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    • Rebonjour,
      Emmanuel Mouret ne prétend pas être réaliste, il faut prendre chacun de ses films comme une fable, c’est vraiment dans cet esprit qu’il les réalise. Personnellement, j’ai beaucoup aimé l’énergie de Jenna Thiam et la malice de Guillaume Gouix.
      Bonne fin de journée également.

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  7. Bonjour, je suis enchantée par ton magnifique article sur ce film. J’ai vu dernièrement la bande annonce et celle-ci m’a donné envie de voir le film. En général, je regarde tous les films d’Emmanuel Mouret. Après cet article prometteur, je suis certaine de regarder ce film.
    À bientôt,
    Silvia

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