Sous le Soleil de Satan

Le mal effet

« Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne, beauté si nouvelle, je vous ai aimée tard. Mais quoi ! Vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même ; et c’est au dehors que je vous cherchais ; et je poursuivais de ma laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec moi, et je n’étais pas avec vous ; retenu loin de vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous m’appelez, et voilà que votre cri force la surdité de mon oreille ; votre splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement ; votre parfum, je le respire, et voilà que je soupire pour vous ; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif ; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix. »

Saint Augustin, Les Confessions, Livre X, Chapitre XXVII, IV-Vème siècle.

L’amour existe, Maurice Pialat l’a filmé au tout début des années 60. Il n’a jamais cessé ensuite. L’amour, c’est la quête éperdue d’un absolu, d’un état de grâce qui se dérobe à notre être, mais peut-être accessible à notre âme. Le désamour existe lui-aussi. S’il fallait chercher une œuvre parmi toutes celles que Pialat a tournées pour cristalliser ce sentiment d’hostilité féroce, on la trouverait assurément « sous le soleil de Satan ».

Conspuée en place publique à l’instant même de son sacrement, l’œuvre du cinéaste résonne encore des cris et des sifflets qui s’indignaient de cette « Palme au rabais ». « Et si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus ! » Le poing levé, Pialat célébrait néanmoins sa victoire, fidèle à sa réputation. Il uppercute ses détracteurs, s’adresse au monde, ou bien à Dieu, voire même au Diable qui visiblement l’a berné d’illusions, à Bernanos là où il est, et affirme haut et fort que oui, l’amour existe, son film en est la preuve, il suffit simplement d’ouvrir les yeux et de voir.

Sur les plaines humides du Boulonnais, tout près de Montreuil-sur Mer, en cette fin d’automne frisquet qui annonce un hiver pressé de s’installer, l’humeur est à l’austérité. En cette saison, en cette contrée, le soleil est paresseux, il se couche tôt et se lève tard, quand il daigne se lever. Parfois il laisse aux brouillards matinaux, le soin de faire patienter l’humanité. Car c’est là qu’elle gît, encore dans sa glaise, aux contours imparfaits, matière molle et idéale pour l’écrivain en quête de sujet, pour le cinéaste en mal de réponse. Mais dans l’obscurité, à qui s’adresser ? A qui demander son chemin ?

La silhouette lourde de Gérard Depardieu est engoncée dans une soutane qui lui pressure les organes. Les cheveux blonds et courts, le visage presque poupin, les yeux écarquillés tel le béat qui implore Dieu, il achève à l’écran sa conversion, et c’est Pialat lui-même qui administre la tonsure. Il sera désormais son abbé Donissan, tandis que le réalisateur sera son confesseur, le doyen Menou-Segrais. Pourtant, quand il se mire dans le reflet de l’écran, le prêtre semble habillé des sentiments de son créateur. « Dieu ne refuse jamais la paix, c’est vous qui la refusez, délibérément. » dit le confesseur à son intranquille protégé. Mais Dieu, c’est un peu comme le monde du cinéma, parfois il ne reconnaît pas les siens.

C’est comme si, par cette phrase, Pialat s’adressait à lui-même à travers son double Depardieu. Pialat le méfiant, l’incompris, le solitaire, l’éternel insatisfait. L’auto-flagellation, il connaît. Au début du tournage, il prend Luciano Tovoli comme chef opérateur, celui qui donna sa patte sombre à sa « Police », son précédent succès. Les premiers plans filmés font l’enchantement de tous, mais cela ne convient pas à Maurice. Trop esthétique, trop « cinoche », et puis si ça plaît à tout le monde, c’est que ce n’est sans doute pas bon. Exit le Méditerranéen, il faut quelqu’un du Nord : ce sera Willy Kurant. Alors l’image devient froide et humide, l’horizon délavé, et le ciel englouti, plutôt Courbet que Millet (Bruno Dumont, héritier de l’ombre, saura plus tard s’en souvenir). Pialat ajoute une teinte musicale signée Dutilleux (un autre Nordiste, un descendant de peintre qui plus est), sublime, pour rehausser les silences, pour chapitrer les actes. A l’intérieur, c’est comme si le plafond écrasait les personnages, comme si les murs se rapprochaient, les empêchant de voir au dehors. Voilà qui convient davantage au peintre Pialat. Dans cet entre-deux flottant, entre chien et loup, apparaît la bête.

Dans le roman, Donissan a rencontré le Diable sur un chemin de traverse, entre Campagne et Etaples. Chez Pialat, c’est un petit homme au chapeau mou qui apparaît dans le cadre en arrière-plan, qui hâte le pas pour se mettre à hauteur du prêtre. Ils feront un bout de chemin ensemble, hors des sentiers battus, prenant des raccourcis audacieux à travers les labours et les clôtures barbelées. Donissan, bien trop naïf, ne le voit pas venir, il se laisse entraîner et finira par embrasser Satan. Il est conquis, comme jadis Pialat le fut quand il lut le livre.

C’est dans la vingtaine qu’il le découvre. Il pense un jour en faire un film. Après « Police », sa femme Sylvie le lui remet sous le nez. « Ah, ce vieux machin… » lui dit-il. Finalement, ce sera sur grand écran sa seule et unique adaptation littéraire. « Bernanos, c’est Bresson » lâche pourtant Depardieu lorsqu’il lui présente le projet. D’un mouvement de caméra, on aurait vite fait de rapprocher les deux cinéastes, en termes de dépouillement et d’exigence. Il y a toutefois chez Pialat quelque chose de plus bancal, de plus retors, qui tient à placer le spectateur dans l’inconfort, jamais enclin à le séduire, plutôt dans la provocation. Cela se traduit dans le montage qui porte les stigmates d’un tournage « chaotique, le plus sombre, le plus douloureux sans doute, de toute la carrière du cinéaste » (Pascal Mérigeau le raconte en détail dans son excellent biographie « Pialat, la rage au cœur »).

Et puis il y a l’interprétation des comédiens qui, contrairement à ses autres films, doivent s’en tenir au texte. Sandrine Bonnaire qui joue Mouchette, la brebis égarée et suicidaire, tente de mettre en veilleuse sa spontanéité qui avait tant impressionné quand elle trinquait « A nos amours ». Face à ses amants, amateurs mal à l’aise (Yann Dedet le monteur efface l’ami Berri dans le rôle du docteur Gallet, et Alain Artur, profession régisseur, ne fait pas bien mieux en Cadignan), elle distille son arrogance, elle fait des mines, pleure à la commande. Elle se montre si peu aimable que c’est sans doute pour cela que Pialat l’aime, qu’il nous invite à faire de même, et enjoint à son prêtre de la sauver.

Passée la rencontre avec le Diable, quelque chose de fantastique s’opère en effet. Le miracle agit. Un état de grâce prend possession du film, un étrange pouvoir dont on ne sait s’il est celui de l’esprit saint ou l’œuvre du Malin. Qu’importe puisqu’il tire le film vers le haut, le libère peu à peu de sa pesanteur malgré la tournure dramatique des évènements. Une grâce lui est accordée, un don, une résurrection, l’amour retrouvé du cinéma, la manifestation de son pouvoir sur le spectateur.

« Pialat a trahi Bernanos » disait une plume mécontente du Figaro, mais n’est-ce pas là justement le propre des grands films ? Rossellini et Saint François, Scorsese au « Silence », Cavalier, Dreyer, Beauvois, et même Cédric Kahn, assistant pour « Satan », qui a depuis fait « la Prière »… Ils sont nombreux les cinéastes de soutanes qui ont éprouvé la foi, ou tenté à leur manière d’assiéger l’hermétique citadelle de l’incroyance. Pialat lui-même ne demandait qu’à être convaincu en réalisant ce film magnifique. Lors de la remise de la Palme d’or, Catherine Deneuve prit sa défense en ces termes : « même si on n’est pas d’accord, laissez-lui une chance. » Faute d’être converti, on peut tout de même se laisser convaincre.

26 réflexions sur “Sous le Soleil de Satan

      • « Van Gogh », comme « Satan » sont sans doute les deux œuvres les plus marquantes. Et « Van Gogh » peut-être celle qui a le plus ébloui le public.
        J’aime les films de Pialat pour ce qu’ils nous disent de l’âpreté de l’humanité (en cela je trouve qu’ils rejoignent l’oeuvre de Bruno Dumont, cinéaste que j’aime aussi beaucoup), de ses tourments existentiels. J’aimais aussi beaucoup le personnage, éternel insatisfait, un type qui faisait tout pour ne pas être aimé, et pourtant tellement en quête d’amour.

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  1. Après avoir prédit l’avènement de l’antéchrist avec « La Malédiction », te voilà maintenant en train de faire bronzette « Sous le soleil de Satan »! « Sous le soleil de Satan » ? C’est une version diabolique du futur soap de TF1 « Sous le soleil » ? Un doc sur les vacances estivales du groupe de death metal, « Deicide » ?
    Blague à part, ton texte est comme toujours une précieuse mine d’infos. Tes références multiples forcent le respect. Pas de doute, être au service du diable te sied à merveille (et pourtant, « fais pas sied », disait l’autre).
    Sinon, je me souviens avoir piqué du nez devant ce Pialat là (honte à moi, je n’étais alors qu’un jeune lycéen, ce qui n’est pas une excuse, je sais…). Cela dit, j’avais gardé suffisamment l’œil ouvert pour me rendre compte de la performance fiévreuse de notre Gégé national…
    Mais bon, je garde une préférence pour « Police » dans lequel le même balançait à la mimi Marceau un définitif : « Tout est horrible. Le fond de chaque chose est horrible »…

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    • « Police » fut je crois ma première expérience Pialat. Il est clair que je n’avais alors pas vu de policier français comme celui-là, quelque chose de brut, au franc-parler sans filtre et sans gêne (te souviens-tu de la fliquette surnommée LSD ?). On était loin des Delon/Belmondo de l’époque. Tavernier saura retrouver cette même tonalité dans le formidable « L.627 » (un film que j’ai vu il y a trop longtemps, tiens).
      Je t’invite à te rassoir « sous le soleil de Satan », en espérant que cette note éclairera davantage ton jugement et saura vaincre les démons de la somnolence.

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  2. Bel article qui vise juste. Sous le Soleil de Satan est mon film préféré de Pialat. Un grand film (les sifflets de Cannes étaient ridicules) et une très belle adaptation de Bernanos, meilleure que celles de Bresson à mon avis – quoique ce dernier ait adapté d’autres livres de l’écrivain – dont le style austère dont je ne suis pas très amateur ne rend pas forcément compte de la fièvre de l’écriture de Bernanos, de l’inquiétude qu’on peut y percevoir aussi. Depardieu et Bonnaire sont tous deux excellents. Comme tu le soulignes, c’est avec la rencontre avec le diable que le film prend une ampleur soudaine. J’en avais également parlé chez moi.

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    • Merci Strum,
      J’avais en effet relu ta superbe chronique (https://newstrum.wordpress.com/2016/01/14/sous-le-soleil-de-satan-film-pialat-et-livre-bernanos/) après avoir revu le film et écrit mon article. Nos avis concordent sur le film, étayé pour ta part des éléments tirés du livre de Bernanos. Il y a des indignations parfois incompréhensibles en effet, elles n’ont d’ailleurs que renforcé la piètre opinion qu’avait Pialat sur le monde du cinéma. Comme toi, je pense que le rapprochement stylistique avec Bresson n’est pas si évident (quoique Pialat en admirât l’œuvre : « le meilleur cinéaste français, hélas »), le nom de Bernanos attaché aux deux réalisateurs (pour l’adaptation de deux romans distincts) n’est qu’illusion, un mirage que l’on doit au Diable, probablement.

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    • Pialat portait une affection particulière pour ce premier film, tourné comme du cinéma vérité. Tout comme son feuilleton « la maison des bois » (que je n’ai pas vu).
      Le cinéma de Pialat est c’est vrai assez résistant, et tu n’es pas le seul à en être hermétique.

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  3. Je ne sais pas pourquoi je commente ici au risque de faire le rabat-joie parce que j’ai vu le film il y a très longtemps et je ne l’ai pas vraiment aimé.

    Je ne suis pas dingue du cinéma de Pialat de toute façon mais je vais voir ses films si il sont projetés près de chez moi par curiosité.

    C’est le cas de Satan: je le reverrai à l’occasion pour me réfléchir la mémoire (pour le revisionner à l’aune de ta critique).

    Et il faudra aussi que je fasse de même (i.e. relire) pour Bernanos; encore un écrivain que j’ai lu il y a une éternité et dont je ne me souviens plus très bien.

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    • Tous les avis ont droit de cité, y compris lorsque les souvenirs sont lointains. L’idée du texte est d’abord de remettre en mémoire, et éventuellement d’ouvrir de nouvelles perspectives d’approche du film. Celles-ci peuvent être évidemment contestables, mais ont vocation à la révision.

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  4. Un film plombant et sublime comme le ciel.
    Quel choc ce fut de le découvrir, si jeune encore…
    J’étais totalement amoureuse de Gérard à l’époque. J’en revenais pas qu’il puisse se glisser dans la soutane. Quelle interprétation ! Sa meilleure avec celle d’Hercule, Savinien de Cyrano de Bergerac.

    Et oui l’amour existe, c’est fou non ?
    http://www.surlarouteducinema.com/archive/2012/02/05/happy-birthday.html

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      • Tiens ça me rappelle que j’ai Danton dans ma pile à voir et que je reporte, je reporte… Pas revu sans doute depuis ma folle jeunesse. Je me souviens de ce moment incroyable où cet orateur tonitruant hors pair perdait sa voix… J’espère que la scène sera à la hauteur de mon souvenir.
        Le Christophe Colomb de Gérard est magnété sur mon frigo.
        Et Marin Marais…, il passe dans le poste la semaine prochaine d’après mon Télérama.
        Un ptit festival Gégé.
        Quant à Obélix, et bien, il était excellent dans ce rôle aussi. Même pas besoin de prothèse abdominale.

        Il ne t’aura pas échappé que j’avais repris dans mon texte tous les titres des films du festival de cette année là. Toute modestie évacuée, il avait fait sa petite impression dans le canard festivalier local 🙂 Le temps du bonheur.

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  5. Le livre est très beau. Bernanos j’apprécie ses livres. Le film ne m’a pas laissé le même souvenir impérissable. Il faudrait surtout que je le revois pour l’appréhender avec mon regard d’aujourd’hui. Depardieu est un monstre sacré même si maintenant il cabotine plus. Ta chronique en tout cas est très belle, réussie. Passe un excellent week-end 😊😊

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    • Merci beaucoup,
      Je pense que le film mérite une révision. Comme toi, j’avais été rebuté lors d’un premier visionnage par l’aspect très froid du film, son image délavée. Et pourtant, quelle atmosphère ! Quelle grâce s’en dégage !
      Je crois qu’il prend aujourd’hui une des plus belles places parmi mes Pialat favoris.
      Beau dimanche à toi (ici dans le même brouillard que celui traversé par Donissan)

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