La SPLENDEUR des AMBERSON

La maison dans l’ombre

« L’autre jour, je revoyais un extrait de « La Splendeur des Amberson » que j’aime bien car je voulais revoir une actrice, Agnès Moorehead, qui venait du Mercury Theatre ; je voulais réécouter le son de sa crise de larmes. Ce sont des pièces historiques ces morceaux de cinéma, c’est de l’archéologie. Comme un musée imaginaire dans lequel on déambule. Parfois, on conserve certaines images, certaines émotions et en revoyant le film c’est moins fort ; là, c’était vraiment aussi fort que dans mon souvenir. »

Jean-Luc Godard in La Septième Obsession n°28, mai-juin 2020.

Dans le champ de ruines abandonnées dans le sillage de la tumultueuse Histoire du cinéma, on trouve ça et là quelques fabuleux monuments qui rayonnent encore d’une aura magnifique. Du haut de son promontoire de reconnaissance, règne sans partage « Citizen Kane » sur l’œuvre d’Orson Welles, ne laissant que bien trop faiblement entrevoir dans son prolongement immédiat « la Splendeur des Amberson ». Ce film tourné immédiatement après, fut mutilé à la table de montage, ravagé dans sa durée, jusqu’à être défiguré par la volonté des studios qui exigèrent une autre fin, mais il conserve néanmoins l’élégance grave des plus beaux films d’Orson Welles, éminemment viscontien avant l’heure.

Dans ce film, contrairement à « Citizen Kane », Orson Welles brille par son absence à l’écran. Lorsqu’il confie le montage à Robert Wise, il doit partir au Brésil pour y tourner des scènes de carnaval, une commande du gouvernement de Roosevelt (autant dire qu’elle ne se refuse pas). Des indications, des notes, quelques précisions échangées par correspondance donnent à « la splendeur des Amberson » le brio qu’il affiche par endroits, dont les fondations et de nombreuses séquences magnifiques sont encore empreintes de la marque du géant. Car l’absence de Welles n’est que relative tant son ombre plane sur chaque parcelle de pellicule, tant son œil hante chaque angle de caméra. Et qu’est-ce qu’Orson Welles sinon une voix ? Une sorte d’écho radiophonique qui se fait entendre au prologue de cette histoire, narrateur omniscient qui contemple et commente le crépuscule d’une famille fortunée d’une petite ville des Midland à l’orée d’un siècle finissant. Le fond de l’histoire a en effet tout d’un changement d’ère, une mutation sociale qui verra peu à peu les rentiers de l’immobilier dépérir au profit des jeunes industriels qui misent sur les nouvelles technologies.

En cette fin du XIXème, l’omnibus cède la place à l’embryon d’automobile, une machine fumante et pétaradante qui trimballe impudemment son tintamarre de pistons sous les fenêtres de la digne et souveraine demeure Amberson. Elle amuse plus qu’elle n’intrigue, et pour elle les sceptiques riverains n’ont que dédain et pur mépris. De cette rivalité, Orson Welles aime l’esprit de compétition autant que le jeu de la séduction, un assemblage de forces antagonistes qui ne cesseront de balloter le scénario au fil des âges, au gré des présages. Passée l’introduction virtuose et cadencée, sorte de chœur populaire qui passe en revue la mode, les mœurs et les cancans de l’époque (structure qui préfigure celle d’un futur « Casino » ouvert par Scorsese), les mondes se mélangent dans une scène de bal d’anthologie (du même vertige que ceux filmés plus tard par Ophuls ou Kubrick), un chassé-croisé de personnages qui verra naître des sentiments comme il fermera des perspectives. Pourtant, celles-ci ne manquent pas dans la profondeur de champ si chère au réalisateur, quand les aînés gravitent autour du couple naissant réunissant Lucy, la fille de l’industriel Morgan, et George, le petit-fils du Major Amberson. Tandis que la candeur souriante de l’une tend à édulcorer les saillies arrogantes de l’infatué héritier, défile tout autour d’eux un microcosme social en effervescence, miroir des jeux d’influences relatif à leur rang respectif dans la hiérarchie locale. Aux dorures et splendeurs de la superbe demeure familiale s’opposent les nombreux invités liés à la présence de l’invité principal, Eugene Morgan. Il y a, bien sûr, derrière cette joute de pouvoir, un drame shakespearien qui couve, une tempête de sentiments qui bientôt sera fatale aux fondations de la maison.

Tout débute avec le secret amour qui naît entre Eugene Morgan et Isabel Amberson. Welles, qui n’a jamais caché s’être inspiré de la figure de son propre père, confie le rôle du premier à Joseph Cotten, son fidèle camarade de planches au Mercury Theatre. Quant à la belle des Amberson, elle reviendra à une « déesse » du cinéma muet alors en passe de sombrer dans l’oubli, la grâcieuse Dolores Costello (« the eternal showgirl » peste Orson Welles au micro de Bogdanovich, il aurait préféré Mary Pickford pour ce rôle). Dans l’ombre de leurs amours interdites germe une idylle nouvelle entre l’adorable Lucy interprétée par une toute jeune Anne Baxter (par encore reine d’Egypte sous le commandement de Cecil B. DeMille) et le détestable Georgie, campé par l’impeccable Tim Holt (un familier des chevauchées fantastiques selon John Ford). De jeux d’ombres en lents fondus enchaînés, au gré des travellings enjoués se fermant à l’iris, leurs déboires sentimentaux vont ainsi valser, dans un écrin quasi-expressionniste, de moments heureux en de sombres pressentiments, de promenades en calèche en baisers de traîneau, de l’insouciance joyeuse des hivers enneigés (qui n’est pas sans rappeler l’enfance de Charles Foster Kane) à l’affliction soudaine provoquée par un deuil. La demeure est comme un autre Xanadu, totem capitaliste autant que réceptacle des jalousies et des éternelles rancœurs, bientôt le tombeau de ses propres habitants.

La maison Amberson est un personnage à part entière : une bâtisse orgueilleuse vissée autour d’un escalier immense, une cage où se chuchotent les scandales, où se déchaînent les colères, où l’on peine à souffrir en silence. C’est le cas de la pauvre tante Fanny, confiée à une Agnès Moorehead littéralement habitée par son personnage à l’âme déchirée, une vieille fille aux amours contrariées, au destin sacrifié. Aux dires du cinéaste, il en fut de même pour le film, condamné à l’échec par les décideurs de la RKO (« du spectacle, pas du génie » était leur nouveau slogan). Le studio tentera en effet d’atténuer l’impression de déchéance en coupant des pans entiers du récit, et d’éclaircir la noirceur de la partie finale en confiant à Fred Fleck, l’assistant de Welles, la tâche très ingrate de tourner d’autres scènes en conclusion du film. « La Splendeur des Amberson », dans le montage proposé au public, s’achève de bien piètre manière, dans une tentative d’apaisement et de réconciliation. « Je perçois tout ce qu’il y a de merveilleux dans ce film, des scènes admirables, mais c’est une œuvre détruite » avouera Martin Scorsese dans les colonnes des Cahiers du Cinéma. « La Splendeur des Amberson » sera donc à jamais terni par cet outrage commis par les producteurs, un joyau impur qu’il n’est pourtant pas interdit d’admirer.

22 réflexions sur “La SPLENDEUR des AMBERSON

  1. De ton avis l’ami. The magnificent Ambersons est un film splendide et je souscris à toute ta chronique. La scène de bal, je l’avais un peu oubliée. il n’y a pas que Le guépard ou Madame de… dans ces graces chorégraphiées. Tu dis bien le monde qui change, la maison des Amberson, des escaliers eux aussi inoubliables. Dire que j’ai tout ça chez moi et que je ne prends guère le temps de revoir ces chefs d’oeuvre. A bientôt.

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    • Un chef d’œuvre mutilé hélas, et on se prend à rêver de la noirceur plus prononcée qu’aurait affiché le film sans ce caviardage éhonté de la RKO. De l’aveu même de Welles, il n’en reste rien (que quelques photogrammes), il avait fait faire des recherches. Quel privilège ce fut alors pour les spectateurs des deux previews organisées avant le massacre.
      Des scènes de bal, le septième art en compte de nombreuses (dans chaque western de John Ford ou presque), mais comme celles qui nous viennent à l’esprit, il n’en existe que quelques unes en effet.

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    • « Orson Welles a désigné Citizen Kane comme son meilleur film, Alfred Hitchcock opte pour L’Ombre d’un doute et Sir Carol Reed a choisi Le Troisième Homme – et je joue dans chacun de ces films. »
      On ne peut pas rêver de meilleure carte de visite. 😉
      Dans les Ambersons, Cotten est admirable en effet, digne et élégant dans le rôle d’Eugene Morgan.

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  2. Revu il y a peu et j’ai encore envie de le revoir à la lumière de ton texte somptueux.
    Mais je deviens sériophile ces derniers temps. Après GoT ( et on m’a offert Jean Neige en Pop), j’ai terminé The new Pope hier (les 2 derniers épisodes sont captivants et le générique… de l’art) et commencé The Leftovers…

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    • Merci 😀
      De l’orfèvrerie cette « Splendeur » mais si on enrage de se dire que la fin aurait dû être autrement plus sombre.
      Tu deviens addict, méfie toi. Mais je constate qu’en laissant les zombies de Rick cavaler dans leur coin (et je te comprends sur ce point), tu as fini par chevaucher les Dragons de GOT. Winter est bien là.
      De mon côté, après le Fincher, je me suis laissé prendre au piège par Mindhunter et sa tournée des cinglés période pré-Hannibal. Jusqu’ici, du haut niveau, qualité film.

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  3. J’adore La Splendeur des Amberson qui reste un film éminemment wellesien dans chacun de ses plans et dans ses thèmes malgré les efforts du studio pour le saboter, ce qui contredit d’ailleurs la thèse du récent Mank de Fincher. Un de mes Welles favoris que je préfère à Citizen Kane. Merci pour ton article.

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    • « Mank » ne cherche pas foncièrement à attribuer « Citizen Kane » à Mankiewicz, il cherche à lui en attribuer le mérite exclusif du scénario. Mais « Citizen Kane » n’est pas qu’un scénario. La preuve effectivement à travers « Magnificent Amberson » où le talent de mise en scène de Welles explose à l’écran. De plus, il s’arroge l’exclusivité de l’adaptation du roman de Booth Tarkington, prend en charge une partie (dit-il) des lumières, s’énervant après Cortez qui remplaçait (mal visiblement) Toland. Reste aussi le formidable travail de montage de Wise, qui travaillait à partir des notes et des câbles de Welles quand ce-dernier tournait au Brésil des scènes pour « It’s all true ». On lui reprochera d’ailleurs d’entreprendre beaucoup mais de ne rien véritablement finir.

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      • En effet pour ce qu’essaie de dire Mank de Fincher, sauf que c’est faux. Sinon, ce reproche de ne rien finir était injuste car beaucoup de ses projets restèrent inachevés en raison du refus des studios de les financer. Quoiqu’il en soit nous sommes d’accord pour beaucoup aimer Welles.

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  4. Un film que j’aime beaucoup et dont je me demande, comme toi, ce que cela aurait donné si on avait conservé le montage original voulu par Welles.

    Je garde un souvenir ému du générique de fin où Welles parle et nous présente tout le monde en gardant pour la fin sa contribution « I wrote the script and directed it. My name is Orson Welles ». Quelle arrogance de la part d’un gamin de 28 ans, et quand on se permet d’être aussi arrogant … mais qu’en fait ce n’est pas grave parce qu’on est un vrai génie … c’est encore plus bluffant.

    Un autre mot sur la sublime Agnes Moorehead, une immense actrice dont le rôle le plus frappant pour moi (je n’ai as vu beaucoup de ses films cependant, je dois admettre) reste celui de la servante dans Hush Hush sweet Charlotte d’Aldrich (une sorte de Mrs Danvers en Louisiane et non en Cornouailles).

    Sinon très beau post, comme d’hab, cela m’a donné envie de revoir le film (que j’ai pourtant revu il n’y a pas très longtemps

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    • Un film qui se revoit toujours avec émerveillement, quels qu’en soient les défauts liés à son histoire mouvementée. On peut même ajouter que quasiment chaque film de Welles possède son lot d’anecdotes en lien avec le réalisation compliquée. Au moment où il tourne les Amberson, Welles est aussi au générique de « Journey into fear », comme acteur et producteur. Avant de s’envoler pour le Brésil pour tourner des scènes de « It’s all true »… qui ne verra jamais le jour. Cela fait partie du mythe Welles désormais, un génie auquel on pardonne tout (ses frasques notamment, je pense à ses ivresses viennoises sur le tournage du « Troisieme Homme »). Mais c’est aussi un bourreau de travail, toujours très actif à la radio, d’où la référence finale dans le générique de fin des Amberson qui nous rappelle que le roman a déjà été adapté en pièce radiophonique.

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