Le Troisième Homme

Qui a tué Harry ?

« Oui, j’ai aimé travailler avec Carol Reed pour « le Troisième Homme ». Il appartient à l’espèce la plus rare des metteurs en scène : ceux qui aiment la caméra et faire jouer les acteurs. Très peu de réalisateurs sont capables d’autant d’enthousiasme. »

Orson Welles in Positif n°54-55, juillet-août 1963.

Il faut vivre, et laisser mourir. C’est tout au moins ce que prétend un roman de Ian Fleming mis en images par Guy Hamilton. Celui-ci en sait quelque chose, lui qui fut assistant de Carol Reed sur le tournage du « Troisième Homme ». Une bien sombre affaire en vérité, qui nous renvoie dans les décombres d’une Vienne en ruine, un de ces secrets que le célèbre agent aurait sans doute eu à cœur de percer : des funérailles inattendues, un odieux trafic de médicaments, une inquiétante galerie de complices, un machiavélique maestro qui tire les ficelles et un cadavre qui ressuscite. Mais attention, « on ne vit que deux fois ! » aurait pu dire le double zéro.

Au sortir de la seconde Guerre Mondiale, la capitale autrichienne, berceau du chancelier honni, est encore une ville dangereuse. « Tout le monde doit être prudent dans une ville comme celle-ci » prévient l’intrigant hongrois Popescu, un des principaux témoins de l’accident qui coûta (dit-on) la vie au mystérieux Harry Lime. Un brave type en apparence ce Harry, un copain d’enfance, un doux amant qui aimait les félins, le genre d’ami qui vous veut du bien. C’est en tout cas ce que pensent Anna Schmidt, clandestine de théâtre, et Holly Martins, écrivaillon ricain sans le sou. Alida Valli et Joseph Cotten, tous deux sous contrat chez Selznick qui co-produit ce « Third man » avec la London Film de Korda, semblent déboussolés, fragilisés dans cette cité glissante filmée en plan incliné. L’une est une âme en peine qui quitte le cimetière à pied, la mine résignée et les épaules rentrées. L’autre est un Américan in Vienna complètement fauché, lost in translation dès qu’il foule les pavés humides de la ville.

Pourtant, en matière d’intrigues, ils en connaissent un rayon, formés tous deux au suspense british, passés dans l’étau de Sir Hitchcock : l’une sort du « Procès Paradine », l’autre émerge de « l’ombre d’un doute ». Mais cet Anglais-ci bouleverse leurs repères, les confronte au chaos qui règne dans la ville. Dès qu’il met un pied dehors, Carol Reed tient à montrer à quel point Vienne est une ville martyre. Pas un angle, pas un arrière-plan sans qu’avoisinent la splendeur architecturale de l’ancienne capitale des Habsbourg et les décombres d’un bâtiment écroulé, vestige d’un lustre anéanti sous les bombes. Le réalisateur profite de cette plus-value romantique pour installer dans les palais en ruine ici un café ouvert tard la nuit, là un appartement miteux qui accueillit naguère des têtes couronnées. Et gare à la concierge trop bavarde, au portier qui en savait trop.

Carol Reed convoque les vedettes du cru, jadis muettes (Hedwig Bleibtreu, Paul Hörbiger, ex- « Espions » chez Fritz Lang) et l’armée des figurants locaux qui peuplent les nuits lugubres. Il ne rechigne à aucune situation cocasse (il revendiquait avoir réalisé une « comedy thriller »), comme lorsque ce vieux vendeur de ballons vient troubler la planque des flics prêts à se saisir de L le maudit. Harry Lime, tout le monde en parle dans le film, mais on ne le verra que peu. Reed soigne ses brèves rencontres, à l’aune de l’admiration qu’il porte à son interprète. Orson Welles n’a qu’une semaine de tournage à Vienne, et ses caprices de diva irriteront toute l’équipe. Tout cela participera néanmoins à forger sa légende, celle de cet homme en noir, le chapeau négligemment incliné, le cigare au coin du bec et le sourire roublard lorsqu’il apparaît dans l’encadrement d’une porte sur un air de cithare. Welles, c’est l’archétype du méchant magnifique, « le Criminel » par excellence, il a soif de Mal. Il se complait dans le cynisme et s’est lui-même ciselé une réplique qui restera dans les annales : « L’Italie sous les Borgia a connu trente ans de terreur, de carnage… Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité ; cinq cents ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi ? … the coucou clock. » Le spectre machiavélique est démasqué, la sentence est sans appel, le Mal doit être éradiqué. L’issue est pathétique, rappelle celle de Peter Lorre aux abois dans « M le Maudit » : même sentiment d’urgence, poursuivi par les ombres expressionnistes qui hantent les lieux (il n’était pas meilleur endroit pour un double hommage à Lang et à Wiene). Welles saura en tirer un profit radiophonique, suite au succès du film, en produisant pour la BBC « les aventures de Harry Lime » qui conduisent tout droit à… Mr Arkadin et ses « dossiers secrets ».

Avant de partir à la recherche du fameux « Troisième Homme », Carol Reed nous offre un rapide tour du propriétaire, façon documentaire, de la Stephansdom mutilée au Stadtpark enneigé, du squelette incendié de la grande roue du Prater aux cadavres flottants sur le beau Danube bleu. Ce tour de ville, rappelle le néo-réalisme de la ville de Naples sous les gravats du « Païsa » de Rossellini, tout comme il se fait l’écho de « Berlin Express » filmé par Jacques Tourneur, une autre capitale pareillement quadrillée par les quatre grandes puissances victorieuses. Se fomentaient dans la capitale allemande des complots souterrains, quelques foyers infectieux minés par des nazis récalcitrants. A Vienne, c’est le marché noir qui prospère, l’enfer règne en surface quand d’autres trouvent leur paradis dans le monde souterrain. C’est en tout cas ce qui ressort de la petite enquête menée par l’écrivain-scénariste Graham Greene lorsqu’il interroge ses anciens collègues du renseignement. Ce qui rapporte le plus, c’est la pénicilline, élixir frelaté qui fait des ravages dans les hospices pour enfants.

Pour traquer les commanditaires de cet ignoble business, la production engage l’excellent Trevor Howard dans le rôle de Calloway, officier de la police royale et militaire qui jamais ne s’éloigne de son aide de camp préféré, le sergent Paine (interprété par Bernard Lee, futur M « Au Service Secret de Sa Majesté »). Il leur faudra néanmoins se faufiler dans les égouts de la ville, se frayer un passage dans ce cloaque humide faisant office de souricière, un dédale cinégénique (du pain béni pour le chef op’ Robert Krasker qui remporte ainsi son seul Oscar), plus tortueux encore que l’enchevêtrement de ruines qui s’éparpillent à la surface. La course poursuite finit de profundis, droit au cimetière, où tout espoir de happy end in fine se dérobe à tous les personnages. Ainsi s’achève « cette grande œuvre sur l’incommunicabilité, la corruption et le désespoir » comme l’écrivaient Raymond Lefèvre et Roland Lacourbe dans « Trente ans de cinéma britannique », le plus célèbre des films de Carol Reed qui ne doit pas tout à Orson Welles.

37 réflexions sur “Le Troisième Homme

  1. Je vais essayer d’être bref car je dois une bonne partie de ma cinéphilie à ce film. Je suis allé à Vienne en 1980 et la principale raison était que je voulais monter dans la grande roue du Prater. J’ai vu très jeune à la télé Le troisième homme et ce film a séduit le gamin que j’étais, notamment la poursuite dans les égoûts, la cithare d’Anton Karas, l’immense silhouette de Harry Lime et son sourire sous le porche, la conférence de Joseph Cotten, le marchand de ballons (Lang) le cimetière final. J’ignorais les mots crépuscule, expressionnisme, et même pénicilline. Mais j’étais contaminé. Plus tard j’ai vu Allemagne année zéro et encore plus tard Berlin Express et encore plus tard Allemagne, mère blafarde et j’ai compris la cinégénie des ruines. A l’époque je n’ai pas compris la réplique dite du coucou suisse, je ne savais pas qui étaient les Borgia ni Michel-Ange. Je te l’ai dit, j’étais vraiment très jeune. Ca m’a incité aussi à lire pas mal Graham Greene.
    A mon sens chef d’oeuvre absolu, film fondateur bâtisseur pour moi, qui engendra une injustice, en attribuant presque tous les mérites à Welles. Il est vrai que Welles avait débté en tant que magicien. Mais tout est sublime dans le film de Carol Reed.
    PS. J’ai l’âge du Troisième homme.
    PS. Un bel article, l’ami.

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    • Bonsoir Claude,
      Merci beaucoup pour ce témoignage si personnel. Je constate que le film t’a marqué à plus d’un titre (jusqu’à l’année de naissance !). Un cinéphilie placée sous un air de cithare d’Anton Karas si je comprends bien. Il me semble bien avoir vu passer quelques chats entre deux airs de guitare chez toi. Harry ne serait-il pas dans le coin ?
      Le voyage à Vienne est programmé pour cette année (si tout va bien côté virus). J’aurai donc le plaisir de retrouver ces lieux devenus mythiques avec ce film. Je compte bien, moi-aussi, faire un tour de roue (peut-être Harry m’y rejoindra-t-il…), et sans doute visiter le musée dédié au film.
      Orson Welles hante le film jusque dans son absence. C’est assez incroyable. Un de ses tours de magie, sans aucun doute.

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  2. « se frayer un passage dans ce cloaque humide faisant office de souricière, un dédale cinégénique. »

    Bien décrit, la scène me revient en mémoire immédiatement, et me donne envie de replonger dans ce film magnifique !

    Mais qui a tué Harry ?!? ^^ Au passage, j’adore ce film d’Alfred Hitchcock, absolument pas mineur à mon sens.

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    • Cette scène dans les égouts est assez dantesque. Il faut dire que Welles se donne à fond.

      Loin d’être mon film préféré d’Alfred, « Mais qui a tué Harry ? » est tout de même assez savoureux c’est vrai. Il n’est pas dénué d’humour, ce qui lui fait un autre point commun avec « the Third man ».

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  3. ‘D’abord, cuire le strudel, ensuite s’asseoir et réfléchir’
    L’Autriche ça m’évoque ça tout de go, The Third Man tout de suite après …
    Plans obliques et musique de Karas, les signatures indélébiles de ce chef d’oeuvre ….
    Bon, la journée commence bien avec ton billet 🙂

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  4. Comme tombée de la dernière pluie, je découvre (le contraire va finir par t’étonner à force 😉)
    Quel film, certes. Mais quel article, surtout ! Car il faut bien le reconnaître, sans ce très bel article, je n’aurais pas cette sensation étrange d’avoir ( encore une fois) loupé un grand moment de cinéma. Mais il n’est jamais trop tard, n’est-ce pas ?
    Question que je me pose à présent: entre la lecture, l’écriture, la musique, le cinéma, les balades dans la nature etc ! quand trouverais je le temps de m’ennuyer ( ne serait-ce qu’un tout petit peu) ?;
    En tout cas MERCI Princecranoir. Toute belle journée à toi A bientôt.

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    • Bonsoir SOlène,
      Je suis ravi d’avoir une fois de plus attisé l’envie d’ajouter un long métrage à ton bouillon de culture. Le temps file, toujours trop court pour tout découvrir, pour savourer tous ces plaisirs. Attrapons-les au vol et laissons-nous porter sur leurs ailes le temps d’une parenthèse de plaisir.
      Belle soirée rochelaise.

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  5. J’ai adoré ce film, complètement novateur, comme s’il s’inscrivait en renouveau sur ces décombres laissés par la guerre. Avec un traitement de la lumière et de l’obscurité qui font penser aux cinéastes allemands, comme Murnau ou Fritz Lang mais avec quelque chose qui va plus loin. La musique incongrue vient ponctuer de son côté primesautier la noirceur de l’ensemble. Et je suis un fan absolue de Joseph Cotten. Merci Princecranoir pour cette critique érudite qui m’a appris beaucoup de choses. 谢谢你

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    • C’est vrai que c’est un film britannique (même si co-produit par l’Américain Selznick, ce qui vaut la présence de Cotten et Valli au générique) mais qui s’imprègne de la culture des lieux (l’air de cithare), de ses formes artistiques (le cinéma expressionniste). Je te rejoins sur l’aspect primesautier. A plusieurs endroits dans mon texte, je pointe les notes humoristiques caractéristiques du cinéma britannique de l’époque. Même le « méchant », un salaud fini s’il en est, a quelque chose de charmant, et on ne peut se résoudre à totalement le détester. Welles saura s’emparer de ce personnage d’ailleurs. Il le fera sien dans un feuilleton radio qu’il finit par connecter à sa propre œuvre cinématographique : « Mister Arkadin ».
      Merci pour ce sympathique message.

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  6. Bonjour princecranoir, je l’ai revu très récemment en DVD. Je devrais en faire un billet plus court que le tien. Je ne me rappelais plus de l’histoire. La forme est plus importante que le fond. Welles apparaît en effet très peu. La roue du Prater est photogénique. Le travail du chef op’ est remarquable. Vienne en ruines est magnifique et Alida Valli bien jolie. La poursuite dans les égouts est ce que je me rappelais le mieux. Bonne après-midi.

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    • Bonsoir Dasola,
      Quand je l’ai revu, je ne me souvenais pas non plus des détails de l’intrigue. La forme est très belle, mais la contextualisation est très réussie aussi, notamment ce quadrillage de la ville par les Français, les Anglais, les Russes et les Américains. J’ai revu également il y a peu le magnifiques film de Dassin « les forbans de la nuit » qui se situe dans les méandres d’une Londres éventrée par le Blitz. On y trouve les mêmes milieux interlopes, les mêmes trafics louches, une même plongée dans l’obscur. Plus d’humour chez le cinéaste anglais néanmoins. Et un Orson Welles inoubliable.
      Bonne soirée

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  7. Quelle histoire, quelle lumière, quelle musique, quel film !
    Et Orson Welles, d’une beauté, qui surgit dans l’ombre… mais je ne le vois pas avec un cigare.
    Et cette fin !!! Je crois, j’espère toujours qu’elle va s’arrêter…

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  8. Aaah, quel film! J’ai été complètement fasciné lorsque je l’ai revu. C’est un film improbable entre le musique de Karas, le personnage incroyable joué par Welles, la scène dantesque dans les égouts et cette Vienne en ruine qui en devient presque romantique. Le cinéma européen avec son petit zest d’Hollywood sur fond de guerre froide, un must.

    Et tu t’en es donné à cœur joie avec les jeux de mots dans ton post, j’ai bien rigolé. Et je ne savais pas que Guy Hamilton avait été l’assistant de Reed!

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    • J’avoue, le film m’a inspiré.
      Reed rend le film improbable en effet par cette mise en scène expressionniste, mais s’appuyant sur un contexte et une réalité documentée par Graham Greene. L’alliance des deux, et ce zest américain marqué par la présence des deux stars du Mercury Theater en font un objet mémorable.

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