The FOG

La baie des maudits

« Some of my best friends are ghosts. »
Dana Andrews dans « Rendez-vous avec la peur » de Jacques Tourneur, 1957.

« Hal Holbrook était un gentleman et un très bon acteur. J’ai profondément aimé le diriger, et partager une scène avec lui. Il va me manquer. »
John Carpenter, 3 février 2021.

« Vous pouvez revenir vers quatre heures, Bennett.
– Vous pouvez me payer, mon Père ?
– Revenez plutôt à six heures dans ce cas. »
Bennett, c’est John Carpenter. Il éteint une à une les lumières de l’église, à la fin du jour qui s’achève. Une époque est révolue. Dans cette scène, le Père Malone incarné par Hal Holbrook demande un peu de répit, encore un peu de temps pour régler ses dettes, avant de se fondre dans la nuit. Après une fort longue carrière qui l’a mené des « hommes du président » à la rencontre de « Lincoln », en passant par « Wall Street », « la Firme » et jusque « into the wild », le voici désormais emporté par les fantômes venus du large qui réclamaient leur dû il y a de cela plus de quarante ans maintenant. Et pour y voir un peu plus clair, minuit n’ayant pas sonné au clocher d’Antonio Bay, il est encore temps pour une dernière histoire. Il était un « Fog »…

Dans les années soixante-dix comme à l’orée de la décennie qui suit, les Etats-Unis n’ont décidément pas la conscience tranquille. On célèbre une époque prospère tandis que les cadavres des boys ramenés du Vietnam ont à peine fini de pourrir dans les cimetières militaires, on glorifie les pionniers qui ont confisqué dans le sang une terre occupée par des tribus ancestrales, on s’en remet à Dieu après avoir vendu son âme au Diable. Mais on a déjà vu la mer rendre certains corps, John Carpenter le sait. Au large de Spivey Point, les noyés attendent leur heure. Ils rôdent, intangibles et fluides. Parfois ils émergent des profondeurs (tels les « fantômes de Mars »), remontent à la surface sous la forme d’un brouillard vengeur hanté par les épaves d’un passé que l’on pensait englouti. Carpenter invoque l’esprit de Lovecraft et ses horreurs indicibles, convoque le spectre d’Edgar Allan Poe et ses vers coupables. Leurs écrits accompagnent l’histoire de ces lépreux qui cognent à la porte, émanations atroces de cette conscience déchiquetée sur les récifs, et qui revient avec la marée pour demander réparation.

Pour ce faire, le Mal commande aux morts et s’empare des vivants, sans aucune considération de sexe ou d’âge. La nuit de « Halloween », il s’en prenait même aux enfants, et s’apprête à récidiver sur la côte californienne. Une voix dans la nuit nous prévient : « surveillez l’océan ». L’avertissement circule sur les ondes, aux heures magiques de l’obscurité, lorsque le jour s’éteint et que nul ne sait si l’on verra le lendemain. Ce n’est pas le rock’n’roll hargneux de « Christine » que crache l’autoradio de Dan en route pour la station météo, plutôt un jazz west coast langoureux bercé par la voix de velours de Stevie Wayne, la sirène de KAB confiée à Adrienne Barbeau. Cette vigie acousmatique sera notre phare dans la nuit. « play misty for me » pourrait-on suggérer à la belle aux platines, tant il règne dans cette histoire de vengeance une humeur eastwoodienne. « Ce qui surgit du brouillard est impitoyable » insiste même Cédric Delélée dans un hors-série de Mad Movies consacré à Carpenter. Et il ajoute que « ce qui s’y passe est horrible et cela ne fait que le rendre encore plus inquiétant. » John Carpenter opte pour « une histoire de fantômes à l’ancienne », dans la tradition de ces films en Noir et Blanc qui ont réveillé ses peurs d’enfant. Il suffira de quelques indices, d’un débris échoué sur la plage, d’une confession qui transperce les murs, des racontars d’un vieux loup de mer pour installer l’ambiance.

L’atmosphère est pourtant à la fête en ce vingt-et-un avril à Antonio Bay, fictive bourgade balnéaire que Carpenter filme sous le soleil de Bodega, là où Hitchcock avait lâché ses « Oiseaux » presque vingt ans auparavant. Tout le monde s’affaire, la ville souffle ses cents bougies, glorifie ses fondateurs. On apprendra qu’ils l’ont rendue prospère après avoir mis la main sur un petit pactole plutôt que de la tendre à ceux qui sollicitaient leur hospitalité. Toutes les familles sont réunies, à commencer par celle de Jamie Lee Curtis qui semble fuir la « psychose » du précédent film de Carpenter en tentant de rejoindre la mer en stop… Elle y retrouvera finalement sa mère Janet Leigh que l’on croyait occise sous le fameux rideau de douche. Les voilà donc toutes deux piégées dans cette crique aux apparences pourtant tranquilles, fuyant la brume luisante et sanguinaire que rien n’arrête. Elles pourront compter sur le soutien de quelques bras costauds, tels ceux de Tom Atkins qui lui aussi se montre dépassé par l’évènement, ou bien trouver refuge chez le Père Malone interprété par Hal Holbrook, qui voudrait se convaincre qu’il a encore la foi en se noyant un peu plus chaque jour dans une bouteille de vin.

Le prêtre semble d’ailleurs être le seul à avoir compris, ayant découvert la vérité dans les ténèbres desquelles il surgit, une couleur qui s’accorde si bien avec son habit sombre, et fait ressortir sur visage buriné, ses cheveux gris et son regard battu. Il tranche avec celui du capitaine Blake, meneur déterminé de la horde des vengeurs sans visage, dont les yeux rouges se détachent d’une silhouette sombre là où un regard froid disparaissait dans les orbites creuses du tueur masqué de « Halloween ». Carpenter filme son église comme un donjon à l’allure un peu gothique, comme sorti d’un conte poussiéreux du temps jadis. « De ce point de vue, « Halloween » et « Fog » sont deux films très proches, qui se répondent un peu. » explique le réalisateur dans ses conversations avec Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret. « Dans l’un comme dans l’autre, le mythe et la légende sont plus réels que la réalité elle-même. » L’aspect factice et suranné de « Fog » vient donc mettre en exergue ce passif aux contours éthérés que toute une partie de l’Amérique s’évertue à refouler, quand il ne s’agit pas de la nier en bloc. Et si la fable peut sembler trop légère pour de telles révélations, elle est tout de même portée par l’écume d’un réalisateur hautement inspiré.

30 réflexions sur “The FOG

  1. bel hommage à Hal Holbrook via cette analyse de « the fog » j’avoue que je ne le connaissais pas par contre je reconnais Janet Leigh sur la photo … finalement elle a ressuscité de sous la douche de Hitchcock … pour aller dans la ville des oiseaux !!! sacrée Janet !!!

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    • Merci,
      C’était une très belle occasion pour Carpenter de rendre, après « Halloween » un hommage encore plus explicite à Hitchcock. Et puis la chance de pouvoir réunir à l’écran la mère et la fille.
      Holbrook était une figure marquante des seconds rôles. Je l’ai revu récemment aussi dans « Wall Street » d’Oliver Stone, une chronique encore à paraître.
      L’hommage de Carpenter au comédien est émouvant. Fort heureusement, Big John est toujours actif, moins derrière la caméra que derrière les claviers :

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  2. Je dois admettre que je ne connaissais pas, ni Halbrook, ni le film.

    Mais maintenant, grâce à ton post, je connais … et en plus cela m’a donné envie de le voir.

    C’est dommage qu’on ne parle plus beaucoup de Carpenter de nos jours, c’est à mon avis un grand tort. Peut-être que la « mode » reviendra un jour …

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    • Tu as forcément croisé ici ou là Hal Holbrook dans un film, c’était une « gueule de cinéma » souvent cantonné à l’arrière plan mais pourtant bien présent.

      Quant à Carpenter, il est je pense aujourd’hui considéré par une bonne partie de la critique française comme l’un des plus grands réalisateurs de films fantastiques, et à coup sûr un cinéaste majeur. Il s’inscrit dans le sillage des grands classiques d’Hollywood, même si, contrairement à Craven, il n’a pas eu la reconnaissance d’Hollywood. Un maître de la mise en scène, capable de distiller la peur en faisant un usage mesuré de l’horreur qui peut être montrée et celle qui est dissimulée.

      Il s’est aujourd’hui éloigné des écrans, se consacre à la musique, autre composante majeure de sa création puisqu’elle a toute sa carrière accompagné ses propres images.

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  3. Mon film préféré de John Carpenter. Un film que je regarde plusieurs fois par an, sans jamais me lasser. Une musique (que ce soit celle de Big John on celle diffusée par Adrienne Barbeau) qui reste durablement en mémoire. Et un plan plongeant sur le phare de toute beauté.

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    • Magnifique lieu de tournage que ce phare situé en contre-bas d’un grand escalier, puis qui domine la baie envahie pas les nappes de brume. Effectivement, la musique inquiétante composée par Carpenter accompagne l’arrivée de la brume, elle fait même corps avec elle. Tandis que celle, très jazzy, diffusée par Stevie depuis sa station de radio tente en quelque sorte de la mettre en sourdine avec un peu de douceur, comme si l’Amérique tentait d’étouffer la vengeance de ces noyés qui reviennent des profondeurs de la mort.

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  4. Le brouillard, la brume, la vapeur. Elément simple et pourtant magique dans la grammaire du cinéma. Chez la Hammer, Fellini, Corman, Carpenter, Fulci, Ridley Scott, Lynch et plein d’autres réalisateurs, un peu de fumée et nous entrons dans un monde différent du notre. Fascinant ou inquiétant, le rêve éveillé commence.

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    • Ombre et brouillard, deux éléments visuels qui redéfinissent les contours du décor, qui installent l’étrangeté d’un autre monde possible, un univers qui brouille les repères, qui nous fait perdre pied. L’idée est simple, maintes fois utilisée au cinéma (à tous ceux que tu as cité, on pourrait ajouter « the crawling eye », petit film anglais scénarisé par Jimmy Sangster, futur pilier de la Hammer, qui a très largement inspiré celui de « Fog »), et pourtant c’est une matière qui ne se laisse pas si aisément apprivoiser. Carpenter a raconté tous ses déboires sur le plateau, ces grands ventilateurs soufflant une brume artificielle chargée en kérosène qui se mouvait selon les caprices du vent. Il a fallu la jouer fine, tourner des plans à l’envers pour les inverser ensuite au montage. Un artifice indocile, comme habité d’une force intrinsèque, doué d’une existence propre.

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  5. Fog n’est pas mon préféré de Big John, mais c’est incontestablement l’un de ses plus réussis en matière d’ « atmosphère » pure. Mon problème concernant ce film, c’est que j’ai toujours eu du mal à croire en ces fantômes, on ne les voit que très peu en action et la fin – comme toujours chez le réalisateur – est trop brutal. Je trouve qu’il fera bien mieux dans la représentation spectrale avec Ghost of Mars. Et je suis surpris que tu n’est pas fait de comparaison avec son remake du village des damnés qui partage le même canevas que Fog. A savoir une petite ville américaine attaqué par une force surnaturelle dont on dévoile peu à peu la dangerosité.

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    • J’aime le relief tout de même de ces spectres naufragés qui s’animent par vengeance. Ces lépreux, ces réprouvés en décomposition, partagent davantage de points communs avec les fantômes hurlants martiens, voire avec les clochards assiégeant l’église du « Prince des Ténèbres ». Les affreux gamins du village se rapprochent à mes yeux davantage de « the thing » et sa paranoïa galopante. Une chose les unit néanmoins : l’immaterialité protéiforme du Mal.

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  6. Un minimum d’effets, de grands frissons : comme John Houseman au début du film, Big John nous file les jetons en nous racontant, la nuit au coin du feu, un conte horrifique. Et en profite pour arracher les racines sanglantes de l’Amérique et de l’Église… J’ai revu « The Fog » en salle il y a deux ans (avec « Halloween » en double programme) et dans le genre cauchemar balnéaire, on a peut-être jamais fait mieux (je pense aussi à l’excellent « Réincarnations » aka « Dead & Buried » de Gary Sherman). J’aime aussi beaucoup l’aspect zombie/fantôme de ces « choses » venues du passé. Il y a du Fulci là-dedans, un croisement putride entre l’organique et le spectral (cf. le plan de cette main décomposée sortant du brouillard). Quant au désormais regretté Hal Holbrook, il était aussi remarquable dans « Magnum Force » (sans oublier deux Peter Hyams : « Capricorn One » et « La Nuit des juges »…).

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    • « Magnum Force », excellent en effet. Je ne me souviens plus de Holbrook dans « Capricorn One » et je n’ai pas vu « la nuit des juges ».
      Par contre j’ai vu « Dead & Buried », excellent en effet.
      Tu as parfaitement raison, il y a quelque chose de la putrescence « fulcienne » dans ce brouillard carpenterien. La filiation avec « Halloween » dût sans doute être encore plus évidente lors de ce double programme. C’est en tout cas l’idée qui se dégage des propos même du réalisateur.

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  7. J’ai vu Ce brouillard et n’en garde aucun souvenir .
    Même pas entendu que Hal était DCD.
    On le voyait tellement partout en deuxième ou troisième couteau.
    Je me souviens des TRÈS BEAUX moments entre Emile Hirsch et lui dans Into the wild. Sans doute l’un de ses derniers films, je n’ai pas vérifié.

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    • Je ne suis pas un inconditionnel de « into the wild » mais Holbrook intervient dans le plus beau moment du film, c’est certain.

      Cette brume se traverse toujours avec le même frisson en ce qui me concerne. Et puis j’adore les histoires de marins fantômes. 😉

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    • A very good Carpenter’s movie indeed. It’s like a dark tale and the thrill is always with us, hidden in the shadow of every fog.
      I’ll read your review immediately. Thanx for your post. Come back any time, you’re welcome.

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