THIRST, ceci est mon sang

Vampire des sens

« Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans un méchant miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisait un trou rouge, large comme une pièce de deux sous ; la peau avait été arrachée, la chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires ; des filets de sang avaient coulé jusqu’à l’épaule, en minces traînées qui s’écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure paraissait d’un brun sourd et puissant ; elle se trouvait à droite, au-dessous de l’oreille. »

Emile Zola, Thérèse Raquin, 1867.

« Je pense que si Émile Zola vivait à notre époque, il serait réalisateur. »

Park Chan-wook

De la « littérature putride ». C’est en ces termes que Louis Ulbach décrivait le roman de Zola « Thérèse Raquin » dans Le Figaro en 1867. D’aucun pourrait aisément en dire de même de l’œuvre du coréen Park Chan-wook, cinéaste des passions mortelles et de l’amère vengeance, des manipulatrices aux irrépressibles désirs charnels et des brutes humaines qui n’auraient sans doute pas déplu à l’écrivain français. Lorsqu’il décrit son roman, Emile Zola évoque des personnages « dominés par leur chair et leur sang », rongés par une passion aussi dévorante qu’une maladie mortelle et transmissible. Il n’y avait pas plus généreuse matière pour donner à un cinéaste assoiffé d’images et de transgression l’envie d’écrire et de réaliser « Thirst », une transcription vampirique à la fois fidèle et hérétique d’un roman qui en son temps déjà fit couler beaucoup… d’encre.

Les Coréens du Sud, peuple très chrétien, le savent bien : il est possible de revenir d’entre les morts. Le premier à leur montrer la voie fut Jésus-Christ lui-même puisqu’il offrit son sang à ses disciples, avant de s’échapper de son tombeau pour un dernier salut à ses fidèles. Les Coréens croient au miracle de la résurrection, comme ils croient aux créatures fantastiques héritées des traditions plus anciennes. Le prêtre incarné par l’inestimable Song Kang-ho se situe précisément à la croisée de ces influences, tiraillé entre son amour pour la croix et sa flûte qui le démange.

« Thirst » est d’abord l’histoire d’un virus mortel nommé « Emmanuel », du nom du clerc qui l’a découvert, et qui selon l’étymologie signifie en hébreu que « Dieu est parmi nous ». Est-ce par son intervention miséricordieuse que le Père Sang-hyeon se voit désigné comme le seul élu à pouvoir sortir vivant de l’institut de recherches où il servit de cobaye pour trouver un remède ? Park préfère ne pas répondre à cette question, plutôt curieux, voire amusé de la réaction de tous ces fidèles qui acclament le Lazare des temps modernes comme un objet de vénération. « Le but de « Thirst » n’a jamais été de se moquer de la foi » se défend le réalisateur dans les colonnes de Mad Movies, « car les raisons intérieures qui m’ont poussé à le réaliser sont totalement différentes de ce qui paraît à l’extérieur. »

Park est en effet plus intrigué par cette passion charnelle et interdite qui se noue entre Sang-Hyeon et Tae-ju confiée à une toute jeune et très troublante Kim Ok-vin. Cette dernière se glisse sans pudeur dans les souliers de la Thérèse du roman, assumant ce rôle de fille adoptive brimée et effacée, promise à son crétin de « frère » et qui s’éprend de ce confesseur en soutane invité chaque mercredi à des parties de Mah-jong chez Madame Ra(quin), sa belle-mère (Kim Hae-sook, actuellement au générique du drama coréen « Start-up »). Il ne s’agit pas ici d’amour courtois, mais bien d’une pulsion animale qui attire l’un vers l’autre, guidé par des instincts qui ont le goût du sang. Ignorante des choses de l’amour, et déjà morte à demi dans ce foyer malsain qui l’a embaumée dans les rengaines moisies de Lee Nan-young et les flatulences du fils préféré (ici comme dans « Parasite », le statut social a une odeur), la jeune vierge mord à l’hameçon (comme un hommage à Kim Ki-duk) et se laisse dévorer par cet amour impie qui a le goût du sang.

Park a la bonne idée de contaminer cette addiction érotique de multiples bruits de succion dérangeants, de la garnir d’un appétit pour le répugnant (les pustules qui apparaissent sur leurs corps en manque, les cors aux pieds de la jeune fille) avant de verser dans une violence crue et perverse dont il avait déjà très largement fait montre dans le remuant « Old Boy ». Cela débute par des petites coupures, des incisions superficielles, voire même quelques morsures, avant de verser dans le planté de ciseaux (la future « Mademoiselle » confirmera son affection pour le découpage hitchcockien), les os brisés et les têtes fracassées et enfin les corps carbonisés faisant désormais l’ordinaire de ce couple adultère qui suit à la lettre un destin déjà tracé dans les pages de « Thérèse Raquin ». Entre Tae-ju et Sang-hyeon, c’est « trouble every day ». Des jours qui se réduisent très vite à une nuit sans fin puisque, fidèle à la tradition folklorique, Park impose à son vampire qu’il soit puni par la lumière du soleil.

Mais « Thirst » est aussi traversé de moments élégiaques telle cette rencontre aux pieds nus avec le prêtre des ténèbres ou ce final aux frontières de l’aube. L’image prend parfois des reflets naturalistes, qui se prononcent pour le terne au tout début du film. On devine même quelque intention du réalisateur d’approcher la sécheresse d’un Dreyer quand il filmait l’étrange histoire d’Allan Gray dans son « Vampyr ». Puis, quand la nuit gagne sur le jour, ce sont les lampadaires qui éclairent d’une anémique lueur la course pieds nus de la jeune désespérée. L’appartement de Madame Ra se change alors en un repaire immaculé, un simulacre de vie diurne dans l’enfer blanc de néons blafards où la caméra se meut tous azimuts, comme aspirée par un capharnaüm de sensations que le metteur en scène peine parfois à maîtriser.

Comme corseté par son matériau d’origine, Park cherche à lui transfuser autant que possible la folie douce qui caractérise son œuvre, aux franges des « frissons » infectieux selon David Cronenberg. Mais la greffe ne prend guère, et il faut attendre la partie finale pour qu’enfin cette extase se libère, pour que son style se débride et donne toute la mesure de son talent. Un peu trop tard peut-être, car ce déséquilibre donne l’impression d’un film où l’obsession baroque et l’ajout de notes d’humour grinçant ne s’accordent pas avec une œuvre aussi fiévreuse, adaptée par un cinéaste qui a peut-être voulu chausser trop grand.

42 réflexions sur “THIRST, ceci est mon sang

    • Merci. 🙂
      Un film qui tout de même reçut le Prix du Jury cannois en son temps, il n’est donc pas dénué de toute qualité.
      Park est un réalisateur exubérant, dont le style débridé peine à se marier correctement avec l’austérité du drame qu’il relate.
      Si tu as l’occasion, tu peux tout de même tenter « Mademoiselle », tout aussi sulfureux mais mieux maîtrisé à mes yeux.

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  1. Excellent texte !
    J’avoue que ce film ne compte pas parmi ceux que j’apprécie chez Park Chan-Wook. Il faudra que je le revoie lorsque l’occasion se présentera.
    De toute façon j’ai toujours du mal avec le gothique asiatique. Pour moi c’est une ambiance typiquement européenne et nord américaine (de culture chrétienne comme tu l’écris). Je sais pourtant qu’on trouve aussi ce genre de films au Mexique, au Brésil… La faute peut-être aux vampires bondissant made in Hong Kong ? 🙂

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    • Merci !
      Ah les vampires de la Shaw… je n’ai pas encore tenté l’expérience de ce fameux croisement entre démon de la nuit et planté de nunchaku mais j’en salive d’avance.
      Comme je l’indiquais, nous sommes ici en terre chrétienne, la communauté coréenne étant, après les Philippines je crois, la plus évangélisée d’Asie. Le crucifix a donc ici aussi droit de cité.
      Certes, les châteaux lugubres et les cimetières brumeux collent davantage dans le cadre de nos contrées occidentales, oripeaux dont se débarrasse bien volontiers Park quand il imagine cette histoire de vampires sortis des pages de Zola. Pour l’avoir lu récemment, j’avoue que le roman s’y prête, avec ce cadavre de noyé qui vient hanter la culpabilité des deux amants assassins, et les descriptions de cadavres dans la morgue publique qui firent sensation à l’époque (eh oui, en ces temps pas si lointains, on pouvait tranquillement le dimanche, contre quelques sous, aller contempler la mort en face pour obtenir son comptant d’horreurs).

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  2. Peut-être pas au niveau du magnifique Mademoiselle effectivement, mais j’ai trouvé l’esthétique très réussie dans son genre, avec, comme tu le décris, des scènes marquantes (l’appartement blanc éclairé aux néons ou le final sous les rayons du soleil).
    Cela reste une belle adaptation d’un roman qui donne des frissons.

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    • Zola est de toute évidence un auteur très « cinématographique », il suffit pour cela de compter les films adaptés de son œuvre : de « La bête humaine » à « Germinal », de « Nana » au « Bonheur des Dames », et j’en oublie forcément.
      Merci beaucoup pour ce commentaire. Passe une très belle journée.

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  3. C’est un film surtout au grotesque complètement assumé et affreusement drolatique… et il faut quand même l’avouer diablement troublant. SONG Kang-ho y pue durablement le sexe mais bon sang (ne saurait mentir) qu’est-ce qu’il me fait rire et la fin est cartoonesque à souhait avant de reprendre une voie plus romanesque. J’aime beaucoup le mélange des genres.

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  4. « Je pense que si Émile Zola vivait à notre époque, il serait réalisateur. »

    Park Chan-wook

    Haaa mais je pense trop pareil, je suis ravie que ce grand réalisateur dise tout haut quelque chose que je pense tout bas depuis que je relis Zola. L’écriture de Zola est tellement cinématographique, quand je le lis j’ai le film qui se déroule dans ma tête. En plus il était passionné de photographie.

    Bref, je n’ai pas vu celui-ci, d’ailleurs le seul film que j’ai vu de ce monsieur c’est Old Boy, j’avais manqué Mademoiselle quand il est sorti au ciné. A rattraper.

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  5. C’est vrai qu’il y a quelque chose de cinématographique avant l’heure dans l’écriture de Zola. Pour le reste, depuis que j’ai vu le dégueulasse Old Boy, j’évite les films de Park – exception faite de Mademoiselle – et ce n’est pas ta critique mitigée qui me fera changer d’avis.

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  6. Ce genre de violence débridée n’est pas du tout faite pour moi mais ton article est excellent et souligne bien les défauts et qualités de ce film. Quant à Zola il avait un tel sens de la description qu’en effet il se prête bien aux adaptations cinéma ! Bonne journée Prince Écran Noir !

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  7. Tu commences à me connaître, qui dit vampires, dit moi 😂 Je l’ai vu celui-ci et j’avais beaucoup aimé à l’époque, bien que comme tu le soulignes, la dernière partie est effectivement bien plus intéressante !

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  8. De la littérature putride… je ne dirais pas ça. Mais il m’arrive de dire  » on baigne en plein Zola, » et ça veut dire ce que ça veut dire. Pour autant, je ne déteste pas.
    Quant à ce film, pourquoi pas ? Ta chronique – excellente, a malgré tout éveillé en moi une certaine curiosité. Serais-je à ce point malsaine ? 😉

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  9. Bonsoir SOlène,
    Si lire et apprécier Zola était malsain, alors nous serions nombreux à verser dans le vice. Les termes de « littérature putride » ne sont pas de moi, mais bien d’un journaliste contemporain de Zola qui ne goutait guère ses descriptions de cadavres et l’adultère fiévreux entre Thérèse et Laurent.
    Merci pour tes mots sympathiques envers l’article. Il est frai que cette adaptation n’entre pas vraiment dans les canons académiques mais elle a le mérite de proposer une revisite de l’œuvre originale. Pour prolonger ce passage par chez les Raquin, j’ai bien envie de prolonger avec l’adaptation de Marcel Carné, avec la grande Simone Signoret, qui a été diffusée récemment par Arte.
    Merci de ton passage.

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  10. Bon, tu sais bien tout ce que je pense du film, ainsi que de son auteur. J’ai du mal, mais je n’y suis pas totalement fermé, contrairement à Oli haha.
    Mais vrai que son THIRST est bien bancal, et j’en profite pour souligner par contre que Song Kang-ho est comme toujours parfait, tout comme ton texte royalement écrit ^^

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    • Wow, merci beaucoup!
      Étonnamment, cette lecture dans la nuit vampirique du classique de Zola me semble finalement plus respectueuse que celle de Carné dans les années 50. Park n’est jamais meilleur que quand il débride son style, ce qu’il fait très bien à la fin, et lors de quelques scènes joliment gracieuses (comme celle des chaussures).
      Song est toujours imperial. Et la petite Kim n’est pas mal non plus.

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      • Park pour moi n’a jamais retrouvé la noirceur assez viscérale de son SYMPATHY FOR MR VENGEANCE, qui reste à mes yeux SON film. Le reste, je vais du sympa voir très sympa au pétard mouillé. On m’avait refilé son film US, STOKER, en dvd. Offert. Pas du tout aimé, j’ai pu le refiler cash à un autre pote haha.
        Song est toujours excellent c’est vrai, même si je le trouve encore meilleur chez Bong Joon-ho.

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  11. A really interesting review. I really appreciate the way you are able to describe these films, managing to deepen many interesting moments also in terms of emotions and not just technical. I really like how you described the relationship between the characters in the film and in general the whole story that is told to us. A really great review!

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    • Oh thanx again,
      I try to share the sensations I felt and all my feelings about the film with the readers. So I can keep here the trace of those, a place where I can go back to refresh my memory. I’m glad you liked it. Regardless of the black points, I hope I made you want to see the film.

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