La Seine et le clochard

« Boudu, longtemps avant la lettre, annonçait le mouvement hippie. Que dis-je, Boudu était le hippie parfait. »
Jean Renoir, Ma vie et mes films, 1974.
« Et je me disais que peut-être ces clochards célestes m’apporteraient la lumière. »
Jack Kerouac, Les clochards célestes, 1958.
Il porte une barbe épaisse et une chevelure bouclée et abondante. Il mène une vie d’errance et de liberté, il n’est prophète que de lui-même, Diogène sans tonneau, Moïse sans loi. « Boudu sauvé des eaux » vu par Jean Renoir, c’est une satire irrévérencieuse, un plaidoyer pour une vie sans contrainte, une ode à Michel Simon. C’est aussi une comédie dont la causticité se défie de l’usure du temps. Il faut bien reconnaître qu’il aurait été dommage de le laisser couler au fond de la Seine.
Une démarche mal assurée, une tenue mal adaptée, un chapeau melon, une vieille redingote : la ressemblance est trop frappante pour qu’elle fût née du hasard. Chaplin avait son Charlot, Renoir aura son Boudu. On sait l’admiration sans borne que porte le cinéaste au vagabond à la petite moustache. Mais le clin d’œil arrive en fin de film, ne tient qu’un instant. Pas question de s’embourgeoiser dans des oripeaux trempés dans l’inspiration d’un autre. Quand Boudu ressort de l’eau à la fin du film, c’est uniquement de son fait. Ni dieu, ni maître, et tant pis pour le beurre sur les tartines. Il revient à lui-même après la parenthèse Lestingois. Mais tout du long, il sera resté ce phénomène, « un produit brut » (comme l’écrivait René Fauchois, l’auteur de la pièce), un drôle d’animal repêché par un libraire qui s’est senti soudain investi d’une âme altruiste, soucieux du sort de son prochain. « Vous ne me connaissez pas » lui dit Dasté en étudiant sans-le-sou et fan de Voltaire, de passage à la boutique de livres anciens. « Mais si, je vous connais très bien, vous vous appelez la Jeunesse » lui répond Lestingois.
Il faut dire que l’âge venant, ce coquin de bourgeois l’aime de plus en plus la chair fraîche, surtout quand elle prend les traits de la bonne Anne-Marie (couche toi là) qui a bien la moitié de son âge. Il aime lui déclamer des vers, elle adore faire reluire sa longue-vue, lui astiquer l’argenterie. Il lui promet un amour éternel, elle lui apporte les nuits coquines, celles que Mme Lestingois ne semble plus en mesure de lui fournir. Sur la petite scène de théâtre qui ouvre le film, Renoir se joue déjà de nous. Il commence par une scène muette alors que le cinéma est devenu parlant. Il imagine Lestingois en priape, sa bonne en muse enamourée, tous deux batifolant tels des précieux ridicules réunis pour un déjeuner sur l’herbe, une partie de campagne ou bien de jambe en l’air.
Mais là n’est pas le pire crime de lèse-dignité aux yeux des coincés de la critique qui crièrent à l’attentat aux mœurs : Michel Simon mange ses sardines à l’huile avec les doigts, « j’étais la honte du cinéma » racontera bien plus tard l’acteur. Il est pourtant magnifique dans ce rôle, magistral même. Au point d’éclipser tout le reste de la distribution. Il faut dire que Marcelle Hainia dans le rôle de l’épouse trompée existe à peine, même quand elle va s’encanailler avec cet hôte qu’elle répugne. Séverine Lerczinska est bien mignonne dans le rôle de la jeune domestique, mais comparée à l’animal qui lui saute dessus… Reste Granval, épatant dans le rôle du libraire (sociétaire de la Comédie française, tout de même), tantôt bonne patte, tantôt remonté (on ne crache pas dans « la physiologie du mariage » de Balzac !) mais tellement lâche.
Du satyre à la satire, Renoir ne fait qu’une bouchée, replaçant tout ce beau monde dans leur condition sociale cloisonnée. Il a même pris soin d’organiser ses cadres pour mieux la souligner. Une fois passée la vitrine de l’entrée, un escalier en colimaçon nous mène directement aux appartements confortables avec vue plongeante sur les quais, s’organisant entre salon/salle à manger/chambre à coucher d’une part, cuisine et dépendances de l’autre. Autant dire que l’irruption du clochard dans un tel contexte étriqué promet de faire des ravages. Il titube, il bouscule, il renverse, il gigote en tous sens, se comporte comme un malotru, zéro de conduite. Sa gestuelle ample semble bien mal adaptée à cet univers trop rangé, à l’image de ces innombrables livres qui se serrent sur les étagères du libraire. Alors il s’agrippe, il s’accroche, il pousse les murs, vide les placards, il se suspend aux portes, bref il occupe l’espace, il cherche de l’air, prêt à casser la baraque.
Tout semble si faux dans cette maison tandis que dehors, par le truchement d’un naturalisme cher au réalisateur, tout paraît si vrai : Notre-Dame qui s’endort à la nuit tombée, les péniches au ventre alourdi qui descendent la Seine, les badauds qui se pressent sur le pont des Arts pour apercevoir le noyé, et Boudu qui erre comme une âme en peine parmi les bouquinistes installés sur les quais. Il est comme un chien dans un jeu de quille, ce qui tombe assez bien, il a perdu le sien au parc. D’ailleurs, on fait bien peu de cas des types dans son genre quand ils ont perdu quelque chose (la maréchaussée en prendra d’ailleurs pour son grade sous le regard caustique de Jean Renoir). L’initiative Lestingois ressemble à l’expérience du docteur Itard avec son enfant sauvage : Il tente de l’amadouer d’abord, puis de le domestiquer, de lui tailler un costume sur mesure, de lui offrir une coupe de cheveux et du vin qui pique. Il lui donne même sa bonne en mariage.
Mais le bourgeois se fait des (grandes) illusions, on n’achète pas Boudu comme ça, pas même avec un billet de loterie ! Maintenant que le cinéma cause, le clochard a des choses à dire ! « J’ai jamais dit merci à personne » dit-il, ingrat mais tellement fier de l’être. Il faisait l’admiration de Jean Renoir : « Quand je revois Boudu, j’oublie qui a fait le film, j’oublie ce qui s’est passé, je ne vois qu’un très grand acteur. » Renoir a d’ailleurs tout d’un Lestingois qui se rêve secrètement Boudu. Il a grandi dans ce monde petit bourgeois. Auprès d’un père peintre à la stature monumentale, il a cherché à se singulariser, à s’émanciper par les films. « Boudu sauvé des eaux », c’est un peu son pavé dans la mare, un pied-de-nez aux règles du jeu, « la glorification de la vulgarité » écrivait Bazin. Après avoir fait l’éloge du « Tire-au-flanc », il fait celui du superbe va-nu-pieds, du prince des crasseux. Et comme dirait Lestingois : « Je n’ai jamais vu un clochard aussi réussi ! »

Bonjour,
C’est un film que j’ai vu il y a longtemps et que j’avais beaucoup aimé.
Votre article et votre analyse sont un bon rappel à ce souvenir.
Ce personnage est très attachant.
De Jean Renoir et dans un autre genre j’avais aussi beaucoup aimé « Le Fleuve » tourné sur les bords du Gange.
merci beaucoup Princecranoir
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Jean Renoir est un cinéaste au fil de l’eau. Dans beaucoup de ses films on trouve des cours d’eau qui sont, comme pour « le Fleuve » en effet, au cœur même du sujet.
Le personnage de Boudu n’est pas des plus aimables, mais il est rendu attachant par son immense naïveté, cet affranchissement des codes, en rupture totale des conventions sociales. Il est libre Boudu, comme le vent, y en a même qui disent qu’ils l’ont vu flotter. 😉
Je vous souhaite une très belle journée Paquerite.
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Bonjour, je me souviens aussi de ce film qui m’avait marqué à l’époque. Michel Simon, un des + grands comédien de théâtre. Je viens de voir qu’il y a une vidéo sur YouTube du film en entier que je vais m’empresser de revoir. Merci pour ton article.
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Immense Michel Simon, à tel point que Renoir voulut le célébrer à travers ce film qui régale comme une boîte de sardines à l’huile mangée avec les doigts. 😉
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Bon jour Princecranoir,
C’est Michel Simon qui a donné l’idée à Renoir de faire de la pièce un film. Et Renoir avait une grande admiration pour l’acteur qui avait joué dans le fameux film « La chienne » qui le laissera pendant cinq ans sans faire de tournage (dixit l’acteur)…
Un bel article qui fait revivre un film qu’il était bon de faire ressortir des méandres 🙂
Max-Louis
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C’est vrai, il était temps de repêcher Boudu. Renoir avait, après « la chienne » une immense admiration pour Michel Simon, il accepta bien volontiers de faire le film.
Je crois que pour Michel Simon, le tournage de « La chienne » fut un drame à bien des égards, revivant celui du film dans les coulisses du tournage. Après la mort de Janie Marèse, on dit même qu’il faillit tuer Flamant, son partenaire et auteur de l’accident de voiture fatal à la belle.
Merci beaucoup pour ton passage, bonne journée.
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Bonne journée également 🙂
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C’est un très bel article qui donne envie de revoir ce classique du cinéma français. Magique 🤗
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Merci beaucoup 🙏
C’est un film admirable et qui met en joie je trouve.
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Ce film étant un chef d’oeuvre… que j’ai dû voir à peu près une dizaine de fois… on peut le revoir sans aucun problème (ni ennui), et grand merci pour votre article, très bon week-end
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» Ah sur l’pain là c’est pas du saindoux !
– Mais, non c’est du bon beurre frais qui nous arrive tout droit de Normandie. C’est bien meilleur que du saindoux !
– Oh, non. Pis elle est bonne cette eau là ?
– C’est du vin blanc.
– pffffff, cha pique ! »
Tellement plus drôle qu’avec Gérard Depardieu.
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ah c’est d’une autre trempe, ça nous élève, c’est incomparable, merci
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Le plus beau des clo-d’eau 😉
Bonne soirée Louise.
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Quel excellent article, vraiment chapeau ! Je n’ai pas vu le film et je vais essayer de le trouver. Merci beaucoup
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Merci beaucoup 🙏
Le film est disponible sur YouTube mais j’encourage à le voir dans ce meilleures conditions.
Ce qui est sûr, c’est qu’il fait un bien fou.
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Cela fait des lustres que je n’ai pas vu ce Renoir, qui n’était pas dans mes souvenirs un de mes préférés. Mais ton sens de la formule fait mouche (du satyre à la satire) et me donne envie de le revoir. Michel Simon est certes un vagabond plus anarchisant et sexué que Charlot.
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Charlot est devenu politique sans verser dans cette radicalité libertaire revendiquée par Boudu. Michel Simon est d’une autre trempe, un insoumis sur lequel Renoir porte un regard admiratif, comme un fantasme, presque jaloux. Le réalisateur vient du monde des Lestingois, de la bourgeoisie de province, a grandi sur la fortune de son père, a fréquenté les milieux aisés (grand ami de Coco Chanel) tout en s’acoquinant avec les défenseurs du prolétariat (une grande passion pour Maurice Thorez). Beaucoup le taxent d’opportuniste, une posture qu’il faisait passer avec sa bonhomie naturelle.
Boudu est un film à revoir pour le plaisir de s’assoir un instant dans l’herbe tendre, moment de suspension où chacun cherche son chien.
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C’est dans l’air du temps de taxer Renoir d’opportunisme – cf le livre de Merigeau et son ton de procureur – et je pense que c’est une critique à côté de la plaque et idéologique.
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Trop peu de cinéphiles parlent de cet immense acteur (pour moi, il l’était en tout cas) alors merci !
Il faut revoir également « le vieil homme et l’enfant », « la beauté du diable » ou « au bonheur des dames » 😉
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« L’Atalante », « Drôle de drame », « Panique », … Chaque apparition de Michel Simon donnait au film, même médiocre un cachet supplémentaire. Immense ? le mot est trop petit encore. 😉
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Double hommage :
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Je n’ai pas vu ce film et après lecture de ton article je sens que j’ai manqué quelque chose ! L’idée de manger des sardines à l’huile avec les doigts me fait penser au film d’Agnès Varda « Sans toit ni loi » où Sandrine Bonnaire fait la même chose me semble-t-il ! Bonne journée Prince Écran Noir !
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Je n’ai pas revu « sans toit ni loi » depuis bien longtemps et je n’ai pas souvenir de cette scène, mais sans aucun doute est-elle empruntée à Boudu. Varda était suffisamment férue du cinéma de Renoir pour s’en être emparée le temps d’un clin d’oeil huileux. 😉
Je ne peux que t’encourager vivement à faire connaissance avec ce clochard magnifique, un hymne à une vie sans entrave qui fait tant de bien au moral.
Merci de ton passage, très bonne soirée Marie-Anne.
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Superbe hommage pour un film immense. Merci
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Ah, merci beaucoup.
Je suis content de lire les avis de multiples amateurs de ce Renoir qui pourtant ne trône pas dans les têtes de liste.
Boudu est un vrai bol de fraîcheur, un vent de liberté qui chasse la poussière de nos appartements.
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J’adore ce film, surtout par la puissance tout en délicatesse de Michel Simon, un géant qui, en effet, est un peu trop oublié à mon sens…
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Un magnifique numéro. Depardieu ne lui arrive pas à la cheville.
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