La MISSION

Il était une fois dans l’Ouest

(from left) Johanna Leonberger (Helena Zengel) and Captain Jefferson Kyle Kidd (Tom Hanks) in News of the World, co-written and directed by Paul Greengrass.

« C’est un rêve devenu réalité pour moi. Durant toute mes années de cinéaste, j’ai fait des films difficiles sur ce que nous sommes maintenant, j’ai fait des films divertissants sur des espions en fuite, toutes sortes de choses, mais je n’avais jamais fait de beau western classique. »

Paul Greengrass

Cela fait maintenant près de vingt ans que Paul Greengrass a quitté son île pour venir voir si l’herbe qui pousse sur le Nouveau Monde est plus verte que celle de son pays natal. Dans un style remué qui lui est très particulier (et parfois même reproché), il s’est depuis longtemps fixé un cap artistique, celui de se faire rapporteur au plus près du réel des soubresauts du temps présent : la sanglante répression d’un « Bloody Sunday» à Derry, l’effroyable massacre sur l’île d’Utøya un « 22 juillet », l’intervention américaine dans la « Green Zone » irakienne, et des prises d’otages dramatiques sur le « Vol 93 » ou sur le porte-conteneurs du « Capitaine Phillips ». En marge de ses films d’espionnage à succès, Greengrass se fait l’écho des « News of the World », et c’est dans le même esprit qu’il accepte « la Mission » que lui propose son fidèle captain.

Tom Hanks a conservé son grade mais pas les galons de son uniforme gris. Ils ont disparu sous les étoiles de la bannière qui flotte désormais sur tout le pays. Depuis le 26 mai 1865, le 3ème d’Infanterie du Texas a déposé les armes à Galveston. Le territoire est désarmé (en théorie) et occupé par les soldats yankees qui tentent d’y faire régner ordre et obéissance. Jefferson Kyle Kidd n’est donc plus que l’ombre d’un capitaine, un vestige de la Sécession qui colporte des nouvelles de ville en ville, en général mauvaises d’où qu’elles viennent. Adapté d’un roman de Paulette Jiles, le scénario conserve une trame assez classique pour une approche du genre aux motifs toutefois peu conventionnels. Il aborde en effet le contexte à travers les pages des journaux que le Capitaine Kidd lit à un auditoire qui, contre quelques menues piécettes, vient se mettre à la page tout en profitant du récit.

Mais pour Greengrass, pas question d’imprimer la légende : par le truchement de Kidd, il raconte la rudesse de la vie dans l’Ouest, avec lyrisme mais sans fard, sans ignorer le décompte tragique d’une épidémie de méningite, sans oublier que derrière l’horreur d’un incendie de puits de mine il peut y avoir une belle solidarité. Lui qui filma naguère l’Irlande du Nord sous la botte des Anglais, fait de ce Texas post-guerre civile une terre d’occupation. Bien sûr, les films sur le sujet ne manquent pas, mais on en rencontre finalement assez peu qui ont peint l’Histoire sous cette réalité. Greengrass dépeint dans le détail un Texas qui n’a pas digéré la défaite, une terre d’esclavagistes qui vomit et hue à gorge déployée les politiciens du Capitole. A travers le slogan « Texas first ! » que lance l’un d’entre eux, se devine l’écho des récents déçus de l’élection présidentielle, se profile la discorde qui mine encore un pays au socle abimé. Cinq ans après la guerre de Sécession, souffle encore le vent de la désunion sur ce front pionnier où la loi n’est encore qu’une vague idée.

« Tout le monde souffre » dit le consensuel Capitaine histoire de tempérer un peu les ardeurs d’une foule qui gronde contre la présence des uniformes bleus. Mais de ceux qui vivaient là avant eux, personne ou presque ne se soucie vraiment. On n’en parle pas dans les journaux, encore moins dans les conversations de saloon sinon pour se vanter d’en avoir zigouillé quelques-uns. Les Indiens sont ici de la tribu des Kiowas. Ce sont surtout les spectres de l’Amérique, des apparitions dans la tempête, des ombres qui passent sur l’au-delà du fleuve telle cette scène quasi irréelle d’une longue procession qui traverse une nuit d’orage. Les images sont puissantes, étonnantes, remarquablement cinématographiées par le chef op’ polonais Dariusz Wolski, déjà compagnon d’œuvre des visions néo-classiques de Ridley Scott. Cette esthétique léchée semble parfois entrer elle-même en conflit avec la mise en scène (sobrement) agitée de Greengrass, réalisateur toujours adepte de la caméra portée quand les évènements viennent à se corser.

Car les affaires de notre bon captain vont en effet se compliquer après avoir ramassé une blondinette sur sa route. Il s’agit d’une enfant sauvage au minois germanique, doublement orpheline puisqu’elle a perdu à la fois ses parents biologiques et ceux de sa tribu d’adoption. Un double traumatisme qui va évidemment émouvoir l’officier errant en mal de « Mission » rédemptrice à accomplir. Ce genre d’attendrissement n’est évidemment pas monnaie courante dans ces recoins barbares du pays, mais le scénario de Paul Greengrass et Luke Davies (à qui on devait déjà le magnifique « Life » d’Anton Corbijn) conserve ce qu’il faut de dignité pour ne pas glisser dans le pathos ou l’excessivement sirupeux. Il poétise même leur rencontre par une symbolique délicate : elle sera le cercle (celui du monde des Indiens, des tipis, de l’homme en harmonie avec la Nature), lui sera la ligne (celle des colons, qui va de l’avant en écrasant tout sur son chemin). Certains jolis moments auraient sans doute mérité davantage de sobriété, ce que n’apporte guère l’omniprésence du score de James Newton Howard (par ailleurs très beau).

Comme dans « Hostiles » ou « Homesman » (pour citer deux exemples récents du genre), on suivra en effet une trajectoire balisée qui consiste à escorter la jeune fille (confiée à une toute jeune allemande du nom de Helena Zengel) depuis le bureau des affaires indiennes jusqu’à ses derniers parents connus. Embuches et embuscades ne manqueront pas, évidemment, et Greengrass embrassera pleinement les grands espaces (dénichés au Nouveau Mexique) dans la plus pure tradition, renouant avec l’esprit de John Ford (les multiples références à « la prisonnière du désert »), convoquant la sécheresse d’Anthony Mann (Tom Hanks épousant une fois de plus l’ombre de Jimmy Stewart) dans des fusillades tendues au milieu des rochers. L’effervescence de ces villes pionnières est ici formidablement rendue, et ne constitue pas la moindre des qualités de ce western qui, par nature, aurait tant mérité de bénéficier des largesses du grand écran. Faute de s’afficher à la une, ce western rejoint les petites lignes de l’offre numérique, Netflix s’érigeant une fois plus en sauveur d’une œuvre élaborée sous la bannière Universal. Même réduite à sa plus modeste expression, « la Mission » de Greengrass vaut assurément qu’on y fasse un tour.

69 réflexions sur “La MISSION

    • Attention de ne pas confondre « la Mission » (un titre pas forcément des mieux choisis, je préfère à la rigueur la traduction littérale choisie pour l’édition française du roman « des nouvelles du monde ») et « Mission » de Roland Joffé, qui se déroule aussi sur le Nouveau Monde mais dans une autre partie et à une autre époque. 😉

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  1. De ton avis l’ami sur ce beau film avec un personnage, le lecteur public, jamais vu pour ma part au cinéma, contrairement à l’écrivain public. Le cercle, la ligne, l’apparition un peu spectrale des Indiens, tout cela m’a plu. J’ai aimé aussi l’arrivée dans la communauté germanique, plutôt sobre. Les références , surtout dans un western, sont bien là, c’est normal, mais rien d’écrasant. Hanks/Stewart, l’honnête homme qui doute cependant parfois, The searchers, les villes pionnières, les rochers, etc…Merci. On en oublie que tout ça n’était pas tout à fait au cinéma. 🎬

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    • Avant de le voir, j’avais lu quelques avis mitigé qui lui reprochaient son approche classique, voire même « pépère » du genre (le film a été assassiné au Masque, très injustement). J’ai donc été assez agréablement surpris de voir que les motifs habituels étaient traités sous des formes inédites. Tom Hanks est parfait. Le film rappelle aussi le fameux rôle de la presse dans le récit commun de l’histoire des États-Unis (« Liberty Valance » n’est pas loin, et James Stewart non plus, encore lui). Greengrass trouve le moyen de nous replonger avec authenticité dans cette époque (le Texas, territoire occupé). Je regrette un peu la pellicule quand même, je trouve que la HD du film dessert parfois l’esthétique du film.
      En tout cas une belle surprise.

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  2. Votre article est une vraie invitation à le voir. Toutefois j’ai beaucoup de mal avec l’acteur qu’est Tom Hank, pour moi trop « gentil, houlàlà qu’il est gentil, N’américain ».
    Mais je vais passer par dessus mon inimitié et voir le film pour ce qu’il est. J »avais aussi lu le roman de Paulette Jiles, et que j’aime beaucoup aussi en tant que poétesse.
    Dans le roman elle reprend certains de ses poèmes dont celui là :

    Ceci est une imprimerie

    Carrefour des civilisations
    Refuge de tous les arts contre les ravages du temps
    Armurerie de vérité courageuse
    Contre le murmure de la rumeur
    Et l’incessant tapage du commerce

    Que de ce lieu des mots puissent s’envoler
    Sans périr dans les flots du bruit
    Sans varier en fonction de la main de l’auteur
    Mais figés dans le temps
    Après avoir été vérifiés

    Ami, tu es sur une terre sacrée

    Ceci est une imprimerie

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    • Tom Hanks a ses détracteurs, je peux comprendre cette aversion que j’ai moi-même pu éprouver autrefois. Je me suis depuis laissé séduire par cette figure récurrente « d’honnête homme américain » (personnage autrefois dévolu à Jimmy Stewart dans les films de Capra), employé récemment dans des rôles épatants chez Spielberg ou chez Eastwood. On devrait el revoir cette année en Colonel Parker, sans doute dans un rôle moins aimable.
      Si l’allergie est importante, je ne suis pas sûr que le film la fasse oublier car il occupe tout de même le coeur de « la Mission », attention.

      Merci beaucoup pour ce partage poétique, une formidable invitation à découvrir l’œuvre de Paulette Jiles et le roman qui a inspiré le film. La poésie chez Greengrass se limite à de légères touches (bien moins présentes que dans le « true grit » des Coen par exemple), mais qui réhaussent un récit plutôt ancré les pieds dans la boue ou la poussière.

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  3. Je soussigne – notamment tes petites « critiques » bien cachés entre tes lignes mais qui en effet ne pèsent pas lourds par rapport aux points positifs du film. J’espère pour notre « blondinette » qu’elle ne va pas être cantonnée dans ce type de rôle de « sauvagette » (elle a fait une prestation époustouflante dans le film allemand (également Netflix je crois) « Benny » (Systemsprenger) – avec un personnage du même genre, mais sans « happy end »….

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  4. Depuis que j’ai entendu parler de ce film, j’ai l’impression d’en avoir vu un autre avec un personnage de colporteur de nouvelles. Tu aurais un éclairage à m’apporter ?

    Ou alors c’est que j’ai amalgamé toutes les références du film pour en créer un autre imaginaire. Bref. Quoi qu’il en soit, ta chronique me donne envie de le voir. Problème : je ne suis pas abonné à Netflix. On est sûr qu’il ne sortira pas au cinéma ?

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    • Très franchement, je n’ai pas souvenir d’avoir croisé un tel personnage (en tout cas pas au centre de l’histoire comme ici) dans un autre western. Des écrivains oui, mais un lecteur public jamais. Ou ma mémoire me fait défaut. Peut-être as-tu aussi lu des articles sur le livre qui sert de base au scénario ?

      Pas sûr qu’il sorte en salle, je crois qu’Universal a vendu l’exclusivité à Netflix. En revanche, il sortira très certainement en DVD/br

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  5. Une mission sans Bob De Niro et Jeremy Irons qui aurait eu davantage sa place sur grand écran (le refrain commence à être connu…). Pas encore vu, mais si « Hostiles » et « Homesman » ne sont pas loin, alors je vais tenter l’aventure (ce que tu dis, entre autres, sur l’esthétique de Dariusz Wolski incite à la découverte). Et puis, j’ai l’impression que Greengrass s’est un peu calmé sur la « shaky cam », ce qui n’est pas plus mal…
    Sinon, puisqu’on cause de « Netmachin » (comme dirait Nico), as-tu vu le western des frères Coen, « La Ballade de Buster Scruggs » ? C’est un peu inégal (film à sketches oblige) mais souvent réjouissant…
    Merci, en tout cas, pour cet excellent article, cher Prince of the west !

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    • Merci beaucoup !
      Pas vu encore le Coen. Je ne suis en général pas trop fana des films à sketches, c’est sans doute ce qui m’a éloigné depuis tout ce temps de cette exclusivité N.
      Si tu aimes la photo de Wolski, tu vas ici en prendre plein les mirettes (prévois ton cache-poussière, je te laisse découvrir l’allusion…) Surtout que, effectivement, Greengrass a découvert qu’on pouvait de temps en temps fixer un pied à sa caméra ;-). Petit bémol quand même, ça passe un peu moins bien dans les scènes de fusillades. Mais elles ne sont pas si nombreuses dans le film.
      Je ne suis pas loin de le mettre au-dessus de « Hostiles » (qui m’a un peu agacé dans l’enchaînement des poncifs, cf ma chronique) et de « Homesman » (j’avais tellement préféré « Trois enterrements », mais il faudrait que je revoie quand même).

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    • Il y avait tout à craindre c’est vrai. Je ne partais d’ailleurs pas si confiant en entamant cette « Mission ». Et finalement, les références nombreuses, notamment à Ford (je repense à ce moment dans le cimetière qui évoque le Captain Brittles se recueillant sur la tombe de sa femme dans « She wore a yellow ribbon »), passent plutôt bien.

      Fais gaffe à ce qu’Oswald ne t’ait pas dans sa lunette. 😉

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  6. Encore une fois, j’avoue mon inculture dans le domaine du western. Le dernier que j’ai dû voir ce doit être …. mon dieu…. Impitoyable. J’ai pourtant vécu de grand moment avec ce genre mais grâce à des films des années 50 à 70. Sans oublier Gettysburg (mais est-ce vraiment un western) que j’ai vu au ciné en intégralité. Un jour, lorsque j’aurais réussi à m’extraire du noir, qui sait si je ne replongerai pas…

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    • Surtout qu’il existe une certaine porosité entre Film Noir ou néo-Noir et western. Certains naviguent à la marge.
      Le western est aujourd’hui un genre qui a toujours ses adeptes mais qui n’occupe plus le même espace dans le paysage cinématographique général. Malheureusement pour le westerner qui sommeille en moi. 🏜️

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      • J’ai commencé à me pencher sur le western noir (La Vallée de la Peur) et j’en ai même fait un article avec Le Mystère du Lac Noir. Quand j’aurais le matériel nécessaire, suffisamment de films, je me fendrai de quelques retours. Mais il va falloir que tu arrêtes par la qualité de tes écrits de donner encore plus envie de découvrir toujours plus de films ! Non, mais !

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  7. Merci Prince pour cet éclairage: les références que vous citez me rassurent un peu sur les choix de Paul Greengrass. Ayant bien aimé le roman de Paulette Jiles (j’ai fait un petit billet sur ce livre au début de cette année) c’est avec un peu d’appréhension que j’envisageais de voir le film… à présent je crois que je vais sauter le pas!

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    • Bonjour Evelyne,
      Je constate que je suis loin d’être le seul à avoir suivi le Capitaine Kidd dans la « Mission » de lecteur public. Je suis heureux que le film t’ait plu et que mon texte ait su en conserver les atouts.
      Embrasse l’océan de ma part. 😉

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  8. Très heureuse de voir ton avis sur ce film, même si nous en avions déjà parlé ensemble ! Je ne peux qu’être d’accord avec toi, d’ailleurs, j’ai vu que tu avais cité « Hostiles », bien qu’assez différent et nettement plus violent, ce fut un gros coup de cœur également…

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  9. A very interesting and in-depth review of a very special film. For me it was a real surprise to see Greengrass in this way, I got used to his style of him in action movies but here he is different and yet very good at staging. A very interesting way of redemption, I admit that I would have liked a little more from this film, but that it is a film that has really lived up to expectations.

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  10. Bonsoir ! Je partage totalement ton avis sur ce film magnifique qui aurait mérité, comme tu le dis si bien, le grand écran. Tom Hanks et cette enfant sont parfaits. Il y a une vraie poésie dans ce western que je rapproche d’Hostiles (entre autres films..). Ton retour est un bien bel hommage au cinéma de Greengrass et à la magie du western, genre que j’apprécie par dessus tout. Excellente soirée à toi 😊

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  11. J’ai profité de mon abonnement d’un mois à Netflix pour voir ce film. Je ne l’aurais sans doute pas découvert sans toi, donc un grand merci ! J’ai beaucoup aimé. Tu parles de James Stewart et… je pense la même chose, depuis plusieurs années déjà. Là encore, je me suis dit que Hanks avait un petit côté Jimmy Stewart, dans ce film aux accents fordiens d’ailleurs, qui aurait pu commencer là où s’arrêtait The Searchers. Assez classique mais très plaisant.

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