ELLE et LUI (1939)

Le rendez-vous de juillet

« Plaisir d’amour ne dure qu’un moment
Chagrin d’amour dure toute la vie. »

Jean-Pierre Claris de Florian, Célestine, 1784.

Au 102ème étage de l’Empire State Building, on jouit d’un imprenable point de vue sur les images du monde. De là-haut, on observe les vies minuscules : certaines sont joyeuses, d’autres sont tristes. A quelques centaines de mètres au-dessus du commun des mortels, l’immensité du ciel a force de loi, et impose ses foudres aux caprices de l’amour, pas besoin d’être grand singe pour s’en apercevoir. Leo McCarey savait tout cela mieux que personne, il y fera une place pour « Elle et Lui », sommet d’une des plus belles « Love Affair » que le cinéma hollywoodien ait jamais produite.

Et si… Et si parfois l’amour pouvait jouer le jeu de la sincérité, s’il faisait fi des conventions sociales, pêcherait-on par excès de romantisme ? Ce playboy à l’adorable accent français dont tout le monde parle à la radio (RKO oblige), ce séduisant Michel Marnet qui vit en dilettante sur le vieux continent, doit-il nécessairement épouser la fille du milliardaire qui l’attend de l’autre côté de l’Atlantique ? Quant à Terry McKay, la belle chanteuse de cabaret, doit-elle forcément finir au bras de ce patron qui s’est entiché d’elle ? Il est vrai que tous deux partagent ce même goût du luxe, « a life of pink champagne » qui sont autant de bulles superficielles et vides de sentiments profonds.

Mais… « Suppose, dit MacCarey à sa femme sur le paquebot qui les ramène vers New York en cette année 1937, suppose que nous ayons fait connaissance durant la traversée et que nous soyons tombés profondément amoureux l’un de l’autre. Et maintenant, nous avons chacun quelqu’un qui nous attend. Que va-t-il se passer ? Nous devons prendre une décision. Allons-nous nous quitter définitivement ou nous fixer un rendez-vous ? » C’est le point de départ d’une formidable et sentimentale affaire qui vous fait monter dans la tour avant de vous flanquer par terre et vous ramasser tout en bas en mille morceaux (« going down ? » demande incessamment le liftier à Michel qui s’accroche à son rêve).

La traversée vers l’Amérique fait office d’ascension, une amusante flambée des cœurs qui fera même escale sur une île enchantée. A Madère, dans une villa qui domine les hauteurs, Terry et Michel s’offrent une parenthèse dans un « autre monde ». C’est celui de Janou, formidable Maria Ouspenskaïa, une voix d’or à l’accent slave qui passe pour la grand-mère de Michel. Son châle de dentelle sur les épaules, elle attend patiemment de rejoindre son grand amour qui gît au fond de la chapelle. Les âges heureux sont pour elle révolus mais « Vous avez à vous créer vos souvenirs » dira-t-elle à la jeune Terry qui boit chacune de ses paroles. Son bref passage à l’écran laissera néanmoins une empreinte indélébile sur toute la suite du film, une présence transportée par un air de piano, une bienveillante silhouette qui se détache d’un tableau.

McCarey soigne ses personnages, raffine ses compositions. Il peut compter pour cela sur un orfèvre en la matière : le grand Rudolph Maté sorti des ombres de l’Europe de l’Est est capable de sculpter des pans de lumière pour en couvrir les comédiens comme un voile blanc posé sur le front pâle d’une jeune mariée. Le facétieux metteur en scène peut aussi compter sur Delmer Daves pour le discipliner à l’écriture, même si celui-ci confessera que sur le plateau McCarey n’en faisait qu’à sa tête. A cela s’ajoute la splendide musique de Roy Webb qui épousera avec délicatesse et pudeur les aléas des cœurs malmenés. Mais qui pour incarner les deux tourtereaux ? Et Dunne ce sera Irene dont McCarey est fou depuis qu’elle lui a rapporté un Oscar pour « Cette sacrée vérité » ? Du deuxième il fera un french lover en la personne de Charles Boyer, l’expatrié qui vient de faire flamber les cœurs de la « Casbah » hollywoodienne dans le rôle de Pépé le Moko. Il faut le voir descendre de l’escalier, tel un meneur de revue, accueilli comme une star sur le pont du bateau où l’attendent des groupies en pamoison. Son maintien élégant, la cigarette à la main, ses airs de poseur au sourire en coin (un petit côté frimeur façon « the Artist » Dujardin) font des ravages auprès de la foule des midinettes. Il suffira d’un courant d’air pour le faire regarder par le hublot et rencontrer une âme sœur aux manières moins tapageuses.

Neuf jours de traversée suffiront à cette promesse de bonheur qui se paie de cancans, de bons mots et de silences qui en disent long. En touchant terre, les amants passagers vont devoir descendre de leur nuage et se soumettre aux aléas de la vie comme aux accidents de la circulation, au fur et à mesure d’un scénario que McCarey recompose à même le plateau. Bientôt sonnera le glas des sirènes de bateau, s’élèveront les brumes de l’hiver, et l’orage grondera sur Manhattan. Il y aura les coups du sort, les rendez-vous manqués, des choix de vie qui se font à gorge déployée ou à la pointe du pinceau. Pas de sentimentalisme, encore moins de pleurnicheries, McCarey sait qu’une partie de son auditoire a une vie bien moins enviable que celle de ces deux-là (« je vis sur la 186ème et j’ai même pas le droit de prendre le métro » dit un brave type que Michel croise par un soir de neige avec un sapin de de Noël sur le dos).

Pas question non plus de donner dans le modèle habituel, celui qui s’étale sur les écrans de la concurrence : « le type embarque la fille, show is over », pas de ça ici. Quand Terry recroise le regard de son bel amant, elle reste clouée dans son fauteuil dans une scène si embarrassante qu’elle coupe les pattes à toutes les conventions. Pas d’amertume, aucune rancœur chez les personnages, juste le génie du réalisateur. McCarey le modeste transmet dans « Elle et lui » cette pudeur des sentiments qui le caractérise, quelque chose de cette « intuition extraordinaire pour comprendre les gens et d’une affection pour presque tous les êtres humains, en dépit de leurs erreurs, leurs limites et leurs faiblesses » dont parle Jacques Lourcelles dans un long article qu’il lui consacrera après sa mort. « Love is not an easy game » chante Irene Dunne dans le film, peut-être Leo McCarey avait-il compris cela mieux que quiconque en tournant cette « Love affair ». « An affair to remember » se dira-t-il bien des années plus tard quand le succès et l’inspiration viendront cruellement à manquer.

19 réflexions sur “ELLE et LUI (1939)

  1. Bon jour,
    A part, bien sûr, un « Elle et Lui » qui me fait penser invariablement à Sand et Musset, je ne connais pas ce film …
    En tout cas un bel article ciselé sur un thème qui fait chavirer bien des vies (et pas que des bateaux, allais-je écrire, avec humour) 🙂
    Max-Louis

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    • Bonjour Max-Louis,
      Pas de voyage en Italie cette fois-ci, mais une belle croisière vers les États-Unis, avec escale à Madère. On ne peut que chavirer pour cette histoire racontée avec toute la sensibilité d’un réalisateur hautement inspiré. Il en a même fait deux versions, tu as donc l’embarras du choix, il suffit de laisser parler son cœur.
      Passe une belle journée.

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  2. Tu ne m’as écoutée qu’à moitié en commençant par le commencement 🙂 même si je comprends,
    tu as vu ou verras la version 57. Malgré tout le talent et la prestance de Charles Boyer, la classe, l’humour souvent ironique de Cary Grant sont indépassables. Et puis il réussit au delà de tout LA scène où il prétend ne pas avoir attendu… et celle où il s’appuie sur la porte (oui je sais, je radote). Et puis il a une espèce de fierté, un truc imperceptible dans la façon de se tenir, de s’exprimer qui fait voir sans le dire qu’il tente de résister.
    Néanmoins, ce film double est de ceux que je peux voir, revoir et chaque fois être ravie et bouleversée.
    Bravo et merci pour ce beau texte sur ce film merveilleux.

    transportée par air de piano

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    • Je dois avoir l’esprit de contradiction, à moins que ce ne soit le charme du Noir et Blanc. Si je comprends bien, gare à moi maintenant si je préfère la « vieille » version. 😉
      Boyer est magnifique dans ce film, avec ce petit air sophistiqué qu’on retrouvera chez l’aristocrate galonné au bras de « Madame de… »McCarey avait écrit le rôle pour lui paraît-il.
      Quant à Irene, elle est d’une incroyable sensibilité, à la fois pétillante et généreuse avec les enfants de l’orphelinat (et l’adorable Patsy-Jane), particulièrement touchante.

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  3. Bonsoir Princécranoir, j’ai aimé la version de 1957 revue après la version de 1939 que je n’avais jamais vue. J’ai un petit faible pour celle de 1939 peut-être à cause des acteurs : Boyer et Irene Dunne sont magnifiques. Bonne fin d’après-midi.

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  4. Un film merveilleux, écrit de manière éblouissante, avec des acteurs formidables, qui n’a qu’un défaut : avoir un cousin encore plus beau, la version de 1957 du même McCarey avec Cary Grant et Deborah Kerr. Car dans la vie, il faut parfois choisir et en refaisant le même film un peu différemment, McCarey nous a obligé à choisir. En commençant par la version de 1939, tu as d’ailleurs toi-même déjà fait une sorte de choix car au cinéma, on chérit souvent les films du commencement, les premières impressions, les premières versions vues – mais on verra bien. J’avais pour ma part vu en premier la seconde version. J’ai parlé des deux films comme tu le sais.

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    • Tu as tout à fait raison, c’est souvent la première impression qui est la plus forte. Je me prononcerai donc dès que j’aurai vu la seconde version du film. Je t’avoue que déjà l’idée de voir le film en couleur m’ôte une part du charme que dégage « Love affair ». J’espère agréablement être ébloui par cette nouvelle mise en images que tu as si joliment dépeinte dans ton analyse.

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  5. Moi aussi j’ai vu celle de 57 mais pas celle de 39 et ton post donne vraiment envie surtout après la souvenir inoubliable que m’avait laissé Irene Dunne dans Cette sacré vérité du même McCarey. Un film de plus à ajouter à la déjà très longue liste des films découvrir.

    Il faut que j’arrive de lire des blogs car cette liste commence vraiment à être démesurée.

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  6. Dasola et moi avons revu récemment les deux versions à quelques jours d’intervalle. Beaucoup de ressemblances, des différences aussi (les gamins chanteurs, plus ou moins nunuches…).
    Pour Jean Boyer en Pépé le Moko, il a fallu que j’aille vérifier (j’avais plutôt Gabin dans l’oeil!) afin de découvrir l’existence du Cashbah de John Cromwell. Merci!
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

    Aimé par 2 personnes

    • Charles Boyer (Jean, c’est un autre) dans ce rôle dans Casbah a tellement enflammé les midinettes qu’il a servi aussi de modèle au très décrié (actuellement) Pépé le Putois. Il s’agissait d’une parodie du French lover, ce que ne semblent pas avoir compris les ayatollahs de la cancel culture. Sans doute les mêmes qui crient au scandale quand le prince réveille Blanche Neige d’un baiser (ils auraient peut être préféré un coup de pied aux fesses).
      Je verrai la version couleur de « Elle et Lui » d’ici peu, j’aurai aussi l’occasion de comparer.
      Merci de votre passage.

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