MANDIBULES

Plan mouche

« Ce ne sont que des mouches à viande un peu grasses. Il y a quinze ans qu’une puissante odeur de charogne les attira sur la ville. Depuis lors, elles engraissent. Dans quinze ans elles auront atteint la taille de petites grenouilles. »

Jean-Paul Sartre, Les mouches, 1947

« C’est en boîte et c’est grand. » Tel avait tweeté Quentin Dupieux à la fin du tournage de « Mandibules », nouvelle chronique animalière qui fait suite à son « Daim » très stylé. Après avoir donné vie à une veste, il tente cette fois-ci de nous persuader avec humour de l’existence d’un diptère domestiqué, une mouche savante et affamée dans un monde qui se goinfre et qui semble avoir totalement perdu la raison.

« C’est le monde qui est détraqué » dit le gendarme venu constater le décès d’un petit chien, apparemment dévoré par l’une des pensionnaires d’une petite villa bourgeoise avec piscine. Dans « Mandibules », la nourriture est une préoccupation majeure, plus qu’un besoin vital, une pulsion animale. Des deux abrutis qui composent le tandem échoué sur la Côte d’Azur dont on va suivre les péripéties, Manu est le plus glouton. Ses cheveux filasseux, sa dégaine cradingue, son air de ravi de la crèche et sa bêtise crasse changent Grégoire Ludig en un être primaire, particulièrement maladroit, presque primitif par son incapacité au dialogue qu’il compense en recourant à une communication brutale. « J’ai un meilleur contact que toi » dit-il à son complice de toujours Jean-Gab, naturellement confié à un David Marsais au mulet bouclé, seconde moitié drolatique d’un fameux Palmashow. Le premier degré de la formule suffira à déclencher l’effet comique, définissant naturellement le profil de ces deux demeurés connectés : l’un sera dresseur, l’autre sera frappeur, ils ont un plan infaillible, une idée de malade. Leur amitié à but essentiellement lucratif n’aura dès lors pour seul objectif que de trouver le moyen de s’en mettre plein les fouilles, si possible au prix du moindre effort.

Cette opportunité, Dupieux l’imagine sous la forme d’un cadeau du ciel, une mouche aux proportions hors-normes découverte par hasard dans le coffre d’une vieille allemande immatriculée en Suisse que les deux idiots comptent bien apprivoiser pour en faire l’instrument de leurs futurs larcins, bien plus efficace qu’un drone car, je cite, « il n’y a pas besoin de piles ». L’origine de cette espèce pachydermique de brachycère restera un mystère que Dupieux associe à l’émanation morbide de ses obsessions passées, cette mouche étant « née sur le tas de cadavres de tous mes films précédents » confie-t-il en guise de note d’intention. Les accès meurtriers qui émaillent le lourd passif criminel du réalisateur (du pneu pyromane au slasher à franges) ont ici quasiment disparu, réduits à la simple menace, poussant à la rigueur jusqu’au crime canin.

« Mandibules » renoue également avec le caractère solaire de ses films tournés aux US après un double tunnel d’obscurité qui nous faisait passer la nuit « Au Poste ! » avant de se perdre au milieu des montagnes grises et glauques du « Daim ». Comme asphyxié par cette atmosphère nocive, c’est comme si Dupieux éprouvait le besoin de revenir au niveau de la mer, de changer de peau comme de paradigme. Lui qui aimait s’affranchir de toute « Réalité », il finit par quitter le désert du « no reason » qui faisaient sa marque de fabrique pour adopter une ligne plus accessible, avec un scénario obéissant à une logique interne compréhensible (tout élément loufoque mis à part).

La mouche Dominique, marionnette de latex aux pattes numériques, créature capturée dans le généreux bestiaire du fantastique de série B (très largement peuplé de « Tarantula » géante et autres « monstres attaquent la ville ») est un des éléments cocasses dont il faut accepter l’idée, comme celle de cette jeune femme ayant subi un choc à la tête et qui ne peut plus s’exprimer autrement qu’en parlant d’une voix forte et autoritaire. Obligée de forcer le trait jusqu’au ridicule, Adèle Exarchopoulos trouve pourtant la juste tonalité qui fait de son Agnès l’anomalie salutaire dans ce monde de cinglés, moitié Thunberg enragée, moitié Cassandre des temps modernes à la psychiatrique destinée. Il y aurait bien Serge (confié au belge Roméo Elvis) pour épouser cette même lucidité s’il n’était pas lui-même sous l’emprise du superficiel : ce grand rectangle bleu, ce signe extérieur de richesse dans lequel il aime se jeter sans craindre les éclaboussures.

En descendant de la montagne, Mr Oizo a fait sa mue, il s’est scotché les ailes, s’est changé en insecte docile doté d’une vision diffractée sur un monde focalisé sur un consumérisme à mouche que veux-tu. Non seulement Dupieux voit désormais les choses en grand, mais il les voit aussi en double : double Fred, double flic, double Michel, double mandibule en diams, double dose de comédie absurde servie par le duo à la manœuvre. Sans jamais intellectualiser outre mesure, il lui suffit de parsemer son scénario d’indices qui nous ramènent à la folie du monde, de la caravane de Bruno Lochet (un ermite qui semble avoir gardé toute sa tête) à un frigo rempli ras-la-gueule et quantité de boîtes de Ron-ron, jusqu’à cette ultime livraison qui vient ruiner en un régime tout espoir de retour aux fondamentaux de l’être humain.

Quentin Dupieux se fait entomologiste de notre espèce, cette drôle de petite bête qui a colonisé la planète bleue et qui peu à peu se grille les ailes en fondant des sociétés lobotomisées. Son film troussé en quatrième vitesse et pipeauté par les Anglais de Metronomy, « croisement improbable entre le fantastique d’E.T. l’Extraterrestre et la crétinerie de Dumb and Dumber », présente tous les atours d’une comédie loufoque, plaisante et amusante et qui fait mouche même avec du vinaigre.

62 réflexions sur “MANDIBULES

  1. Adèle Exarchopoulos et Quentin Dupieux réunis il me faut voir ça. Ton texte pleins d’humour mais pas que, donne une furieuse envie de se faire une petite toile afin d’attraper au vol cette mouche du génial Quentin Dupieux. Alors si en plus Metronomy signe la BO, je fonce vers « Mandibules » ! 😉 Il a toujours des BO très stylé. Je me souviens de Sébastien Tellier pour « Steak » notamment 😊

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  2. Un film génialement absurde qui ne plaira pas à tout le monde (notamment ceux trouvant que Quentin Dupieux tourne en rond), mais qui perpétue mon petit voyage chez le réalisateur. Pour l’instant je ne suis pas déçu (j’ai également vu Steak et Le daim). Là où Jonathan Barré n’avait pas le scénario adéquat pour son Max et Léon, ici je trouve que Dupieux réussit pleinement à exploiter le duo du Palmashow avec un mélange d’absurde et de beaufferie. La mouchette est vraiment bien faites entre cgi et marionnettes. Par contre, il y a deux-trois passages avec Roméo Elvis qui a posteriori sont un peu limites (il est accusé d’agressions sexuelles depuis plusieurs mois). 😀

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    • Max et Léon, j’ai tenu dix minutes. C’était vraiment raté.
      Comme il a su le faire avec Eric et Ramzy, Dupieux parvient à plier l’humour du duo du Palmashow à son univers décalé. Il propose une déclinaison des deux personnages au look grungy d’un de leurs sketchs (voir ci-dessous) pour les emmener vers un scénario de tous les possibles qui n’est pas qu’une vaste blague, il a aussi des choses à dire sur notre avidité consommatrice, sur tout ce qui brille, sur la segmentation et l’incommunication.
      Franchement, pour ce qu’il fait dans le film le Roméo, pas de quoi fouetter une mouche.

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    • « a very particular way », you hit the right point. Dupieux lives in a world close to our own but ruled by another logic (he made some films in the US and created a concept called « no reason »). « Mandibules » is quite easy to understand because the situations, even if it could be goofy or bizarre, respond to a logic we know. If you try another Dupieux’s film like « Rubber », story about a serial killer tire, you could be more surprised. 😉

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  3. Pingback: Cinéma : « ADIEU LES CONS » d’Albert Dupontel avec Virginie Efira – « MANDIBULES » de Quentin Dupieux – La culture dans tous ses états

  4. Enfin vu. Un Dupieux mineur pour moi, même si j’ai bien aimé hein. Comme tu le dis, il y a un petit quelque chose de plus sage dans cet univers, au-delà de quelques excentricités et de quelques éléments absurdes (la mouche, bien evidemment). Mais ça m’a semblé plus sage, plus accessible, tout en conservant la patte Dupieux, dans tout le côté technique déjà évidemment, dans certaines phrases que seul lui aurait pu écrire, quelques scènes. Bon, ben, Taureau !

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    • C’est clair, le propos se cadre davantage, propose une cohérence dans son décalage. Le film se veut aussi plus solaire, plus joyeux que le précédent. Mais il conserve dans l’air quelque chose d’une inquiétude latente, une sorte de hiatus dans la marche du monde (« il se détraque » entend-on dans le film). Je trouve que ça donne un peu plus de consistance au film au-delà de la seule pochade.
      Taureau du soir.

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      • Oui, le côté plus joyeux, ou du moins plus léger, était déjà là dans WRONG COPS, qui débarquait juste après WRONG. Alors oui bien entendu, il y a toujours la patte Dupieux, et heureusement, et on passe un bon moment pendant 1h15. Et puis plus j’y repense, plus je me marre tout seul en repensant à certaines scènes. Mais il restera je pense dans les Dupieux mineurs pour moi ^^

        Taureau bonne nuit.

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        • Je suis comme toi, je préfère l’humour noir et piquant du « Daim » ou de « Rubber ». Mais il faut admettre que Dupieux parvient à jongler avec les registres brillamment, le tout dans des productions sans artifices et d’une originalité assez folle.

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          • Il va falloir que je revois STEAK et RUBBER, n’ayant jamais pris le temps à l’époque d’écrire dessus ! Mon avis sur MANDIBULES arrivera lui aussi, mais bon, comme d’hab, trop d’articles de côté, il attendra encore un peu 😀

            LE DAIM au final, je me demande si ce n’est pas un de mes préférés, avec STEAK et RÉALITÉ. Et tu te doutes bien que le côté sans artifices de ces mises en scène me parle, vu que c’est également un peu ma façon à moi de travailler. Privilégier des plans larges, longs, et laisser les acteurs et ce qui se trouve dans le cadre s’exprimer.

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            • J’oubliais (à tort) « Réalité », tu as raison. Et tu me rappelles que je DOIS voir « Steak ».

              Effectivement, cette économie de moyens qui laisse s’exprimer le cadre me fait énormément penser à ta mise en scène, mais dans un univers tout de même très différent.

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              • J’ai ressorti le Dvd de STEAK à force d’en parler, bravo ! Mais bon, ce week-end, je rattrape certaines sorties récentes, et revois quelques films de ma jeunesse (là, ELISA de becker).

                Ah ça, j’ai toujours préféré ce genre de mise en scène, posée. Quand ça part dans tous les sens, ça me file la migraine (et un de mes plus grands trauma à ce niveau reste DOMINO de Tony Scott). Mais bon, comparé à Dupieux, je n’utilise pas assez les dialogues pour faire le même humour haha.

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              • Jamais trop aimé les films de Becker fils. Je préfère le père, et encore, je ne suis totalement sous le charme de « Casque d’or ». C’est une filmo que je connais assez mal et qu’il me reste à explorer (je vise le « Grisbi » et bien sûr « le Trou » 😁).

                Le Palmashow sera peut être partant pour ton prochain ? 😉

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              • Oh je connais assez mal, j’ai été de longues années réfractaire au cinéma Français de manière générale, donc j’ai pas mal de retard à ce niveau là. Tout en ayant vu et apprécié les grands classiques tout de même (j’adore par exemple LE VIEUX FUSIL, que j’ai acheté cash en blu-Ray à sa sortie).

                Mais j’ai pas mal de films à rattraper, des films cultes, des comédies, ou des films qui ne me bottent pas, mais que je me dois de voir pour la culture (acheté LA BOUM en dvd il y a des années, bien 15 ans, toujours pas osé le mettre dans le lecteur….).

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