Le PORT de la DROGUE

L’affaire est dans le sac

« Fuller était le plus franc des contrebandiers des fifties, aucune idéologie n’échappait aux mailles de son filet. L’hypocrisie des Etats-Unis constituait sa cible permanente et ses héros étaient souvent difficiles à distinguer des méchants. »

Martin Scorsese, A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies, 1995.

Si comme Jean-Paul Belmondo dans « Pierrot le fou » vous avez « toujours voulu savoir ce que c’était exactement qu’le cinéma », il suffit de demander à Samuel Fuller qui vous répondra en quelques mots improvisés : « l’amour, la haine, l’action, la violence et la mort. » On trouvera tout cela dans « le port de la drogue », ou bien « Pick up on South Street » selon que vous soyez plutôt schnouf ou microfilm. Pas une seule ligne de coke pourtant dans le scénario d’origine, mais une clique de cocos qui transpirent à grosses gouttes dans l’Amérique de McCarthy. Ce qui ne change pas en revanche, c’est qu’il y a de l’argent à se faire et dans ces moments-là, Richard Widmark n’est jamais loin.

On l’avait laissé au fond de la Tamise avec d’autres « Forbans de la Nuit », il réapparait au bord de l’East River, dans une cabane de pêcheur aménagée sous le Pont de Brooklyn. Widmark se change en Skip McCoy, mais ne s’est pas pour autant racheté une conduite. Il traîne encore dans les mondes souterrains, ramasse la mise dans les poches des autres. On le voit à l’œuvre dès l’ouverture, dans une rame bondée du métro aux heures de pointe, cherchant une proie à alléger, un sac à main à explorer. Et qui s’y frotte s’y pickpocket ! La cible est toute désignée puisque déjà au moins deux types la reluquent avec une discrétion toute relative. Il faut dire que le joli minois de Jean Peters ne passe pas inaperçu au milieu de cette foule compacte. Elle s’est frayée une place dans le film, écartant au passage Betty Grable (qui voulait son numéro de danse), Ava Gardner (« trop sophistiquée ») et même sa copine Marilyn (« trop de présence, explique Fuller dans un livre d’entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo, et mon personnage n’était pas du tout une glamour girl »). Même si elle raconte qu’elle n’était pas très à son aise dans la robe coquette qu’on lui a attribuée (elle se préférait en garçon manqué dans « la Flibustière des Antilles »), Jean Peters est pourtant parfaite dans ce rôle de paumée qui ne sait plus trop vers quel portefeuille se tourner.

En effet, dans « Pick up on South Street », l’argent n’a pas d’odeur, encore moins de couleur. « Tu es une Rouge mais ton argent vaut bien celui des autres » lâche agacé un Skip McCoy qui profite de cette opportunité pour faire monter les enchères. Dans les bas-fonds, on ne fait que survivre, juste le temps qu’il faut pour amasser de quoi se payer des funérailles de première classe. C’est le vœu le plus cher de Moe Williams, sans doute le personnage le plus émouvant du film confié à la formidable Thelma Ritter. « Ce personnage était très important pour moi. Elle symbolisait le trouble du monde » confie Fuller. Elle vend des cravates à la sauvette mais se fait l’essentiel de son beurre en marchandant quelques tuyaux. Dans son petit carnet, elle a noté tous ses tarifs, indexés sur le coût de la vie. Elle balance toujours au bon prix, jamais au rabais, et tout ça sans rancune, « Moe is alright, she’s got to live » répondra Skip. Elle n’est surtout pas du genre à vendre au plus offrant, elle garde sa dignité et a des convictions.

Ex-copyboy, Fuller connaît ces gens-là mieux que sa poche. Dans une première vie, il a gratté des articles pour le Graphic ou le New York Journal. « J’ai appris à connaître « les habitués » des homicides, les mouchards, et aussi les plus petits, les pickpockets, jusqu’aux vrais criminels » se souvient-il encore, utilisant toute cette matière authentique pour en fourrer les moindres détails du film : les bières qui rafraîchissent au fond de l’Hudson, les différentes techniques pour faire les poches, les astuces pour semer une filature, et Louie le Lumineux qui crache ses infos du bout de ses baguettes chinoises… Tout ici baigne dans un jus authentique, saisi dans un Noir et Blanc plus vrai que nature, trempé dans un jazz de trottoir dont le saxo donne le tempo. Fuller tourne en studio à Los Angeles mais c’est comme s’il avait ramené les buildings de New York dans ses bagages. Et cette cabane sur pilotis au bord de la rivière est un repaire atypique, une citadelle à la marge, qui se laisse assiéger tout en étant un leurre pour tous les poursuivants qui viennent s’y casser les dents. L’histoire ne dit pas si Jean Peters en a perdu une quand elle s’est prise la droite décochée par Widmark.

Il a beau faire l’élégant, le « petit minable » n’est pas un demi-dur, pas du genre à se laisser impressionner par un badge ou par une jolie fille. Il n’a pas l’intention d’être à nouveau le dindon de la farce, d’être le loser de service (pour Dassin, il a déjà donné). C’est lui qui cogne désormais, qui dicte les règles, que ce soit à la police, aux communistes ou au metteur en scène. « Jean Peters et moi avons travaillé nos rôles tout seuls et avons apporté quelque chose au film, je crois… » confiait l’acteur à la revue Positif en 68. La caméra de Fuller tente bien de l’intimider en se rapprochant dangereusement puis en lui tournant autour, sans bavure et sans coupure. Mais rien n’y fait, cette fois le petit criminel ne cèdera pas à la « panique dans la rue ». On sent le respect de Fuller pour ces petites gens de la grande ville, que ce soit le pickpocket, l’indic ou bien Candy, la poule déboussolée qui ne cesse de faire des allers et venues pour remettre la main sur ce que Skip lui a dérobé. Fuller prend tout ce monde comme il est, sans idéaliser.

Evoquant Skip, Fuller très justement dit que « ce n’est pas un criminel, mais ce n’est pas non plus quelqu’un de gentil. On ne le voit pas acheter du popcorn à des enfants, apporter un chèque à sa mère, ou nourrir un perroquet. Quand on voit ça dans les films de gangsters, c’est de la merde. Lui est logique avec lui-même. » A travers lui, Fuller envoie valser tous les drapeaux, n’en déplaise aux censeurs de la HUAC ou aux chatouilleux du Parti Communiste français. Dans « Pick up on South Street », qu’on soit badgé au FBI ou bien séide de Staline, on fume le même cigare, on porte le même costume. Certes le style de Fuller n’est pas du genre aimable, pas plus que celui de Mann ou de Siegel. Mais contrairement à ce qu’écrivaient certains critiques, Fuller n’était sûrement pas un « fasciste » (comme le pensait Georges Sadoul), il ne faisait pas de propagande, juste du mélodrame. Sur « Pick up on South Street », il cherche à trouver le filon d’un bon Film Noir, intense et trépidant, brutal et émouvant, une petite pépite de septième art. Et comme le dirait Skip, « en cherchant de l’or, on tombe parfois sur une mine. »

14 réflexions sur “Le PORT de la DROGUE

    • Celui-ci est particulièrement atypique, la marque de Fuller l’indépendant : Pas de drogue dans la VO mais, chasse aux sorcières oblige, un microfilm contenant des infos sensibles chipé à des espions communistes. En France, pour ne pas froisser le PCF alors très populaire après la libération, on change les Cocos en trafiquants de coco et le microfilm recèle soudain le secret d’une formule chimique. Ce qui est sûr, c’est que drogue ou Communistes, notre pickpocket n’en a cure, lui s’intéresse d’abord à survivre dans les bas-fonds de New York, ce qui n’est pas une mince affaire.

      Aimé par 1 personne

  1. Superbe film que j’avais découvert je ne sais plus où – à La Dernière Séance, peut-être ? Widmark était fantastique, dans mes souvenirs. La censure en France avait bien remanié l’intrigue initiale oui, ahahah.

    Je vais essayer de le revoir.

    Beau papier.

    Aimé par 1 personne

    • Cinéma de Minuit, Patrick Brion peut-être ?
      Je crois que c’est là où je l’ai vu pour la première fois. Ce fut déjà une belle claque. J’avais déjà été marqué par la brutalité incroyable pour un film de cette époque. Il y a une scène de bagarre dans les couloirs du métro où Widmark attrape Richard Kiley par les pieds et le traîne au bas des escaliers, sa tête vient frapper chaque marche. Il a dû le sentir passer !
      A voir en VO absolument, avec la vraie traduction. 😉
      Merci pour ce compliment. 🙏

      Aimé par 1 personne

  2. La drogue c’est mal ! 😉 (Je n’ai qu’un vague souvenir de ce film.)
    La présentation de Fuller par Scorsese vaut bien tous les Oscar du monde je trouve. Se faire traiter de fasciste parce qu’on n’est pas dupe de l’hypocrisie des idéologies ne date pas d’hier. Fuller ou Eastwood y ont eu droit, mais le talent et leurs oeuvres se rient des calomnies.

    Aimé par 2 personnes

    • ça tombe bien, il n’en est pas question dans le film si tu le regardes en VO 😉
      Fuller l’incompris, Fuller l’insoumis, Fuller le franc-tireur, il a eu droit à toutes les cases. Finalement, il a trouvé refuge à Paris, patrie des vrais amateurs de cinéma. Scorsese, mais aussi Jarmusch, Tarantino, Cameron Crowe, Godard, Hopper, Wenders et j’en passe… sont tous admirateurs inconditionnels de Fuller. Elle est là la vraie reconnaissance.

      Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s