Assurance sur la mort

« En 1946, le malfrat ne représente plus la caricature de la réussite sociale à l’américaine, avec tout ce que cela peut comporter de secrète admiration pour le « rebelle prolétaire » ; il ne sert même plus à la revalorisation des « G-Men » et de l’ordre public suscitée par Hoover, ou à la reconstruction économique préconisée par Roosevelt. Appartenant à la couche moyenne, il n’a plus de justification en lui-même mais exprime directement la morbidité de cette couche. »
Hervé Dumont, Robert Siodmak, Le maître du film noir »,1981
« I did something wrong, once… » Tel sera l’ultime aveu de celui qui s’apprête à prendre huit balles dans la peau. Un destin perfide aura placé des chausse-trappes sur son chemin, l’invitant à faire le mauvais choix, à prendre la voie moins sûre, la plus périlleuse, celle qui conduit vers un piège sans échappatoire. Au carrefour de la mort, « les Tueurs » de Robert Siodmak donnent un diner aux réverbères qui vire au jeu de massacre dont la plupart des convives ne ressortiront pas indemnes.
« Dehors, il commençait à faire sombre. La lueur du réverbère s’alluma derrière la vitre… » écrit Ernest Hemingway dans sa Nouvelle. La sentence semble avoir déjà été prononcée, l’ambiance nocturne est propice à son exécution. Un homme doit mourir ce soir. Mais pourquoi ? et pour qui sonne ce glas ? C’est là tout l’enjeu de cette « Double énigme » au script tortueux rédigé sous le patronage de quelques plumes prestigieuses. Si Hemingway fournit le socle littéraire de cette histoire de boxeur aux phalanges brisées, c’est Anthony Veiller qui se voit crédité au scénario du film. Mais on sait aujourd’hui que l’imparable efficacité de ces « Killers » doit beaucoup à deux autres contributeurs de prestige restés dissimulés dans le hors-champ du générique.
Le premier d’entre eux n’est autre que John Huston, appelé à la rescousse par Hellinger le producteur alors qu’il porte encore l’uniforme. Attaché à la bannière Warner, il ne peut décemment apparaître au crédit d’une production Universal. L’autre plume de renom est Richard Brooks, futur réalisateur de « De sang-froid », « Graine de violence » ou encore « Elmer Gantry » avec Burt Lancaster. Hellinger l’a choisi pour ses qualités journalistiques, sa capacité à produire un récit empreint d’anecdotes authentiques, le plus proche possible du réel. « Je m’y suis mis, en m’inspirant d’un fait divers (l’enquêteur d’une compagnie d’assurances essaie de tirer au clair un hold-up très embrouillé) pour étoffer les cinq pages d’Hemingway » explique-t-il dans la monographie que lui consacre Patrick Brion.
Pourtant, une fois livré au scalpel de Siodmak, le film perd toute texture documentaire pour devenir un véritable « Kammerspiel mental » (pour reprendre les termes de Noël Simsolo dans son livre sur « Le Film Noir »), un puzzle narratif fiévreux et agité qui se fraie un chemin vers une terrible conclusion. Si Ava Gardner et Burt Lancaster apparaissent bien en tête de cortège sur l’écran générique, ils ne sont pourtant, aux yeux du spectateur de l’époque, que deux illustres inconnus qui partagent l’affiche, au mieux de vagues silhouettes d’arrière-plan. Par la magie d’une mise en scène tissée de coups d’éclat en plans-séquence et de coup fourrés tapis dans l’ombre, sous une tempête de cuivres dirigés par Miklós Rózsa, Robert Siodmak leur conférera une aura de mystère digne des plus belles figures du grand écran. Lancaster sera le premier à occuper l’espace, d’abord au cœur des conversations.
A la tombée de la nuit, deux tueurs intimidants pénètrent dans le Henry’s diner, chacun par une porte différente comme pour verrouiller la tenaille. Ils espèrent y trouver leur future victime, celle qu’ils sont chargés d’abattre pour le compte d’un obscur commanditaire. Faute de gibier, ils nous dessineront leur cible au détour d’un échange de comptoir : ils cherchent un « Suédois » qui semble ici avoir ses habitudes, un type apparemment sans histoire pourtant rattrapé par la griffe du passé. Bien vite, l’arrogance cède la place à l’intimidation afin que s’écrive le premier chapitre d’une véritable « History of violence ». Allongé sur son lit, dans la chambre 1212 qu’il a louée à « Queenie » Daugherty, l’homme traqué ne cherche plus à fuir, son visage est déjà avalé dans l’ombre du tombeau. Une main portant les stigmates d’une vie tumultueuse glisse le long d’un montant du lit pour retomber inerte sur le matelas : ce sera le seul maigre indice livré à la sagacité du spectateur à l’instant fatidique.
Ole Anderson, alias Peter Lund, connu aussi comme Mr Nelson, a fini par se perdre dans ses multiples identités, ne sait décidément plus où il habite. C’est un Citizen KO, déjà un homme du passé, « bon à se faire descendre » dira-t-on dans le film. A la manière du journaliste tentant de démêler l’énigme du Rosebud brisé au pied du citoyen Kane, un agent d’assurance nommé Reardon et interprété par Edmond O’Brien va tâcher de sonder les souvenirs de ceux qui l’ont croisé afin de dessiner la trajectoire tragique qui a mené cet ancien roi du ring jusqu’à une station-service perdue à Brentwood dans le New Jersey. Lancaster ne s’offrira donc véritablement au public qu’au travers de flashes-back aux multiples visages, tantôt tourmenté et suicidaire, tantôt joyeux de retrouver un ami d’enfance, mais surtout subjugué, sous l’emprise magnétique d’une ensorceleuse de noir vêtue, une de ces femmes fatales qui « appartiennent au domaine du rêve érotique, mais lorsqu’un homme les rencontre, il plonge aussitôt dans le cauchemar » comme l’écrit Noël Simsolo dans son ouvrage.
Le public encore sous le charme d’une « Gilda » gantée jusqu’au bout des ongles découvre avec stupéfaction cette Kitty portant avec une élégance rare une robe de satin couleur funérailles. Ava Gardner devient à cet instant même « le plus bel animal d’Hollywood » aux yeux d’Ernest Hemingway, elle fera chavirer les cœurs des stars les plus en vue, signant pour son plus grand malheur, son propre acte de perdition. « Beaucoup de gens m’ont affirmé par la suite que mon image et ma carrière de star se sont dessinées dans « Les Tueurs », où je me suis imposée en sirène fatale aux hanches ondulantes et au décolleté vertigineux, capable de flanquer le feu à la planète en restant adossée contre un piano. » écrira l’actrice dans ses mémoires, regrettant de se voir alors durablement prisonnière d’une image si réductrice. « The more I know of love, the less I know you… » miaule la panthère noire à l’adresse du futur « Guépard » captivé, tandis que l’on assiste médusés à l’éclosion de deux légendes de Hollywood. La jolie blonde interprétée par Virginia Christine sera vite évacuée du cadre, réduite au rang des témoins secondaires, tandis que le récit poursuit son investigation jusqu’au terrible châtiment.
Dans un dernier élan cynique, le récit s’achèvera sur une morale qui tue, consistant à réduire toute cette passion mortifère, cette enquête scabreuse et semée de cadavres à quelques menues économies. Un enchaînement magistral de péripéties dramatiques qui aboutit « à la plus dérisoire des conclusions » comme l’a fort bien écrit Patrick Brion.

Film sublime. Acteurs tout aussi sublimes. Voilà qui donne bien envie de revoir ce chef d’œuvre.
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Un film (ou plutôt une Nouvelle) qui a d’ailleurs eu les faveurs de plusieurs versions. Celle de Siodmak est la première, épatante en effet. J’évoquerai prochainement celle de Don Siegel.
A revoir sans modération.
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Cartographie de ce bijou de film noir ci-dessous.
https://spacefiction.fr/2011/05/28/the-killers-siodmak-where-are-we-les-tueurs-siodmak-ou-sommes-nous/
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C’est une cartographie très minutieuse qui a été réalisée en effet !
Je vais reprendre la route des tueurs à la recherche du Suédois sans plus tarder.
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Excellent film qui en a influencé plus d’un (Cronenberg entre autres). A voir sans modération !
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Si mes souvenirs sont exacts, « A history of violence » est l’adaptation d’un roman graphique, mais il va sans dire que l’auteur s’est certainement inspiré du début du film de Siodmak.
D’autres viendront aussi se nourrir de la force de ce film qui marque les esprits.
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Oui, History of Violence est tiré d’un roman graphique mais s’en éloigne sur son épilogue. Il est à lire en tout cas. Très marquant.
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Je miaule de bonheur en pensant à ce film…. même sans piano.
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Gare à ne pas te laisser prendre dans les griffes de Kitty!
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Cela fait quelques années que je l’ai vu mais j’en ai un superbe souvenir. Un film noir, Burt Lancaster, Ava Gardner, il n’en faut pas plus pour un plaisir cinéma.
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Surtout qu’ils furent les véritables révélations de ce film à l’époque !
C’est vraiment un film parfaitement mené, parfaitement filmé, à l’esthétique noire d’encre, sombre et puissante.
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Du grand, du très très grand noir et un film qui porte sur les fonts baptismaux Ava Gardner et Burt Lancaster, rien que ça. Cela m’a donné furieusement envie de le revoir.
« miaule la panthère noire à l’adresse du futur « Guépard » » : mais où est-ce que tu trouves toutes ces formules princecranoir…
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C’est sans doute le démon du cinéma qui m’habite au moment de jeter mes mots sur mon clavier incandescent. 🙂
Je suis ravi d’avoir ravivé cette flamme passionnelle pour ce diamant noir que sont « les Tueurs » de Siodmak. Le duo à l’écran a laissé une empreinte mémorable sur le Film Noir, tout comme cette structure narrative sous forme d’enquête rétrospective très empreinte de « Citizen Kane ». Il faut dire qu’il y aussi du beau monde à l’écriture !
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Je ne suis même pas sûre de l’avoir vu, lacune à réparer rapidement, merci à toi !
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Il faut ! Le film est court mais intense !
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Je découvre ce qui m’a l’air d’être un très grand film. Ta critique est un plaisir de lecture rare. J’apprends beaucoup, en te lisant, sur le cinéma ! Merci à toi 😊
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C’est gentil. Je suis heureux de constater que cet article éveille ta curiosité sur ce classique du Film Noir. Je te le conseille vivement, comme tu l’as lu, c’est une pépite.
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Un guépard et une panthère dans les méandres d’un des plus grands films noirs jamais réalisés. Magistral comme tu l’écris.
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Tu es donc toi aussi tombé sous le charme de ces deux félins de l’écran. Il faut dire qu’il déploie sous l’œil de Siodmak des trésors de talent pour attirer dans leurs griffes funestes.
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Merci pour cette délicieuse piqûre de rappel. J’avais adoré ce film dans ma jeunesse. Je ne l’ai pas revu depuis…
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Un chef d’oeuvre ! Un des 4-5 meilleurs films noirs de l’Histoire. Voir un Lancaster en contre-emploi est presque un plaisir coupable et que dire de Kitty/Gardner un des plus belles garces du 7ème Art !
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Cette fois nous sommes tout à fait d’accord.
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Très belle chronique, qui donne très envie de découvrir ce film, surtout que la beauté d’Ava Gardner est devenue une grande légende et même une chanson…
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Une belle chanson signée Souchon, c’est vrai.
Merci beaucoup Marie-Anne, j’espère que tu auras l’occasion de l’apprécier autant que moi.
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A really nice and interesting review. As you have well said, one of the strengths of this film is the staging and the narrative interweaving that catapults us into a difficult story and world, up to a terrible ending. An excellent review that highlights all the interesting sides of this work.
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Thanks a lot.
This is undoubtedly a masterpiece of the genre.
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Well said! It is indeed.
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