Du sang dans la plaine

« Bettinger avala une cuillerée de soupe.
– Ouais.
– Vous mangez épicé ?
– ça me maintient éveillé.
– J’y ai mangé une fois. C’était très bon, mais mon trou de balle m’a dit « jamais plus ». »
S. Craig Zahler, Exécutions à Victory, 2014
Quand on erre dans le désert, depuis trop longtemps, on finit par se retrouver le ventre creux. Pas un animal à portée de Winchester, pas le moindre gibier de potence à se mettre sous la dent. Seul veille le chant des tribus ancestrales porté par le vent, celles qui peuplaient jadis cette terre avant d’être effacées par la civilisation. A moins qu’il ne s’agisse d’un cri de ralliement, celui d’un prédateur vorace qui s’apprête à passer à table. La caméra dans une main, le « Bone Tomahawk » dans l’autre, c’est S. Craig Zahler qui régale. Dans la Vallée des Affamés, le repas est servi.
Avant d’être romancier à succès, puis réalisateur, S. Craig Zahler a été cuisinier. Il faut croire qu’il puisait ses recettes dans le magazine Fangoria, spécialisé dans le saignant, dans la cuisson à vif et le découpage de barbaque. « Il y a seize veines majeures dans le cou. Il faut toutes les trancher » dit l’une des crapules, férue d’anatomie, tandis qu’elle dépouille tranquillement un cadavre fraîchement abattu. Mais pour apprécier la viande, il faut savoir bien la préparer. La meilleure manière de relever la sauce selon le réalisateur, c’est de laisser mijoter, pour que les chairs s’attendrissent, qu’elle soit à notre goût. Après une mise en bouche à l’indienne, et avant de planter le couteau dans le vif du sujet, vient le temps des présentations : le vétéran Richard Jenkins fait un excellent ol’timer adjoint du shérif, Matthew Fox un flingueur frimeur tout de blanc vêtu, Patrick Wilson un cow-boy à la jambe cassée, dorloté non pas par Grace Kelly mais par Lili Simmons, jolie blonde aperçue dans la série « Banshee ».
Mais l’étoile de Bright Hope, c’est bien Kurt Russell, homme de loi respecté et droit dans ses bottes malgré sa moustache de « salopard ». Avant de déguster, il faut aussi s’approprier les lieux. Zahler s’installe au Ranch Paramount, à deux pas des collines de Santa Monica, une ville de cinéma avec son écurie, son saloon, son bureau du shérif et son petit pont de bois qui lui sert de frontière avec les étendues sauvages. Cette petite bourgade typique du Far-west, Zahler l’a vue maintes fois dans les westerns qu’il aime, ceux d’Anthony Mann et de Budd Boetticher, plutôt secs et tournés à l’économie, mais servis par des acteurs investis et des décors à tomber de cheval. En renfort de sa petite troupe de prestige, il ajoute quelques noms vendeurs en arrière-plan. Ainsi, en ouvrant l’œil et le bon, on apercevra Sean Young dans le rôle de la femme du maire (celle qui porte la culotte), cette vieille trogne de Sid Haig toujours dans les mauvais coups, le solide Michael Paré en riche propriétaire, ou encore David Arquette, comestible comme jamais.
Un meurtre sauvage, un enlèvement, une équipe de sauvetage qui se monte à la hâte : tous les ingrédients sont réunis pour une chevauchée épique, une mission suicide pour arracher des griffes des sauvages la prisonnière du désert. Dans ce genre de scénario, il suffit de suivre la flèche, les péripéties sont généralement balisées. Mais celui de Zahler est d’un genre plus coriace, il ne facilite pas la tâche, pas une viande qui se laisse facilement mastiquer. Bien que déterminé, c’est un groupe bien boiteux qui se hasarde à suivre les traces des captifs. Le périple s’annonce douloureux, à s’écorcher sur la rocaille comme d’autres se font « traîner sur le bitume ». Mais ils sont loin d’être au bout de leur peine car, avant d’arracher la « Délivrance », ils vont bien vite comprendre aussi que « la colline a des yeux ». Ici l’autochtone s’est changé en sable, il est sorti de pierre. Il contrôle les passages étroits, il tient les hauts et surgit en silence avant de rejoindre son repaire. Ces Indiens troglodytes revenus du fond des âges forment une horde à l’état sauvage, et leur épouvantable cri hante l’invisible. Ils sont les « Predators » des badlands et arborent fièrement leurs trophées de chasse.
« Bone Tomahawk » est à l’image des romans de Zahler, une profanation du genre qui en dévore les codes pour les recracher dans le bouillon du film d’horreur. Déjà, dans son roman « une assemblée de chacals », une bande de truands sans foi ni loi se retrouvait aux mains d’une tribu cannibale. Mais la trame de ce scénario se réclame plus encore des « spectres de la terre brisée » qui suit une autre expédition sauvetage dans les vestiges de l’Amérique précolombienne. Tous ses récits s’apparentent à un retour aux âges farouches, et sont autant de périples dangereux qui nous tiennent à la gorge et nous entraînent aux frontières de l’humanité (« beyond the edge of civilisation » chante un cow-boy lyrique au générique de fin). Au fond d’une caverne comme au dernier sous-sol du « Bloc 99 », Zahler sait raviver les instincts primitifs, il sait rallumer les feux de la barbarie enfouie en chaque être. Il déploie ses références sans se poser de questions, filmant avec une économie de moyens, mais avec précision, épurant le découpage pour n’en conserver que l’os.
Peu de musique, le sifflement des flèches et l’écho des coups de feu dans la Sierra feront le nécessaire pour occuper les espaces arides. Un peu d’humour ne gâche rien, à petites touches histoire de relever le plat juste ce qu’il faut. Mais la recette proposée par Zahler n’est pas des plus vendeuses auprès des producteurs mainstream. « Il m’a paru évident que le film allait être dur à monter. J’ai donc décidé de le faire car je savais que mon nom pourrait aider. » confiait Kurt Russel dans les colonnes de Mad Movies. Bon sang ne saurait mentir, l’homme lige de John Carpenter trouve ici un rôle digne de ses plus grands, dans un film qui tranche, qui saigne et qui fracasse. Le « Bone Tomahawk », on se le prend en pleine face.

I believe that Zahler is one of the best directors of these years and the sad thing is that very few know him. This film demonstrates his extraordinary talent as a director and how he manages to make everything smooth and balanced, with complex staging and framing that he makes seem natural. Not to mention the last half hour of the film. I love this director and I hope he always continues like this. Great review.
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Thank you !
Zahler proved since that film he knows how to make a movie, and confirmed he has a talent for storytelling and slow burn violence. Kurt Russel is incredible here, as is Vince Vaughn in « Brawl in block cell 99 » and Mel Gibson in « dragged accross concrete ».
Zahler is also a great novelist, I recomand you to read.
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Il est sorti en salle ce morceau de barbaque ?
Dommage pour Russel et les beaux garçons, je ne crois pas en avoir entendu parler.
Ce soir Arte passe par Vera Cruz, j’y serai.
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Direct DTV
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C’est pas bon signe…
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Sorti au ciné aux States.
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« Vera Cruz », magnifique, du grand Aldrich : Lancaster et ses gants noirs, et Cooper la classe à Dallas. Sans oublier notre Denise Darcel, trop oublié des livres d’histoire.
De l’autre côté du far-west, tu trouves en effet « Bone Tomahawk », un sacré morceau qui fouette le film d’horreur traîné dans la poussière du désert. Personne n’en sort indemne comme tu peux le lire dans les coms ci-dessous.
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Je n’ai pas vu de gants noirs mais le sourire éblouissant de Burt qui fiche une sacrée branlée à ta Denise.
Je me suis régalée.
Pas sûre d’avoir envie de voir tes bouffeurs de barbaque.
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Pas sûr que ce soit ton régime, en effet.
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J’étais persuadé qu’il avait des gants, mais ce n’était que des manchettes.
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Une pépite, un OVNI, un Vorace que sais-je, troglodytes voire Tchouck-tchouk-nougat mais pas que.
Un grand et bon film ♥♥♥♥
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Un western qui t’arrache la gueule mais qui fait du bien.
Et un Kurt impérial, époque « 8 Salopards ».
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Un super film, mixte idéal de genres, une pépite encore trop méconnue !
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Un film qui n’est pourtant pas pour tous les yeux. Certaines scènes sont assez sanglantes, et d’une brutalité rare pour un western.
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Son premier opus de réalisateur où transpire déjà ce qui fait de Zahler un cinéaste à part : déjanté, provocateur, visionnaire et épicé. Comme sa cuisine en somme. Et déjà ce sens incroyable de choisir et de diriger comme personne de grands acteurs aujourd’hui trop peu employés : ici Russel, plus tard Vaughn et Gibson.
Sinon je sais que ta chroniqué était prête depuis un moment, je t’avoue que la sortir justement cette semaine où le vent tourne et les balles pleuvent pour les westerns, c’est un acte digne de Zahler justement !
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Il semble qu’on se mette à tirer à balles réelles maintenant sur les plateaux de tournage. Je ne sais pas si Zahler est derrière tout ça, mais c’est une sale histoire pour Mr Baldwin qui ravive le souvenir de Brandon Lee sur « The Crow ».

Il m’a semblé que cette chronique avait toute sa place en effet en cette période où les tueurs masqués ressuscitent et les bouchers reprennent du service.
De plus, rappelons que Zahler n’est pas que cuisinier et réalisateur, mais également musicien (il s(a)igne d’ailleurs aussi les BO de ses films, un peu comme John Carpenter), doublé d’un très bon romancier (aux récits aussi épicés que ses films), dont le petit dernier vient de sortir aux excellentes éditions Gallmeister :
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« une profanation du genre qui en dévore les codes pour les recracher dans le bouillon du film d’horreur »
YES! Un régal cette chronique. Content que tu aies autant aimé le film. Je l’avais découvert par hasard dans mon vidéoclub (RIP). Je suis un homme simple. Je vois Kurt dans un western, je loue le film. Et quelle baffe j’ai prise.
L’un des réalisateurs les plus intéressants de ces dernières années.
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Zahler frappait fort dès son premier long métrage, il confirmera son talent pour la maturation des personnages dans ses films suivants (particulièrement saisissant dans « traîné sur le bitume »).
Sans oublier qu’il est aussi à l’aise à l’écriture que dans la mise en scène, capable de faire monter la sauce dans de longues expositions jusqu’à une terrible apothéose barbare. Je recommande la lecture de « une assemblée de chacals » (A Congregation of Jackals, 2010), un autre bloody western qui te laisse pantois et à genou :
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J’ai adoré ce périple aux confins de l’horreur. Une sorte de The Descent dans le désert. Le western a toujours fait bon ménage avec d’autres genres.
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C’est vrai qu’il y a un côté « The Descent » dans cette expéditions aux confins de l’humanité. Quand l’homme dit civilisé se confronte à son double le plus primitif et barbare, ça donne « Bone Tomahawk » qui, par certains aspects, rappelle aussi furieusement (comme je le note dans mon article) « la colline a des yeux ».
Le western est en effet un genre qui s’accommode à bien des sauces. Pour les amateurs de curiosités pour Halloween, j’avais déjà évoqué sur ce blog le charme suranné d’une vieille série B oubliée : « Dans les griffes du vampire »
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Connais pas celui-ci. Je note !
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Bravo Prince pour cette critique sur Bone Tomahawk et participer ainsi a la renommer de ce grand cinéaste qu’est S Craig Zahler, dont les films malheureusement ne parvienne jamais a atteindre nos salles. J’ignorais totalement qu’il fut cuisinier, ça explique en effet son rapport a la chair très présente dans ces trois longs-métrages. Ce qui me marque également dans son travail c’est sa façon de filmer, de privilégier le hors champ pour qu’on est l’attitude du personnage plutôt que l’action en elle même. Il y a peu de cinéaste qui s’y risque vu que le cinéma est par définition un art visuel, or Zahler sait toujours comment jouer avec l’image et en montrer le moins possible pour que quand la violence te saisisse, ce soit encore plus intense. Je pense bien sûr au climax de Bone Tomahawk qui est dingue de maitrise et de jusqu’au boutisme. Impatient d’avoir tes retours sur ces deux autres films.
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Zahler mérite plus de reconnaissance, c’est vrai. Ses films sortent de manière confidentielle (alors que ses romans sont davantage salués et reconnus ici en France), comme autrefois certains films de série B n’étaient visibles que dans un réseau de petites salles indépendantes. A l’heure numérique, cette époque semble révolue et ce genre de film semble hélas condamné aux limbes d’un marché parallèle.
Zahler en montre peu car il travaille à l’economie. On sait bien à quel point la contrainte budgétaire a permis à des cinéastes de talent d’épurer leur style. Il est en cela très proche d’Anthony Mann ou de Budd Boetticher.
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Pas du tout aimé ce film qui de trop bavard finit dans le viandard, avec une complaisance et une volonté de choquer le bourgeois que je trouve assez putassière dans la manière de faire, façon Ari Aster. Il semblerait, hélas, que ce soit une tendance en vogue puisque même les séries semblent vouloir s’y mettre, notamment avec Squid Game.
Désolé, je ne goûte pas de ce pain là. 😉
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N’étant pas allergique à la sauce quand elle est bien montée, je dois bien reconnaître que celle-ci est à mon goût. Mais je peux comprendre qu’elle ne le soit pas pour tous.
Le Coréen est, c’est vrai, très amateur aussi de ce genre de plat (rappelons aussi le finale de Parasite).
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Parasite, est selon, moi plus intelligemment composé et le plat se laisse facilement avaler. Les interminables bla-bla de Bone Tomahawk m’ont vraiment coupé l’appétit. Et pourtant, je voulais vraiment le voir… Grosse déception. 😀
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Excuse les virgules mal placées. 😉
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T’inquiète pour les virgules, l’essentiel c’est de se comprendre. 😀
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A l’instar de Tarantino, c’est vrai que Zahler écrit beaucoup de dialogues. Moins lyrique que son aîné néanmoins, et moins méta, ce qui le différencie nettement. Et dans tous ses films (particulièrement le dernier qui s’étire sur deux heures et demie) comme dans ses romans, on assiste à cette combustion lente qui ne convient pas à tous, je peux le comprendre.
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Oui, il en faut pour tous les goûts. 😉 C’est vrai que je lui trouve une certaine vacuité dans son propos et une propension à conclure ses films d’une façon complaisante. Un propos dont je ne sais si il est critique ou simplement voyeuriste (mais enrobé de beaux discours histoire de se donner bonne conscience.)
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Je ne crois pas que Zahler est grand chose à faire de la bonne conscience. dans ses films comme dans ses écrits, son propos est surtout de montrer l’humain dans sa plus primitive définition. Dans Bone Tomahawk, on s’attache forcément plus à l’équipe de sauvetage qu’aux terribles indiens cannibales qui semblent vivre là depuis la nuit des temps. Mais foncièrement, il n’y a pas de « gentils ». Et c’est la même chose dans les films suivants. Zahler porte une vision très noire, pas très réjouissante mais qui me plaît assez car elle ne fait aucun compromis.
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Sans compromis, je te l’accorde. Mais très épate bourgeois ou cinéphile… 😉
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Dans ce cas, je plaide volontiers coupable. 😀
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Rires. En tous cas, bravo pour ta critique. Je n’aurai pas réussi à en écrire autant. 😀
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Merci. 🙏
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Pas sûre de pouvoir digérer un morceau aussi saignant ! Ce type de film n’est visiblement pas pour moi mais j’ai vraiment bien aimé cette chronique très bien écrite et son style flamboyant !
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Merci beaucoup Marie-Anne 😀
Ce western rocailleux a tout d’un désert de tartare : la violence y est crue et le metteur en scène pas très tendre avec les personnage. Dans le genre, c’est tout de même tout à fait à point. 😉
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😀 Joliment dit !
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