Une BALLE dans la TÊTE

Entre le ciel et l’enfer

« La honte et l’honneur s’affrontent là où le courage de l’homme résolu est aussi bigarré que la pie. Mais un tel homme peut toutefois être en joie, car le Ciel et l’Enfer ont en lui part égale. »

 Wolfram von Eschenbach, Parsifal, 1882.

Le 1er février 1968, le photoreporter Eddie Adams traîne son Nikon dans les rues de la capitale vietnamienne. Une arrestation plus loin, il déclenche l’obturateur et immortalise la suprême expression de la brutalité d’une guerre : l’exécution en direct d’un prisonnier par un officier de l’armée régulière. « Une balle dans la tête » : l’acte sidère, sommaire et définitif, radical comme l’est le film de John Woo. Ce cliché, le réalisateur Hongkongais l’a forcément vu car il le reproduit quasi à l’identique dans le contexte d’un conflit qui lui permet de régler ses comptes.

John Woo raconte qu’il n’a pas connu la guerre, sinon par le récit de ses parents qui ont dû fuir Canton, et par son oncle qui a combattu les Japonais. Il a connu en revanche l’agitation des nationalistes dans les années 60, les poseurs de bombes, les partisans du petit Livre Rouge, les guerres de gangs dans les quartiers mal famés. Il a appris en ordre de bataille sous les ordres de Chang Cheh dans les studios de la Shaw Bros, et sait qu’il faut risquer sa peau pour produire des films bon marché. Il sait aussi quels sont les sacrifices pour se frayer un chemin à travers le chiffre d’affaire et faire artistiquement valoir ses droits et ambitions. Lorsqu’il tourne « une balle dans la tête », John Woo vient de rompre avec celui qui l’a porté vers le succès. Entre John Woo et Tsui Hark, c’est désormais à couteau tirés, la guerre est déclarée, Face off.

Le Cantonnais veut en finir avec les histoires de gangsters qui ressuscitent, avec tous ces carnages héroïques qui donnent aux « Syndicats du Crime » l’aura qu’ils ne méritent aucunement. Libéré des chaînes de la Film Workshop, il cherche à se réinventer autour d’une histoire de la violence hong-kongaise qui mixerait sur grand écran ses convictions philosophiques à un récit peuplé de souvenirs et de fantasmes cinéphiliques. A travers les lampions et les odeurs de plats rissolés, dans la lumière bleuie des appartements crasseux d’un vieil immeuble des quartiers populaires, on sent venir à petits pas une « West Side Story » à la chinoise, teintée d’une once de romantisme gentiment désuet en gage de son admiration pour l’univers de Jacques Demy (Il y a chez Ben, le personnage interprété par un Tony Leung déjà « in the mood for love », quelque chose du Guy des « parapluies de Cherbourg »), le tout fracassé sur des éclats de violence héritée de son maître Chang Cheh.

Très vite, le serment de fraternité l’emporte sur le pacte nuptial, propulsant les trois camarades dans le vent de l’Histoire « comme des graines d’anémone ». Si « une Balle dans la Tête », réalisé à la suite du très remarqué « The Killer », n’est pas stricto sensu dans les canons du genre, il apparaît pourtant que ce film de gangster est ce que le final de « La Horde Sauvage » fut au western : une explosion de folie et de fureur. « Plus le chaos règne partout, plus il est facile de s’enrichir » explique M. Shin au jeune Paul qui rêve de lingots d’or et de Mercedes. Ce n’est donc pas  l’appel de l’uniforme qui embarque trois amis d’enfance pour un « Voyage au bout de l’Enfer », mais bien les chemins de contrebande et l’appât du gain, moteurs de l’inconscience et de la fougue d’une jeunesse qui n’aspire qu’à monter en gamme.

C’est en Thaïlande que John Woo fabrique son Viêtnam (terre natale de son ancien mentor). La reconstitution d’un pays rongé par la corruption et saigné par une terrible guerre civile se montre aussi convaincante que fastueuse. Elle sera bientôt rattrapée par les mouvements de l’Histoire en train de s’écrire. Tandis que Woo revisite à l’étranger les heures terribles d’un pays en plein chaos, la tragédie du réel se joue place Tian’anmen, celle d’une jeunesse qui fait rempart de son corps face à l’autorité des chars du régime. L’image viendra s’insérer dans le paysage protestataire du film, s’offrant en spectacle aux trois aventuriers qui font ainsi l’expérience de la dictature. Pris à partie à leur tour (tels les deux journalistes de « Salvador »), ils ne trouveront ensuite sur leur chemin que massacre d’innocents et mépris de la vie humaine (notamment dans une longue et éprouvante séquence très fortement inspirée de « Deer hunter »).

Dans ce ciel noirci par tant d’horreurs, percent quelques espoirs de rédemption et de miséricorde, des éclaircies dans lesquelles s’immiscent des images pieuses si chères au réalisateur. Venant en aide à une compatriote maltraitée par un caïd local, ils se révéleront hélas comme les plus sauvages d’entre tous, jusqu’à en perdre la raison. Trahisons et déconvenues viendront entacher cette amitié d’éclaboussures de haine et de sang. Celui-ci gicle abondamment sur le blanc smoking de Luke leur nouvel allié, comme sur l’icône Catherine Deneuve épinglée au mur de ce francophile qui se prend pour un Bogart de Saigon. Dans son beau costume réversible, le classieux Simon Yam évite de tirer sur le pianiste vu qu’il se l’est mis dans la poche contre quelques havanes de marché noir. Pourtant, il paiera cher le prix de ses contrats immoraux.

La conquête du profit et du pouvoir s’abîment ici dans des gunfights au ralenti d’une rare sauvagerie, sorte d’apocalypse des armes qui se voudrait autant « Scarface » que Peckinpah. De Ben à Benny (le personnage de « Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia »), il n’est qu’une légère pression sur la gâchette pour célébrer des retrouvailles cadavériques « en quête d’une réponse impossible » (comme l’écrit François Causse dans son ouvrage sur « Bloody Sam »). En signant un film si sombre, si enragé, empreint de certaines lourdeurs stylistiques, parfois pénible jusqu’à l’excès, à défaut de la tête, John Woo se tirait une balle dans le pied et se ferma les portes du grand public. Pourtant, il s’agit sans doute de son meilleur, immédiatement suivi d’un autre « à toute épreuve » avant qu’il ne choisisse, à l’instar de ses trois héros, la voie de l’exil. Et les revers de fortune qui vont avec.

41 réflexions sur “Une BALLE dans la TÊTE

  1. En lisant ton (excellent) texte, je réalise avoir un peu perdu de vue John Woo et son cinéma. Que devient-il ? On parle actuellement dans la presse d’un nouveau projet avec les USA. Son dernier film vu en salle remonte aux ‘3 Royaumes’. Affaire à suivre.

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  2. Waouh, le Prince on fire est dans la place ! Merci pour cette chronique pleine de bruit et de fureur ! « Une balle dans la tête », c’est du très grand John Woo, une tragédie faite d’amitié et de trahison, d’illusion et de désillusion, de nostalgie et d’amertume… Le cri de rage final, sur fond de larmes et de flammes, retentit encore dans mes esgourdes ! Rien de plus normal puisque cette foudroyante bastos dans la caboche aux résonances shakespeariennes demeure l’opus le plus personnel de son auteur et constitue en outre le « Voyage au bout de l’enfer » made in HK. Rien que ça ! Le meilleur de la trilogie guerrière du « Fred Astaire du flingue », quatre ans après « Les Larmes d’un héros » et douze ans avant « Windtalkers »…
    Mais si tu veux voir le Woo ultime et définitif, celui qui te laissera sur les rotules et t’empêchera de marcher pendant six mois, il te faut saisir un gun dans chaque pogne et participer au coup de bourre insurpassable, indétrônable, incroyable d' »À toute épreuve », le plus grand film d’action de tous les temps !

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    • Il fallait bien ça pour honorer cette grande tragédie mortuaire signée du grand méchant Woo, celui de la grande époque.
      Un film important assurément, très personnel en effet et surtout affranchi de l’ombre de Tsui Hark. J’ai tendance tout de même à préférer l’œuvre du maître de la Workshop, mais j’avoue que cette « balle dans la tête » m’a terrassé.
      Je sais que « A toute épreuve » est un uppercut encore plus violent, tout comme le melvillien « Killer » dont j’avais autrefois aimé le ballet aérien.

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      • Bien qu’ils ont donné au cinéma de genre HK leurs lettres de noblesse (durant la « nouvelle vague » des années 80), Hark et Woo restent des cinéastes à la sensibilité assez différente. M’étonne pas qu’ils se soient engueulés ces deux-là… Pour les besoins d’Une Balle dans la tête, Woo a d’ailleurs réutilisé plusieurs éléments de sa version du « Syndicat du crime 3 ». Un script refusé par le producteur Tsui Hark qui préférera réaliser ce troisième et dernier volet dans son coin…

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  3. J’adore mais… tu es maintenant obligé de revenir sur The Killer et A Toute Epreuve. Dommage que Woo se soit quelque peu perdu à Hollywood. Et comme beaucoup, je l’ai perdu de vue depuis tout en gardant à l’esprit ses fusillades dans une église en réfection et dans un hôpital.

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    • Il faut que je voie « A toute épreuve » absolument ! Quant à « The Killer », je l’avais découvert en salle à sa sortie en France et je n’en ai que des bribes de souvenirs. Deux incontournables aux fusillades légères comme un envol de colombes, à programmer sans faute, tu as raison.

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  4. Jamais compris l’engouement autour de ces films dont je ne perçois que les gunfights, peu crédibles mais efficaces et spectaculaires. Le reste c’est des dialogues naïfs, des clichés sur l’amitié niais, des passages incohérents (un des amis tue de sang froid plusieurs fois mais au camp de prisonnier il chiale comme si c’était la première fois !)… etc…

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  5. Quatre années prodigieuses pour John Woo qui viennent clore l’émergence d’une Nouvelle Vague hong-kongaise qui a emballé la critique de chez nous. John Woo est certainement avec son frère ennemi Tsui Hark (et Wong Kar-wai dans un autre registre) le nom qui incarna ce souffle créateur venu d’Orient. On se souvient qu’Alain Corneau voulut leur rendre hommage en imitant le style dans un remake maladroit du « Deuxième Souffle ». C’était une façon de rappeler aussi l’hommage de ces réalisateurs asiatiques à la Nouvelle Vague française. J’évoque Demy dans mon texte, mais on pourrait évidemment citer aussi Melville qui infuse l’intégralité de son « Killer ».
    Pour revenir à « Une balle dans la tête », il est clair que c’est un de ces uppercuts qui laisse des traces.

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  6. Un peu comme toi, j’ai toujours préféré Tsui Hark, cinéaste d’une originalité… à toute épreuve et aux penchants chevaleresques, à John Woo dont le cinéma m’est apparu plus vain. Mais il est vrai que je n’ai jamais vu ce Une Balle dans la tête.

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  7. Je me souviens avoir été un peu désorientée par la dualité de ce film qui montre des scènes très violentes mais se perd également parfois dans trop de sentimentalisme à mon goût. Pourtant je garde le souvenir d’un film assez marquant, avec des séquences très rudes et fortes en émotion.

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    • Le côté fleur bleue l’emporte parfois chez John Woo, mais le contrepoint violent prend ici une tournure plus dramatique que dans ses autres films. Il vaut aussi pour son ancrage dans le vent de l’Histoire, et ses trois personnages emportés dans la tourmente d’évènements qui les dépassent.

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  8. Après un poil d’absence, me revoilà sur ton blog et que vois-je ??? Un bien joli texte sur mon John Woo préféré, que je trouve très dur (sans doute son seul film vraiment dur, envers ses personnages, et envers le thème de l’amitié).
    Il est toujours triste de voir le déclin de John Woo, alors qu’à cette époque là, il sortait du génial THE KILLER, puis allait enchaîner avec À TOUTE ÉPREUVE… Et maintenant on a quoi ? Un MANHUNT très moyen, avec un scénario pas très crédible et quelques acteurs aux fraises, et des scènes d’action qui en font un peu trop pour ressembler à du John Woo…

    Bref, excellent texte que je suis bien content de lire sur cet excellent film, que tu me donnes envie de revoir de ce pas !

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    • Ça fait bien plaisir de lire ton commentaire, et je suis heureux d’avoir dignement défendu les couleurs de ton Woo favori.
      Je suis loin de maîtriser la filmo du gars, il m’en reste encore beaucoup à voir, mais je dois avouer que celui-là m’a complètement bluffé, tant par sa forme qui emprunte à plusieurs genres, qu’à ce fond de scénario qui vient même percuter l’actualité de son époque (quand le Vietnam rejoint la place Tian’ anmen). C’est très fort.

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      • Oh mine de rien, je ne suis pas le plus grand connaisseur de Woo. Je n’ai rien vu de lui avant A BETTER TOMORROW en 1986, puis après MI2 que j’avais multi détesté au cinéma, rien vu de lui jusqu’à son MANHUNT en 2017 et son retour au polar donc. J’ai ceci dit WINDTALKERS avec ce bon vieux Cage de côté, qu’il faudra bien que je lance un jour.

        Mais UNE BALLE DANS LA TÊTE est clairement son film où les moments dits de « bons sentiments » sont parfaitement contrebalancés par une noirceur assez dure je trouve. Et cette noirceur, tout en plaçant l’intrigue dans son époque, n’a pas plu justement lors de la sortie du film, qui fut un échec monumental à Hong Kong.

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        • « Windtalkers » signe le retour de Woo au film de guerre, genre auquel « une balle dans la tête » peut être assimilé d’ailleurs. C’est plus hollywoodien mais ça passe encore. Ceci dit, je l’ai vu il y a bien longtemps et je ne sais pas si j’aimerais autant aujourd’hui. Même s’il y a Nic.

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          • Oh il n’y a pas que Nick, il y a d’autres acteurs que j’aime dont certains aussi un peu « déchus » ou en arrière plan, comme Christian Slater.
            Mais oui, il paraît qu’il est plutôt sympathique au final, donc je suis assez curieux. Je me dis que ça ne peut pas être pire que MI2 qu’il a fait juste avant, et puis bon, comme dit, il retrouve Nic et j’adore VOLTE FACE 😉

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  9. John Woo n’a pas voulu faire Le syndicat du crime 3, il en a fait son Voyage au bout de l’enfer. Un film terriblement triste où les larmes coulent naturellement dans un fracas de taules, de morts en pagaille, de trahison et de traumatismes. Celui de la guerre, mais aussi d’une amitié brisée. Si mon film préféré de John Woo est Hard boiled qu’il signera quelques années plus tard, celui-ci est juste derrière.

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