Les gémonies boursières

« La sainte créature, elle ignorait que là où l’ambition commence, les naïfs sentiments cessent. »
Honoré de Balzac, illusions perdues – les deux poètes, 1837.
« It’s morning again in America ! »
Slogan de campagne de Ronald Reagan en 1980.
L’ennemi, c’est la finance. Ce slogan en forme de levée de boucliers contre les méfaits du capitalisme débridé sonne comme un réveil tardif. Le poison coule dans l’économie mondiale depuis déjà des décennies, et sans doute même des siècles. Dans les années 80, avec l’ouverture du free market, la course au profit a pris une ampleur inédite, comme une fièvre galopante, une épidémie ravageuse. Les investisseurs sont sur le pied de guerre, les places financières mondiales sont devenues des champs de bataille, celle de New York la plus sanglante entre toutes. Oliver Stone fait de « Wall Street » sa nouvelle zone de combat, deuxième volet d’une trilogie sur un pays encore sous le choc du fiasco vietnamien et prêt à goberger son vague à l’âme sur les marchés financiers.
On sait à quel point « Apocalypse Now » de Coppola est un film qui obsède Oliver Stone à ses débuts. Son constat tragique sur le Viet Nam, son atmosphère suffocante et crépusculaire, son regard sur les hommes qui tombent ont attisé son envie de cinéma, remuant ses propres souvenirs de campagne militaire du côté de Saigon. « Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » La fameuse citation de Nietzsche figure dans « Wall Street », elle s’adresse au jeune Charlie Sheen, courtier ambitieux qui veut (faire) sauter la bourse, mais ce n’est pas Martin, son père à la ville comme à l’écran, qui la prononce. C’est un vieux briscard de la finance, un dénommé Lou Manheim (feu Hal Holbrook, impérial en monument de sagesse), qui fume cigarette sur cigarette en attendant la mort dans le placard qui lui est réservé. C’est « un gentil loser » qui a dû arpenter toutes les routes de la banque, un dinosaure revenu vivant mais fauché du cœur des ténèbres, et qui suscite l’admiration de Marv et de Bud.
Ces deux-là se connaissent bien, ils sont du même « Platoon », Charlie Sheen et John C. McGinley, deux jeunes loups du cinéma estampillé eighties. Les cheveux gominés en arrière, musique électro-pop qui marie les Talking Heads avec une bande-son signée du batteur de Police, limousines et fringues de luxe, penthouse dans l’Upper East Side (juste à côté de chez Sean et Madonna), le film de Stone transpire son époque par tous ses pores, comme tout droit sorti d’un roman de Brett Easton Ellis. Mais ici l’ogre ne s’appelle pas Bateman, il ne vit pas non plus reclus au fond de la jungle comme Kurtz, son nom est Gordon Gekko, il est depuis entré dans la légende. Jordan Belfort, bien connu aujourd’hui pour être l’enfant terrible du « Loup de Wall Street » signé Scorsese, ne jurait que par cette créature de cinéma. Il est aussi un tueur à sa manière, une sorte de cousin américain de Tony Montana (autre dangereux capitaliste né sous la plume d’Oliver Stone).
Après avoir longtemps arpenté les rues de San Francisco en jeune sidekick de Karl Malden, avoir joué les diamantaires en Colombie ou sur les bords du Nil, Michael Douglas trouve enfin un rôle à la démesure de ce que put incarner son père autrefois, plus cynique et désabusé que le Doc Holliday, plus sanguinaire qu’Einar le Viking. « Je veux qu’il pisse le sang par tous les orifices » lâche-t-il plein de haine à l’égard de son rival incarné par le britannique Terence Stamp. Oliver Stone nous laisse deviner en lui une sauvagerie née sur le front, un reptile, un monstre à sang froid qui maîtrise l’Art de la Guerre, qui conserve tout un arsenal dans le bureau personnel de sa villa de bord de mer. Il faut jouir de ses victoires, s’accomplir dans l’agonie de ses ennemis, servir un discours volontiers trompeur et démagogique sans laisser de prise au moindre scrupule ou autre au sentiment (toute ressemblance avec un chef d’Etat ayant récemment occupé la Maison Blanche n’est assurément pas fortuite, de l’aveu même du scénariste Stan Weiser).
« Greed is good », tel est son credo, et pour lui l’amour est un mythe. Il a pourtant un goût très sûr en matière esthétique, investissant dans l’art contemporain (surtout s’il peut faire la culbute), s’allouant les services d’une jolie décoratrice d’intérieur jouée par Daryl Hannah (pour les mêmes raisons), et s’affichant au bras de madame pour garnir sa vitrine (Sean Young en mode replicant au sourire figé). Prenant le slogan de Reagan au pied de la lettre, il s’extasie aux couleurs d’un lever de soleil sur la plage comme d’autres s’enivraient de l’odeur du Napalm au petit matin. Le grand gourou du culte de l’argent roi, source vive de profit, devient l’idéal à atteindre pour tout broker qui cherche à s’extraire de la masse.
Oliver Stone débute son film dans les transports en commun, gravit peu à peu les marches du palais, les étages des gratte-ciels pour enfin nous envoyer en l’air au plus haut des cieux. « Je file vers les étoiles et tu pars avec moi » dit le jeune Fox à sa blonde conquête avant de l’honorer, sa triomphale ascension financière réveillant soudain chez lui une libido débordante. « Ce qu’il faut montrer, c’est la force compulsive, cette puissance intérieure démoniaque qui les pousse à franchir toutes les limites » conseilla Ken Lipper, ancien adjoint au maire de New York. L’emprise dont Stone se veut témoin à travers le personnage de Bud Fox trouve son origine au sein de sa propre famille, dédiant son film à son défunt père qui fut lui-même courtier. L’hystérie des salles de marché, la frénésie des petites mains qui s’agitent devant les écrans, au bout des téléphones, cette grande horlogerie comptable aux mécanismes réputés inaccessibles à l’intelligence du spectateur non-initié, Stone parvient à en traduire l’essence dans un flux dynamique, en usant de split-screens, de zooms impétueux, de mouvements de caméra bousculés qui panotent en tous sens, comme désorientés dans la mêlée. Mais peu importe le montage, ce sont bien les valeurs qui priment aux yeux du réalisateur, celles qui rapprochent un père et son fils, celles qui défendent le travail contre la spéculation, celle qui placent l’humain devant le billet vert. Si l’ombre des Twin Towers appartient désormais au passé, il est certain que l’effervescence de « Wall Street » n’a rien perdu de son actualité.

Bravo pour ton texte.
Vu à l’époque et revu l’an dernier je crois à l’occasion d’une redif sur TCM Cinéma, ‘Wall Street’ est un très grand film sur l’Amérique. Oliver Stone parvient à rendre passionnant un sujet qui à la base ne m’intéressait pas du tout. Son talent exceptionnel de scénariste et sa maîtrise du language cinématographique nous font découvrir un monde étrange avec ses codes, ses rites, ses lois, son vocabulaire incompréhensible. J’aimerais avoir le temps de lire son autobiographie et le prochain numéro de ‘Revus et Corrigés’ qui a justement pour thème « Filmer la finance ».
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Merci.
Je note le numéro de la revue, thème qui fait effectivement écho au sujet du film. Un thème qui a traversé l’histoire du cinéma (souvenons-nous de Mabuse faisant sauter la bourse dans « le joueur »), industrie évidemment corrélée au capitalisme galopant autant qu’à la politique.
Stone est sans doute de ce point de vue l’un des cinéastes les plus impliqués, à l’instar d’un Pollack par exemple, ses portraits de l’Amérique sont toujours édifiants. Avec « Wall Street », il ajoute évidemment de l’intime, glissant des références à ses pères, biologiques ou artistiques. Mais surtout, il cristallise avec Gordon Gekko l’image du monstre froid de la finance, zone de guerre tous les coups sont permis. Je ne suis pas spécialiste, mais il est vraisemblable que les choses n’aient pas beaucoup évolué depuis.
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« language » à la place de langage ! Zut, je me suis fait avoir par cet emprunt à la langue de Gordon Gekko. 😉
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Il n’est pas rare de se faire avoir par Gordon Gekko. 😁
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Amazing film that knocked me out at the time. The faceless men of Wall St were given a new seductive face. What a character to try and sell the worse of that amoral world – and played by Michael Douglas he was greed’s greatest salesman. Interestingly, I have just been reading a biography of Arnold Rothstein, famed American gangster and gambler, and he was insanely greedy. I think greedy people feel a need to justify their greed. Michael Lewis’s books on Wall St also opened my eyes. This is Stone at his best, taking us inside a world we think we know and showing us we don’t know it at all, just as he does with Any Given Sunday, one of my all-time favourite films.
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Hello Brian,
I’m not surprised it knocked you out. It did it to me too.
Greed infuses every single choice the characters make to climb the scale of profit. But I think there is behind that hideous mask a portrait of a country which tries to erase the VietNam wound in an orgy of money. As I wrote, there s a link between « Platoon » and « Wall Street », two movies intimately connected to Stone personal life.
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You make a great point about America trying to erase Vietnam in an orgy of money. And there’s definitely an autobiographical link between Platoon and Wall St.
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Oui un super film, la belle époque d’Oliver Stone. Je l’ai revu récemment (l’an passé ?) pour me faire la suite dans la foulée.
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Jamais tenté la suite, à cause des critiques désastreuses. Pourtant c’est bien la même équipe à la manœuvre.
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J’ai vu la suite il y a un an ou deux donc, j’y suis allé à reculons et je n’en garde aucun souvenir ! A part celui d’avoir passé un moment pas désagréable, notamment grâce à Douglas, toujours au top.
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Je tenterai le coup un jour.
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Très belle critique pour un film choc.. Au moment de sa sortie, je me disais que c’était un monde si loin de moi.. Comme tu le dis si bien, pas sûr que ce soit différent aujourd’hui..
bonne soirée.
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Un monde qui n’a pas disparu, loin s’en faut. Martin Scorsese en a fait une autre peinture assez acide également.
Belle soirée à toi également.
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Beaucoup aimé ce film. Une vraie radioscopie d’un monde que l’on perçoit sans morale. Grosse prestation des deux acteurs principaux. Oliver Stone n’a pas son pareil pour frapper là où ça fait mal, et ça fait du bien.
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Stone invente un personnage qui restera dans les mémoires, un des rôles phares de Michael Douglas.
Et c’est un film qui n’a rien perdu de sa puissance.
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Je n’ai pas la moindre envie de revoir ce machin mais j’ai lu.
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Bah alors, quelques mauvais souvenirs avec des placements hasardeux ?
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J’aime pas ces mecs. Leur arrogance.
Et puis je préfère quand c’est Martin qui s’y colle. Plus romancé j’imagine.
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Plus fun aussi peut-être. Oliver Stone n’est pas du genre à faire du sujet un partie de rigolade.
Je ne te sens pas très Charlie sur ce coup là, plutôt Leo, non ?
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Jamais vu 😦
Cela dit à mi-séance, rebond confirmé. Je m’y mettrai un jour prochain.
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Il faut
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Il est tellement encore actuel ce film
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Il n’a rien perdu de sa puissance, c’est certain.
Merci de votre passage.
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A l’époque de sa sortie, j’avoue que je n’avais pas trop accroché (j’avais trouvé les personnages et leur monde odieux) cependant, pour l’avoir revu bien des années plus tard, je l’ai finalement trouvé fantastique. Oui, personne avant Oliver Stone n’avait si bien décrit les mécanismes de ce monde de la finance qui est, comme tu l’as souligné, resté le même…
Allez, une petite citation pour savoir où va l’argent :
« L’argent en soi n’est pas gagné ou perdu, il est simplement transféré d’une poche à une autre poche, voilà tout. C’est comme un tour de magie. » 🙂
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« Money, it’s a gas » chantaient les Pink Floyd. Une valeur abstraite qui déchaine les instincts les plus vils de l’être humain.
On comprend vite que Stone ne cherchait pas à rendre ses personnages sympathiques, mais bien les produits d’une époque, voire d’une politique (celle de Reagan en particulier).
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Jamais vu le film, et je dois admettre que je ne suis pas trop fan de Stone (dont je connais la filmographie assez mal je dois admettre), et j’avais aussi détesté le Scorsese. Oui, ta critique donne envie, maintenant que le film est un film d’histoire, on doit pouvoir l’appréhender différemment
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Je dois bien avouer que je fus longtemps rétif à la touche Stone, et je reste extrêmement circonspect face à certains de ses films (notamment son retour au Vietnam avec « entre le ciel et l’enfer »). Ce grand classique qu’est « Wall Street » (tout comme « Platoon » et « Salvador » que j’ai déjà abordés dans de précédents articles) trouve maintenant grâce à mes yeux. Certes, visuellement il est le produit de son temps, mais son discours n’a (hélas) pas pris une ride. Quant aux personnages, ils sont devenus depuis des archétypes iconiques du genre.
je t’invite à lui donner une chance.
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Un film étendard et symbolique des années Reagan ! Stone jamais aussi pertinent que quand il gratte le vernis américain. Un excellent film.
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Stone écrase le mythe de l’argent roi dans une chronique boursière amère. Une belle réussite en effet.
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Un très bon Oliver Stone que j’avais revu l’année dernière je crois, mais n’avais pas eu le courage de m’attaquer au texte.
Du coup, PLATOON, WALL STREET, vas tu continuer ton exploration de la filmographie de Stone ?
Qu’on aime ou pas, il sait de quoi il parle, il sait égratigner les milieux là où ça fait mal, et on ne pourra jamais lui retirer ça, même si parfois il manque de subtilité dans certains métrages ^^
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Dans l’idéal, il faudrait que j’enchaîne sur « JFK », mais ce n’est pas au programme tout de suite.
J’ai mis du temps à apprécier les films de Stone à leur juste valeur (le cours du Stone est à la hausse dans mon estime 😉) mais il faut bien avouer, avec le recul, qu’il maîtrise son sujet en effet. Pas manchot au scénario surtout, mais parfois la main lourde dans la mise en scène.
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JFK est un Stone que je dois revoir aussi, j’en ai très peu de souvenirs, voir aucun. Tellement que j’ai des doutes sur le fait de l’avoir déjà vu en réalité.
Content que tu réévalues Stone en tout cas. Sans être un réalisateur culte que je place au même niveau que d’autres, sa carrière est intéressante, et ces films clairement engagés, sans avoir peur d’y aller à fond parfois.
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Justement, tu le rapprocherais de qui ? Il a un côté Pollack ou Pakula je trouve, mais plus brut.
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Pas bête pour Pollack oui, c’est assez juste, en moins subtil. Mais je dois dire que le côté souvent brut voir rentre dedans de Stone fait du bien parfois, surtout quand tu revois justement ces films de nos jours, où on n’ose plus beaucoup avoir un opinion fixe sur quelque chose sous peine de se mettre quelqu’un à dos.
D’ailleurs, je sais qu’il divise beaucoup, mais j’adore TUEURS NÉS, film rentre dedans, brut et peu subtil par excellence, mais pas si con que ça dans son propos, et malheureusement encore plus d’actualité aujourd’hui.
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J’aime bien l’idée et le concept dingo de « Tueurs nés » mais ce film m’est antipathique. Peut être parce qu’il dévoie un script de Tarantino. 😉
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Le film n’a pas été fait pour être sympathique. Stone était déprimé, énervé contre tout, et ça transparait dans chaque idée folle de mise en scène, dans chaque choix de dialogue, voir d’éclairages parfois hyper agressifs (la pharmacie éclairée tout en vert bien agressif, le noir et blanc hyper granuleux et contrasté en 16mm, les gros plans à focale déformante)…. Je sais que Stone a énormément modifié le scénario de Tarantino, mais je trouve ce qu’il a en fait intéressant. Et ce fut un des rares films de ma jeunesse que ma mère m’avait interdit de voir (la polémique de l’époque, tout ça…. Alors que j’avais déjà vu bien pire en vrai). Donc quand je l’ai enfin vu, ça a été un petit choc, avec en plus un casting que j’adore (Harrelson, Lewis, Sizemore, Downey Jr en roue libre, Lee Jones).
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Bon, encore gagné. J’ai envie de le revoir.
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