Un HEROS

Sac de nœuds 

« Andrea, à voix haute : Malheureux le pays qui n’a pas de héros.
[…]
Galilée : Non. Malheureux le pays qui a besoin de héros. »

Bertolt Brecht, La Vie de Galilée, scène 13, 1938.

La vérité sort de la bouche des enfants paraît-il. Encore faut-il qu’ils puissent la dire car dans certains pays, ils n’ont même plus la force de parler. Et puis, qui les croirait ? Si les mots ont du mal à sortir face à Asghar Farhadi, les images et les situations parlent d’elles-mêmes pour défendre « un Héros », film dont la réputation semble mise à mal alors que le réalisateur questionne justement les promoteurs de l’exemplarité.

En Iran, où la société est économiquement exsangue, lorsqu’on a des dettes, on va en prison. On y reste parfois longtemps, tout dépend du montant à rembourser. C’est ainsi. Pire, une fois soumis au régime carcéral, il faut aussi se racheter une réputation, valeur devenue primordiale dans ce pays sans le sou. Aux yeux d’Asghar Farhadi, même celle-ci est menacée, et les institutions en sont en partie responsables. Le réalisateur, comme il l’a déjà fait, se souvient du passé : des princes de la Perse, des héros de jadis, du glorieux temps du roi Xerxès, des exploits mythologiques de Rostam. C’est en partie pour cela qu’il quitte la bruyante capitale et déménage sa caméra à Chiraz, ville d’art et d’histoire où l’on trouve encore les vestiges de cette ère de prestige, des chefs-d’œuvre en péril qui ne tiennent plus qu’avec des échafaudages.

Rahim Soltani les gravit un à un pour y retrouver sa famille, plus précisément son beau-frère qui s’applique à préserver la mémoire du lustre passé. Rahim est un artiste, un peintre et calligraphe, un homme délicat et mesuré, un brave type, ordinaire mais résigné et sans doute trop naïf, ce qui lui vaut bien des ennuis. Rahim, c’est Amir Jadidi, acteur au physique solide, aux traits sympathiques et aimables, « on a envie de lui faire confiance » ajoute même le réalisateur dans Positif. Le scénario de Farhadi va mettre son honnêteté à l’épreuve en plaçant sur son chemin un cadeau du ciel, un trésor à même d’améliorer grandement son sort tout en le mettant face à un dilemme cornélien : que faire de dix-sept pièces d’or trouvées dans un sac abandonné quand on est un détenu en permission et qu’on a soi-même une somme d’argent considérable à rembourser.

Est-ce le Diable ou le bon Dieu qui a mis ce pactole entre ses mains ? Le film ne le dit pas vraiment, pas plus qu’il ne montre réellement les circonstances de la providentielle découverte, mais on sait que l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Pour nous prouver sa noblesse d’âme, Rahim va donc rendre le sac à sa propriétaire, femme dont le passage fugace fait oublier très vite le visage, et même jusqu’à douter de sa réalité. Le doute est d’ailleurs l’ombre qui plane sur le destin de Rahim, un poison qui suit les sillons d’une affaire tortueuse prenant sa source dans un contentieux familial.

Tout comme pour « La Loi de Téhéran », le ténébreux polar de Saeed Roustayi sorti cette année, l’affaire d’« un Héros » vient du réel, et Farhadi n’aura de cesse de l’attester par sa mise en scène. Il place sa caméra au cœur des milieux populaires, tourne dans un vieux taxi défoncé, dans une maison d’arrêt avec ses épaves qui y croupissent depuis une éternité, dans des bureaux administratifs sinistres et intimidants, des boutiques à l’esprit étriqué, cloisonnées dans une galerie marchande. Mais il filme aussi la solidarité familiale, le réconfort d’un foyer ou du milieu associatif, les repas pris en famille à même le tapis, l’odeur du riz grillé mais aussi le goût du thé amer, un enfant qui danse au son du tombak, les conversations de cuisine, le bruit de la circulation. Le cinéma de Farhadi est en prise directe avec la société, il possède cette sensibilité qui donne du crédit à son récit, sans la moindre recherche de spectaculaire, sans afféteries de mise en scène, toujours au plus près du vrai. Parce qu’il est l’ennemi du faux, dont le bras armé est le mensonge.

« Ce type d’actualité se trouve souvent au milieu des faits divers, aussi bien dans la presse écrite que les télévisions nationales et locales mais aussi les réseaux sociaux. » explique le metteur en scène dans les colonnes du Monde. Et c’est précisément ce qui va perdre ce héros malgré lui. Rahim sera bien vite pris dans l’engrenage de la médiatisation, dans les travers de la compassion, abusé par ceux qui vous enlèvent les mots de la bouche. Il tombe dans un puits de lumière qu’il prend pour une porte de sortie, qui va éclairer chaque parcelle de sa vie, en révéler les aspects moins flatteurs, lui faire le reproche d’être un falsificateur, un expert du trompe l’œil, jusqu’à le pousser à bout. Car à l’instar de ses précédents films, Farhadi nous place à nouveau dans un tumulte, une tourmente qui découle directement d’« une Séparation ».

Rahim est un père divorcé qui a tout perdu : son toit puisqu’il vit chez sa sœur Malileh et son beau-frère Hossein, son fils Siavash qui souffre d’un trouble important du langage et qui vit chez sa tante en attendant le retour d’un père qu’il voudrait voir en héros, sa liberté puisqu’il retourne régulièrement en prison pour purger sa dette. Il lui reste son honneur, dernier bastion qu’il mettra en valeur lors de la médiatisation de son noble geste, mais que va s’employer à miner son ennemi à la tenace rancune, à savoir son créancier Barham, qui n’est autre que le frère de son ex-femme. La fille de Farhadi qui n’était qu’une enfant dans « Une Séparation », est la plus âgée des enfants qui posent ici leur regard sur les problèmes des adultes. Elle joue cette fois une jeune femme à marier, celle pour qui Barham a dû vendre la dot à cause de Rahim. Aucune posture, aucune pièce d’or ne pourra réparer cette blessure.

Farhadi ne croit pas en la réconciliation. Et lorsque l’opprobre se répand sur les réseaux sociaux, quand les barrières viennent interdire tout espoir d’un avenir meilleur, les bonnes âmes se défilent, chacun cherche à sauver les apparences, à se prémunir de la mauvaise réputation. Celle-ci n’épargne d’ailleurs pas le film lui-même : pourtant auréolé d’un Grand Prix à Cannes, il se voit accusé d’être un instrument de propagande du régime en concourant pour les Oscars. Pire, une ancienne étudiante de Farhadi l’accuse d’avoir pompé sans la citer toute cette histoire dans un documentaire qu’elle a réalisé (le bien nommé « all winners all losers »). Le sort s’acharne (tout comme certaines critiques) et suit la trajectoire d’un film qui, lui, n’accuse personne, tout en laissant à chacun le soin de faire son examen de conscience. « Un Héros » est un grand film de Farhadi, à l’issue implacable et au contenu édifiant, sous la surface duquel on sent bouillir la colère d’un peuple à qui on demande de rester sage, et de ne pas claquer la porte en sortant.

22 réflexions sur “Un HEROS

  1. J’ai découvert ce cinéaste il y a… plus de dix ans, avec son film ‘A propos d’Elly’. L’occasion de découvrir une actrice merveilleuse : Golshifteh Farahani.
    Je verrai avec plaisir ce ‘Héros’ lors d’une diffusion sur les chaînes cinéma. Un film permet de voyager et ici la destination est Chiraz, ville d’origine du poète Hafez dont j’avais lu une édition du Divan.
    Après, à propos du cinéma iranien, j’ai quand même une nette préférence pour Jafar Panahi (‘Taxi Téhéran’, ‘Trois Visages’…), toujours sous le coup d’une interdiction de tourner j’imagine.

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    • Panahi, c’est encore la génération d’avant, un grand du cinéma iranien qui demeure une référence depuis que Kiarostami n’est plus là. Comme un hommage, Farhadi fait d’ailleurs tourner dans son film Fereshteh Sadre Orafaee qui jouait le rôle principal du « Ballon blanc ».
      A part au tout début du film qu’il situe sur un chantier archéologique à même la falaise, il ne montre que peu l’aspect pittoresque de la ville. Il se focalise sur l’ordinaire de ses personnages, montre un environnement plus terne, loin de l’imagerie de carte postale.
      Je n’ai jamais vu « à propos d’Elly » et j’ai réalisé seulement il y a peu que Golshifteh Farahani en était le personnage principal. Ce qui redouble mon envie de le découvrir (ce qui me fait penser que j’ai aussi « un divan à Tunis » à regarder).

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  2. Je suis en train de regrouper de nombreux polars iraniens (le dernier en date Un Homme Intègre) pour leurs consacrés des chroniques sur le site. Je ne connaissais pas du tout ce cinéma mais force est de constater qu’il est sacrément intéressant.

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    • Cette année, ils ont frappé fort en tout cas : « La Loi de Téhéran » dont j’ai parlé sur le Tour d’Ecran et « le diable n’existe pas » que j’ai loupé mais dont on dit beaucoup de bien et puis ce formidable « un Héros ». Ici on est davantage dans la chronique sociale et familiale que dans le polar à proprement parler, même si la justice s’en mêle. Pas vu « Un homme intègre » de Rasoulof, mais je ne demande que ça.

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  3. Je suis triste de ne pouvoir voir ce film, je pense que j’aurais adoré, mais à Pékin, cela m’étonnerait que je trouve sur les écrans. J’avais adoré « A propos d’Elly » et « Une séparation ». Comme tu le dis bien justement et joliment dans ton article, il parle d’honneur, de valeurs, tout en nous mettant au coeur de la vie quotidienne. C’est un cinéma « complet », qui va du plus petit au plus grand. Merci, j’ai un peu l’impression d’avoir vu le film grâce à toi.

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    • Meri beaucoup,
      Je ne sais pas si le film s’est beaucoup exporté, mais il est néanmoins proposé pour être sur la liste des nominés aux Oscars. Je te souhaite de pouvoir le voir à Pékin ou ailleurs un peu plus tard.
      Je te souhaite une belle fin d’année (même si pour les Chinois, elle n’est pas encore tout à fait arrivée à son terme).

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  4. Farhadi ne me déçoit jamais. J’avais aimé « Le passé » et « Everybody knows », qui n’ont pas eu les faveurs des critiques. Et aussi « A propos d’Elly », « Une séparation », « Le client », de très bons films mis en scène de façon virtuose et toujours avec beaucoup de suspense je trouve.

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  5. Quel beau film !
    Ce qui nous vient d’Iran côté cinéma est vraiment exceptionnel.
    Oui ce cher Rahim a un physique très… solide.
    Je trouve que le personnage est souvent plus agaçant que le créancier.
    C’est vraiment bien joué. Les dialogues sont intelligents.
    Les scènes familiales sont géniales.
    Le petit garçon m’a fait une de ces peines !

    tout en lui le mettant
    Aucunes…

    tout en lui le mettant

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    • Merci pour la relecture.
      C’est effectivement remarquablement dirigé, et l’utilisation de l’enfant comme chantage affectif n’est jamais trop insistant. Farhadi a d’ailleurs dit en interview qu’il voulait un enfant avec un handicap pas trop lourd pour ne pas charger en pathos. Il a trouvé ce jeune bègue qui s’avère formidable dans le film. Les enfants ont toujours une place dans ses films, témoins des affres des adultes, subissant les conséquences de leurs actes. La fille de Farhadi qui joue ici la fille de Bahram n’est plus une enfant, on la voit peu, mais elle prend aussi une part importante dans les évènements qui se produisent.
      C’est vrai que Rahim, avec son perpétuel sourire de brave type, finit par agacer par ses choix, et en même temps je n’arrive pas à voir en lui la malice dont on l’accuse. C’est terrible.

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  6. J’ai vu le film hier, il vient de sortir chez moi. Je souscris à tout ce que tu dis dans ton post avec une petite différence : pendant une petite moitié de film, je me suis demandé si le personnage de Rahim était aussi probe qu’il en avait l’air (j’en ai été convaincu à mi-film à peu près). Farhadi est malin, il ne montre pas la découverte du sac, il ne raconte pas pourquoi exactement il est allé en prison (c’est sa version contre celle de Bahram qui semble parfaitement clean lui) donc je me suis posé des questions ce qui m’a rendu le film encore plus mystérieux et donc plaisant.

    Sinon c’est un film génial, Farhadi est un grand bonhomme, je n’étais pas au courant des polémiques pathétiques que tu mentionnes.

    Merci pour ce beau post

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    • Merci à toi pour ce retour.

      Farhadi a la bonne idée en effet de laisser de zones d’ombre, tout comme on ne saura vraiment grand chose de l’origine du contenu du sac.

      Le fils bègue, d’abord en rébellion contre le père devient une sorte de caution morale, c’est assez habile.

      A tout cela s’ajoute évidemment la rivalité clanique, les pressions intra-familiales, y compris chez l’amie de Rahim, contrainte de vivre chez son frère.

      Décidément un scénario très riche.

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