Que la fête commence…

L’homme qui ne voulait pas être roi

« – Monseigneur, dit l’homme qui était près de lui, il en coûte pour être un grand prince, et celui qui veut commander aux autres doit d’abord se vaincre lui-même. Soyez fort jusqu’au bout, monseigneur, et la postérité dira que vous avez été grand.
 – Oh jamais je ne vous pardonnerai, monsieur, dit le régent avec un soupir si profond qu’il ressemblait à un gémissement, car vous avez tué mon bonheur. »

Alexandre Dumas, Une fille du Régent, 1845.

Dans la galerie des grands qui ont dirigé ce monde, on a vu passer une palanquée d’énergumènes. Les écrits d’historiens sont truffés d’anecdotes plus ou moins croustillantes sur les mœurs légères des princes de sang. Ainsi le régent Philippe d’Orléans, mal aimé des chroniqueurs, aura marqué les mémoires davantage pour ses orgies décadentes que pour sa capacité à gouverner dignement. Dans son deuxième film, Bertrand Tavernier nous invitait à dépoussiérer le tableau, à regarder l’Histoire autrement, au-delà des vitrines du musée, en remontant le temps jusqu’à ce « Que la fête commence… »

Des costumes d’époque, des châteaux classés, du mobilier et des carrosses, des valets pour vous servir : aucun doute possible, la caméra de Tavernier a bel et bien voyagé jusqu’au début du XVIIIème. L’époque est en berne, le Roi Soleil s’est couché pour de bon laissant son pays entre les mains d’un enfant de neuf ans. Un pays en piètre état, étranglé par la famine, ruiné par les guerres, menacé par les séditieux, sentant monter la sourde colère populaire annonçant le grand soir qui se profile à l’horizon du siècle. La misère, le désespoir et le crime sont invités au petit souper du régent, lieu de plaisir où la jouissance est de règle toutes affaires cessantes, avant que la mort les prenne tous.

On fait peu de cas pour les choses matérielles dans ces palais aujourd’hui si choyés : on joue aux fléchettes sur les tableaux de maître, on promène les chiens dans les salles de réception, on se lance des rats morts, on pisse dans des seaux et on apprend la guerre aux enfants. Dans cette époque bénie, il n’y a même plus de respect pour le Christ, devant lequel un ecclésiastique de façade jure et parjure sans vraiment se soucier de son salut. « France, il faut donc enfin que ta grandeur périsse ! » s’exclamait Voltaire dans son texte « Contre la Régence ». C’est pourtant un tout autre visage du régent que Tavernier et Aurenche (ce vieux de la vieille qui l’avait déjà secondé sur « l’Horloger de Saint-Paul ») tiennent à faire jaillir des jupons du bordel.

Ils y voient un amer, un sentimental, un progressiste trop en avance, un réformateur empêché, un lettré déprimé et un musicien hors-pair. C’est bien simple, qui mieux que lui-même pouvait mettre en musique le film dont il est le sujet ? Et qui mieux que Noiret pouvait incarner ce Philippe ? Son physique patelin, sa tonalité réconfortante (mais qui ne manque pas de cynisme à l’égard de ceux qu’il méprise), sa jovialité matinée de tristesse (le film est cerné par la mort : celle de sa fille préférée au début, celle d’un enfant sous les roues de son carrosse à la fin) vont imprimer durablement l’image que l’on peut se faire de ce monarque de transition. Dans les pattes de l’idéaliste, on trouve l’âme damnée Dubois, un ambitieux à l’esprit plus machiavélique, un parvenu qui se rêve en habit pourpre pour s’assurer une fin de vie à l’abri du besoin.

Ce n’est pas le premier costume d’équipier fidèle qu’enfile Jean Rochefort, il l’a déjà endossé pour la Marquise des Anges, puis pour son copain Belmondo qui se la jouait « Cartouche ». Mais jamais la truculence du titre ne lui avait si bien convenu, magnifiquement servi par des dialogues fleuris de multiples « saloperies » et de « nom de Dieu de bordel de merde ». On aurait davantage imaginé ce vocabulaire dans la moustache de l’inénarrable Jean-Pierre Marielle, troisième compère de la bande qui vient ici se faire l’apôtre du marquis de Pontcallec, un hobereau dépenaillé et désargenté de la basse Bretagne ourdissant un complot pour renverser le régent au profit du roi d’Espagne et installer une « république des nobles » en terre Breizh. Rien que la contradiction dans les termes nous renseigne sur l’utopie qui étourdit cet exalté si fier de son projet, qui part à l’assaut du pouvoir tel Don Quichotte, sans personne ou presque pour suivre son panache.

La comédie s’invite dans ses réunions secrètes, l’occasion pour Tavernier et Pierre-William Glen son chef opérateur de mettre caméra à l’épaule et de tourner des plans de cavalcades façon western sur la lande. « Je me souviens de Samuel Fuller me déclarant que tous les sujets de western venaient d’Alexandre Dumas » disait le réalisateur dans un livre d’entretiens avec Noël Simsolo. On a en effet tendance à oublier que Tavernier s’était déjà approprié les écrits de l’auteur des « Trois Mousquetaires » bien avant de s’intéresser à « la Fille de d’Artagnan ». Il ne cache pas que « Que la fête commence… » est très largement inspiré de « Une fille du Régent », roman peu connu et pourtant passionnant, dont il expurge toute la romance entre un conjuré et la fille du duc. Il préfère remplacer cette touche de romantisme aristocratique, ce soupçon de douceur féminine qui attendrit l’homme de pouvoir (pour le plus grand drame de son infame ministre), par la jeune prostituée fictive Emilie confiée à la bien jolie Christine Pascal (comédienne très tôt disparue et hélas bien oubliée) qui voit en son amant bienfaiteur l’image d’un Philippe le caressant. Jolie formule qu’elle agrémente d’un « vous n’aimez pas la débauche, vous aimez juste le bruit qu’elle fait » pour justifier tous ses excès.

Elle rend touchant ce prince dépressif entouré de sa cour de chirurgiens prétentieux, de maréchaux idiots et de cousins encombrants qui ne pensent qu’à l’argent que leur rapporteront les placements en Louisiane. A travers eux, c’est comme si Tavernier importait un petit morceau de sa chère Amérique (on offre même un petit Iroquois au jeune roi), comme un salut anticipé à Robicheaux bien avant de le croiser « Dans la brume électrique ». Mais ce qui intéresse aussi le metteur en scène, ce sont les petites gens qui s’affairent autour des puissants, ces domestiques recrutés dans les petits théâtres ou dans les cabarets (la troupe du Splendid y est presque au complet), ces paysans, cochers, laquais et soldats qui commentent et font la rumeur.

Certains critiques ont d’ailleurs longtemps reproché à Tavernier de faire des films trop bavards et académiques. Une conception heureusement largement battue en brèche par d’autres plumes comme celle de Jean-Luc Douin qui imprimait, lors de l’hommage de la revue Positif à Tavernier, ces mots à propos du film : « « Que la fête commence… » est certes un film de dialoguistes, truffé de répliques percutantes, mais rythmé au galop, façon cape et épée, et avec la volonté constante de dépoussiérer l’histoire, de la bousculer, la voir sans déférence, à l’état brut, loin du respect figé qu’inspirent les musées. » On ne pouvait pas mieux dire les qualités de ce remarquable film, à la fois vigoureux et touchant, invitation au banquet des éclats de rire avant de nous faire avaler des drames. Avec Tavernier, l’Histoire avait décidément du goût et des reliefs alléchants.

34 réflexions sur “Que la fête commence…

  1. Never saw this. Even though it was made just after the superb The Watchmaker of St Paul I don’t recall it being shown in Britain and Imdb does not show any release date for the UK. Even now I can only see a Region 1 DVD. So it sounds difficult to get hold of. Which would be a shame because Tavernier is a brilliant director.

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    • And it’s a pity because it’s obviously one of the best of his early carrier. Very different of « l’Horloger de Saint-Paul » which takes place in Lyon, his hometown. « Que la fête commence… » is the first one to take place in a historical context. You’ll find the splendid parts of Noiret and Rochefort, who where also in the previous film. The Regency is not the most popular period in the french History, surely it’s because it’s a transition period. That’s why it makes this movie so precious as well.

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  2. Encore un très bon article. Toujours ce style si personnel. Ce sera donc ma dernière lecture en ligne de l’année. Avec en prime un Tavernier. L’année 2022 ne peut que bien commencer. Bon réveillon de la St Sylvestre et que 2022 t’amène le meilleur.

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  3. Oui que la fête commence ou reprenne même modérément. Mon 1er concert de l’année déjà reporté 3 fois une nouvelle fois reporté ou annulé… je ne sais pas encore.
    Et merci pour cette belle chronique. Les cinéphiles ont souvent tendance à voir en Tavernier un réalisateur mineur alors que sa filmo est passionnante et mérite une grande attention.

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  4. J’avais beaucoup aimé ce film, merci pour la critique qui éclaire ce côté sulfureux, décadent et calculateur de l’opus. En ce moment je lis « The Prince and the Pauper » de Mark Twain, uchronie où un mendiant échange sa vie avec celle du Prince de Galles fils d’Henry VIII et je retrouve bien des choses.

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    • Un soupçon de Dumas derrière tout ça, et aussi beaucoup de Saint-Simon qui fut l’ami du régent, le tout sous la plume encore vive de Jean Aurenche, l’alliance est parfaite pour un film délectable autant que désenchanté. Tavernier donne aux trois acteurs complices une place égale à l’écran. C’est un pur bonheur.

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  5. J’adore cette tragi-comédie moderne du pouvoir tout en étant un film historique particulièrement réaliste malgré quelques anachronismes (arrivée de Louis XV à Versailles ou le mot « avatar »). Mais les dialogues ciselés au « rythme du cape et d’épée » fonctionne effectivement à merveille

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    • « L’avatar » de Marielle est quand même sublimement drôle.
      Tavernier s’amuse, les comédiens s’amusent et ils nous amusent dans cette chronique désenchantée sur fond de débauche, de complots et d’exécutions capitales et de cruautés en tous genres. On lui a même reproché cette fin pré-Révolutionnaire et sombre, mais je trouve qu’elle traduit à merveille cette ambiance de fin de règne.

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  6. La chute arrive. Ils la voient tous arriver. Mais ils continuent à fêter. Puis elle arrive et le retour à la réalité est brutal. Pas revu depuis très longtemps, mais ayant reçu un beau cadeau à Noël, j’y reviendrai bientôt. 😉 En tous cas quel casting et on s’amusera de la présence de certains membres du Splendid.

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      • Un beau bébé en effet avec coffret sous forme de livre et un livret. Certes j’ai déjà Coup de torchon en dvd et Quai d’Orsay en digibook, mais bon il y a des films que j’ai vu et que je n’avais pas et des films que je n’ai toujours pas vu. Donc ce sera l’occasion de découvrir Des enfants gâtés, La mort en direct, Une semaine de vacances, La guerre sans nom et Holy Lola. 😉

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            • « La Guerre sans Nom », c’est déjà pas mal. J’aimerais bien découvrir son documentaire sur Lyon, ainsi que celui sur sur le poète Soupault, mais comme ils ont été faits pour la télévision, je ne sais pas qui a les droits et s’ils ont été édités. Visiblement ils ne sont pas dans le coffret.

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              • Non en effet sinon je les aurai cité. Après on part quand même sur un beau coffret au détriment d’être complet. De mon côté, j’ai aussi le dvd de Dans la brume électrique en plus et La fille de D’Artagnan ne me manque pas dans le coffret (probablement son pire film).

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              • Le problème de ce film est vraiment que Tavernier ne voulait pas le faire. C’était un véhicule pour Ricardo Freda qu’il aimait beaucoup et comme la Marceau et les producteurs ont pris peur car il faisait le film à sa manière, il a dû viré Freda et a réalisé le film tout seul. Marceau fut casse-couille tout le long du tournage. Elle aurait même demandé à avoir plus de scènes, car son public voulait la voir davantage et pas des vieux (Noiret a dû apprécier). Au final le film se révèle vraiment ennuyeux et jamais très intéressant. Dommage car il y avait un vrai potentiel, surtout avec le revival du cape et d’épée dans les 90’s.

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  7. Incroyable : j’ai vu ce film en novembre et j’ai un post tout prêt (que je n’ai pas eu le temps de publier).

    C’est un film délectable que j’aime aussi pour une raison simple : le côté social du cinéma de Tavernier (que je n’aime pas beaucoup) y est présent mais n’y est pas saillant. Ce que je trouve une grande vertu. Le trio d’acteur y est absolument époustouflant pour notre plus grand plaisir.

    J’ai une petite divergence avec toi sur le côté « historique » du film : cela m’a semblé parfaitement secondaire, Certes les événements sont réels mais les personnages caricaturaux et les dialogues trop délectables pour être vrais. Je réhabiliterais plus que tu ne le fais le personnage de Dubois, un personnage habile, intéressé mais qui a tenu à bout de bras la politique du pays pendant cette période où il s’est quand même un peu relevé. Comme Richelieu, comme Mazarin en leur temps.

    Cela dit j’adore le film, l’un des meilleurs de Tavernier à mon avis (je n’ai pas tout vu). Et voici ma réplique préférée du film, une réplique grave et tellement sensée de Christine Pascal a qui le régent demande si « elle ne fais pas pénitence » : «  »Notre pénitence à nous, c’est la vérole, les cheveux tondus et mourir à l’hospice ».

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    • Nous nous retrouvons autour de ce film truculent de Tavernier. Délectable, c’est vrai, en grande partie grâce aux fabuleux dialogues de Jean Aurenche qui adapte avec Tavernier le roman de Dumas. Dialogues qui n’ont rien d’historiques bien sûr, tout comme ceux de Dumas d’ailleurs, bien qu’ils fussent autrement tournés. Le scenario s’est en revanche appuyé sur des témoignages d’époque pour écrire les scènes et tous les détails (les fameux « mirebalais » notamment). Le personnage de Dubois n’est pas épargné, tout comme dans le roman, mais reste toutefois sympathique, sans doute en grande partie grâce à la prestation mémorable de Rochefort. Idem pour Pontcallec qui devient, dans la peau de Marielle, un doux rêveur éminemment touchant. Et puis ce régent, dévasté par la mort de sa fille au début mais qui semble ne plus même avoir de larmes pour la pleurer. Un personnage historique que je ne parviens plus envisager autrement qu’avec les traits de Philippe Noiret.
      C’est effectivement une très belle phrase, qui en dit long sur la condition de chacun, et bien malgré les faveurs du souverain.

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