Le roman d’un pécheur

« Que suis-je aujourd’hui ? Un zéro. Que puis-je être demain ? Demain, je peux ressusciter d’entre les morts, et, de nouveau, commencer à vivre ! Tant qu’il n’a pas encore disparu, je peux retrouver l’homme en moi. »
Fiodor Dostoïevski, Le joueur, 1866.
C’est comme un vieux fantôme qui refait surface. Paul Schrader n’a pourtant pas chômé depuis les années 80, époque où il remporta un certain succès en tant que cinéaste avec « American Gigolo », mais ses derniers films ont eu bien des difficultés à trouver la porte de nos salles hexagonales. Il avait jadis montré la route du « Taxi Driver » à son vieux compère Martin Scorsese, ce dernier lui indique le chemin des casinos en produisant « The Card Counter », chronique sombre et magnétique d’un joueur en quête de délivrance, qui écume les tapis verts pour éviter de broyer du noir.
Le plan est scorsesien en diable : la caméra à hauteur d’épaule braque sur la nuque du personnage qui arpente les allées colorées d’une salle de jeux, se calant sur les vibrations d’une bande-son organique et envoûtante confiée à Robert Levon Been (connu aussi comme sociétaire à guitare du Black Rebel Motorcycle Club). Il marche en quête d’un tabouret où il pourra rafler la mise. Tout autour, des lumières scintillent dans l’atmosphère ouatée de ce palais de moquette dont les tonalités vives jurent avec l’habit de rigueur dont s’est paré le joueur qui fait tilter la banque à la table du Blackjack. L’objectif scrute chaque protagoniste, chaque attitude concentrée sur la face cachée des cartes qui glissent sur le feutre vert : ici celui qui dissimule ses pensées sous une capuche, là celle qui s’enferme dans sa bulle musicale avec des écouteurs sur les oreilles, ou encore ceux, plus démonstratifs, qui adoptent le look redneck à moustache ou bien se prennent pour Mister America, pavoisant en habit d’étoiles scandant fièrement « USA, USA ! » Et dire que « ce type n’a jamais fait son service » se dit amer William Tell, une des multiples ruminations qu’il partage avec le spectateur.
Cravate, chemise sobre, veste courte et lunettes noires, les cheveux plaqués en arrière, il est à l’opposé de cette esbrouffe trumpienne, le drapeau il l’a tatoué dans la peau. Il a le sang froid, le geste précis, l’assurance de celui qui visait la pomme, mais il cache son jeu et dissimule son nom : Tillich est son véritable patronyme, celui d’une vie antérieure dont il préfère ne pas se souvenir. Il économise les mots, les expressions faciales, plutôt du genre maniaque (il fait place nette et recouvre le mobilier d’un drap blanc comme l’aurait fait Christo) pour rester « sous le radar ». « Le personnage n’est pas un arbre dans le vent, c’est une falaise dans l’océan » lui aura indiqué le metteur en scène. Tout n’est qu’une question de maîtrise, le respect de la routine, la discipline des probabilités, une vie de moine qui erre dans le purgatoire d’une existence marquée par un passif militaire traumatique. Le souvenir d’un voyage au bout de l’enfer se déforme dans son esprit comme à l’image, il sera ce fardeau qui pèse sur les épaules de bien des personnages qui traversent l’œuvre du réalisateur de « the Affliction ».
« I trust my life to Providence, I trust my soul to Grace » a-t-il fait tatouer sur son dos, là où d’autres, les nerfs encore plus à vif, arboreraient une balance en forme de croix. Ce n’est pas Robert De Niro qui traverse les forêts de machines à sous, mais l’impressionnant Oscar Isaac pourrait bien être son digne héritier. Moins fiévreux et dérangé qu’un Bickle, il accepte volontiers la compagnie de Tiffany Haddish qui joue La Linda (« LL like Lucky Lady »), une recruteuse de joueurs talentueux pour des « sponsors » qui aiment les placements à risque. Leur relation reste professionnelle, contractuelle, même si le scénario joue habilement la carte de la complicité, du rapprochement sensuel entre ces deux itinérants des casinos. Elle sera pour lui la première main tendue.
Delaware, Panama City, Atlantic City, Cleveland, Paul Schrader répète les motifs tandis que William nous réexplique les règles (quitte à les inscrire sur l’écran), dans un tourbillon de lumières, perdu dans le mirage d’une vie sans fond. « La pénitence a-t-elle une fin ? » écrit-il dans ce journal. Schrader place sur son chemin une vieille connaissance. « The Card Counter » est le septième film qu’il tourne avec Willem Dafoe. Il lui confie ici le rôle d’un vieux roublard des techniques d’interrogatoire, un ancien tortionnaire sadique des geôles d’Abou Ghraib qui a fait vivre un enfer aux détenus comme aux matons. Dans son sillage, il place Cirk (« with a C »), interprété par Tye Sheridan, ici plus motivé par la vengeance que par être « Ready Player One » aux tables de jeux.
Tell le prend sous son aile (tel le fils qu’il n’a pas eu), montrant que s’il est l’homme qui tombe à pique, il peut aussi avoir du cœur. Leurs styles de vie divergent néanmoins : le bazar dans la chambre, le look claquettes-chaussettes au bord de la piscine, le metal que vomit l’auto-radio, ce n’est pas vraiment pour plaire au Mozart des jeux de hasard. Toute une éducation à refaire, en commençant par l’inviter à revoir sa mère. Telle semble être la mission que Tell s’est fixée pour se rédimer. Et telle semble être la voie privilégiée par Schrader qui se soucie peu de la dramaturgie des tables de poker, qui trouve plus confortable de s’installer au bar pour prendre un verre et envisager l’avenir. « Je ne voulais pas saisir un joueur, je voulais utiliser son métier comme métaphore » explique-t-il aux deux plumes de Positif qui recueillent les impressions d’un cinéaste très inspiré.
« The Card Counter » est traversé d’une élégance racée, teinté d’une indépendance d’esprit qui se fait de plus en plus rare dans le paysage cinématographique. C’est un film qui ne prend jamais la pose, qui fraye avec le néo-Noir tout en se rêvant d’inspiration bressonienne. Il n’en est pas moins habité par la culpabilité, rongé par la rage d’un pays au cœur barbare, hanté par des âmes brûlées, mais Schrader se sent aussi apte à réparer les vivants, en éclairant de sa plume et de sa caméra, cette prodigieuse étincelle qui jaillit, parfois, du bout des doigts.

J’avais déjà envie de le voir….après cette lecture j’y cours.
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Si au poker il faut savoir attendre, il ne fait pas tarder pour voir ce film qui ne bénéficie que de très peu d’écrans et qui risque de vite disparaître. N’ayant pas raflé la mise aux US, il mérite une autre chance par chez nous.
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Personaly i consider this movie as one of the best i saw in cinema. It was well done with great script, directing and actors. Great review in any case!
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Thanks Butcher,
I do agree, it’s a very sharped movie about guiltiness and responsability. It’s also a very cruel story. Isaac is just terrific in it.
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Read and approved !
Meilleurs voeux l’ami.
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L’année démarre bien, nous avons la même main. 😉
Belle année à toi également.
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J’ai très envie d’y aller, mais je suis sur que je ne vais pas avaoir le temps avat qu’il disparaisse des écran. Je me met sur ma liste de de bluray 2022. Merci pour l’article.
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Il faut en effet se dépêcher pour le voir en salle à mon avis. Et si ce n’est pas le cas, une séance de rattrapage s’impose.
De rien, et à bientôt pour d’autres avis je l’espère. 🙂
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se rédimer… merci, j’ai dû prendre mon dico 🙂
Retrouver l’homme en lui, voilà le projet de ce personnage. Et tenter d’aider Cirk qui n’est pas bien fini (ce que le mix chaussettes claquettes confirme). C’est fou ce film.
J’ai moins cru à l’histoire d’amour et ça me gêne toujours de ne pas croire à l’amour.
Mais la dernière scène, la dernière image figée à l’infinie, quel bonheur !!!
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Moi je l’aime beaucoup cette La Linda, c’est une bulle pétillante dans cet univers glacial et artificiel. On la sent attirée dès le début tandis que lui reste congelé dans la rigueur. Cela m’a bien plu.
J’ai trouvé ce film très dostoïevskien comme tu l’as remarqué.
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Mouais… bof pour la Linda… Je crois que ce sont ses ongles qui m’horripilent 🙂
Dans la foulée je me suis dit et pourquoi pas regarder enfin un film qui traîne sur ma pile de DVD depuis des années : Affliction de Paul Schrader… OMG, il porte bien son titre, quel navet ! Mais Paulot est fidèle car Willem Dafoe y est tout jeunot et narrateur en voix off pas très inspirée du film.
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J’ai souvenir d’un bon film. Je t’avoue ne pas l’avoir revu depuis longtemps, mais tout de même Nick Nolte et James Coburn ensemble ne peuvent pas donner quelque chose de mauvais. Je vais tenter de remettre un œil dessus, tu m’as motivé. 🙂
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Ah si, le combo Nick James donne un machin assez indigeste. Ce sont 2 caricatures. Mais Nick est meilleur que James.
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Je vais me repencher sur leur cas.
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Très déçu pour ma part, ok pour l' »élégance racée », casting inspiré, mais pour moi le reste est bancal et/ou maladroit. Mutique et solitaire il change tout pour tout en quelques secondes, le poker/casino s’avèrent très accessoire, et surtout en quoi ce colonel (bien qu’un beau salopard) serait le grand responsable du foutoir ?! Bref Schrader à de l’idée mais que l’idée…
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Il est le responsable désigné par Cirk de ses malheurs sans doute parce qu’il n’y a plus personne d’autre à blâmer, et parce qu’il l’a sous la main. Peut-être le titre est-il trompeur dans le sens où il nous oriente sur une problématique liée au jeu alors que le calviniste Schrader s’intéresse davantage au salut de son personnage. L’univers du jeu n’est alors plus qu’un cadre métaphorique assez séduisant, jusqu’à cette promenade irréelle dans un jardin artificiellement illuminé, à la fois poétique et abstraite. J’ai trouvé cela très beau.
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Royal Flush. J’inscris ce titre sur ma liste.
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Totalement ton créneau.
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Vu justement hier soir, attiré par l’envie de découvrir enfin un film de Paul Schrader au cinéma, j’avoue que cela m’a pas mal surpris et en même temps j’étais d’une certaine façon en terrain conquis. Tell n’est pas sans rappeler Travis Bickle le héros de son Taxi Driver, ni celui d’Un Tombeau Ouvert qu’il a également écrit pour Scorsese. Ces trois hommes sont traumatisés par leur passé, leur culpabilité, ils errent tels des fantômes en quête d’un but, d’un moyen de se racheter. Pour Tell et Travis ce sera en essayant d’aider une âme innocente, sauf que l’un va mieux réussir que l’autre. Donc à ce niveau là, j’ai toute suite reconnu la plume Schrader. Ce qui m’a déconcerté en revanche c’est la direction prise par ce dernier qui utilise le monde du poker pour mettre en avant les crimes américains et plus spécifiquement Guantánamo. J’en suis ressorti intrigué mais ravi par ce visionnage. The Card Counter n’est pas un chef d’œuvre, mais il mérite largement le coup d’œil et c’est je pense le meilleure film de Paul Scharder a l’heur actuelle. Je précise que je n’ai vu jusqu’ici que son épouvantable remake de La Féline qui m’a laisser un goût amer.
Après est-ce que c’est moi ou en voyant le nom de Scorsese apparaitre sur un tapis vert en début du générique cela ne t’as pas fait penser a son film méconnu sur le billard, La Couleur de l’Argent ? Dans lequel d’ailleurs on trouvais déjà un homme plus âgé prenant sous son ail un jeune poulain. La comparaison ne va pas plus loin, mais je t’avoue que ça m’a trotter dans la tête toute la séance.
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Le nom de Scorsese accolé au monde des salles de jeux m’a davantage porté sur « Casino » mais tu as totalement raison, il y a aussi un rapprochement possible avec « Color of money ». Les ambitions des personnages sont toutefois différentes puisque le jeu n’est ici qu’un cadre métaphorique et non un enjeu dramatique (Schrader choisit même de quitter la table de jeu lors de la partie la plus importante du film). Un Scorsese que je reverrais avec grand plaisir d’ailleurs, tant il m’avait plu à l’époque.
Côté Schrader, je suis comme toi assez peu client du remake de « La Féline » (mais je ne refuserais pas de le revoir néanmoins). Je te conseille « The Affliction » adapté de Russell Banks qui confronte Nick Nolte avec le vieux James Coburn. Autre film tout en tension psychologique. Je n’ai jamais vu « Blue Collar », sa première réalisation, qu’il me plairait de découvrir.
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Moi celui qui m’intrigue le plus parmi ses œuvres c’est son téléfilm « Witch Hunt » avec Dennis Hopper. Si tu ne l’a pas vu, lit simplement le concept, ça donne trop envie de le regarder, même si l’aspect « téléfilm » fait craindre le pire.
Je jetterais un œil a The Affliction si j’arrive a le trouver, les films de Schrader sont très compliqué a voir malheureusement.
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On en trouve assez facilement et à petit prix en DVD.
Je vais m’intéresser à ce « Witch Hunt »
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J’ai très envie de voir ce film !
Merci 🙏
Meilleurs voeux pour cette nouvelle année 2022 🌕
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Il vaut le déplacement.
Je te souhaite à mon tour une très belle année.
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Toujours ce thème de la culpabilité et de l’expiation chez Schrader qui peut compter ici sur un formidable Oscar Isaac – vu hier. Bonne année avec mes meilleurs voeux !
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Eh oui, Schrader creuse son sillon. Mais ses films sont si confidentiels en général que l’on ne lui en fait pas le reproche lorsque l’un d’eux sort enfin du lot. Sans être trop sombre, sans excès de maniérisme (on peut tout de même regretter les séquences en fish-eye dans la prison irakienne), doté d’une mise en scène rigoureuse, « The Card Counter » est à mon sens une réussite.
Une très belle année à toi également, que je devine déjà riche en visionnages.
Au plaisir de te lire à nouveau.
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Oui, les séquences dans la prison ne sont pas les plus réussies même si ce n’était bien sûr pas facile à tourner.
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On devine un budget extrêmement serré, et j’imagine que ce parti-pris de filmage en témoigne.
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Tout à fait, budget limité.
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Bonjour princecranoir, c’est le seul film que je voir en ce début d’année et je suis en effet étonnée qu’il n’y est pas plus d’écrans pour le voir tout cela parce que beaucoup d’Américains n’ont pas beaucoup de goût et c’est bien dommage. J’en profite pour te souhaiter une très belle année 2022 avec encore et toujours des films sur grand écran.
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Bonjour Dasola,
Je te souhaite à mon tour le meilleur pour cette nouvelle année.
Il est bien triste de voir en effet de si beaux films demeurer si confidentiels et réduits à quelques écrans. Je te souhaite malgré tout de pouvoir découvrir ce film de Paul Schrader en salle.
A bientôt
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tu me donnes envie de le regarder alors que je l’avais pas coché!
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A ajouter à la liste de janvier, mois déjà riche de belles toiles à venir.
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Clint Eastwood à propos du dernier Paul Schrader : « C’est un ratage à tous les niveaux : le scénario, la lumière, les décors, les accessoires, les costumes et le casting. » 😁
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You make my day 😆
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Je n’ai jamais vu de film de ce réalisateur. Le côté bressonnien que tu soulignes pourrait peut-être me plaire. Les américains aiment bien le thème de la culpabilité et les héros rongés par les remords.
Bonne année Prince Écran Noir !
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Bonjour Marie-Anne
Je t’encourage à découvrir ce réalisateur, et pourquoi pas à travers ce film envoûté par l’univers du jeu.
Belle année à toi également.
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Vu hier soir – captivant et hypnotique ! Et quel tapis sonore !!
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« All-in » comme on dit là-bas.
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Toutefois avec un démarrage deconcertant….. qui est devenu plus évident avec ton aide et de celle de Strum
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On est là pour ça. 😉
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Je sors par ailleurs du hero iranien…..tu avais encore une fois dit tout ce qu’il fallait
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Merci pour le compliment.
Je suppose que tu as aimé autant que moi ?
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Oscar Isaac est un acteur charismatique au possible ! j’adore ! 😉🙂
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Et ici, il irradie de sa présence.
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Dans Dune déjà il est remarquable.
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C’est vrai. Un acteur qui se partage entre « Dune » et « Star Wars » tout de même. Mais surtout un grand acteur, on peut le dire aujourd’hui, qui habitait déjà l’écran dans le formidable « Inside Llewyn Davis » (dont j’avais parlé ici d’ailleurs), mais aussi « Ex_Machina » et « Annihilation » de Alex Garland.
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Ton article donne très envie de visionner ce film ! (Qui a déjà pour moi un atout majeur en la personne d’Oscar Isaac 😉)
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Un de ses meilleurs rôles, assurément.
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