La Dernière Séance

Et le rideau sur l’écran est tombé

« Je suis dévasté. C’était un grand et merveilleux artiste. Je n’oublierai jamais la première de « La Dernière Séance ». Je me souviens qu’à la fin de la projection, le public s’est levé (…) pour applaudir pendant quinze minutes… Qu’il repose dans la joie pour l’éternité, en savourant le moment exaltant de nos applaudissements pour toujours. »

Francis Ford Coppola.

Après Bertrand Tavernier, c’est donc une autre mémoire du cinéma qui s’efface. Chantre d’une Nouvelle Vague à l’américaine, il était aussi la mémoire du vieil Hollywood. Peter Bogdanovich avait côtoyé les plus grands : Hitchcock, Hawks, Ford, Lang et surtout Orson Welles dont il était l’ami. Puis il s’était à son tour lancé dans la réalisation : « J’étais entré dans un drugstore pour acheter du dentifrice, et en jetant un œil au présentoir contenant les livres de poche j’en ai vu un dont le titre était « The Last Picture Show ». J’avais trouvé ce titre intéressant. Au dos du livre était écrit : « La vie de jeunes garçons au Texas ». Ça ne m’intéressait pas, aussi je l’ai reposé. » C’est l’acteur Sal Mineo qui finalement refila le bouquin à Bogdanovich lorsque ce dernier tapait l’incruste sur le tournage des « Cheyennes », et c’est Polly Platt, l’épouse du réalisateur qui le lut et convainquit son mari de le porter à l’écran. Peter Bogdanovich finit par adapter le livre. Pas de Monsieur Eddy pour nous inviter à « la Dernière Séance », mais un magistral Ben Johnson dans le rôle de Sam « the Lion ».

Le faciès buriné et l’accent sudiste qui sent le barbecue et l’écurie, Ben Johnson incarne ici le propriétaire d’un billard, d’un diner et d’un cinéma de quartier. Pas facile en revanche de persuader le grand acteur de devenir le vieux fauve de cette petite production indépendante en Noir et Blanc, d’autant qu’il trouve le script beaucoup trop chargé en texte. Heureusement Bogdanovich a des amis influents, et un coup de fil au vieux Ford suffira à le convaincre (« Ben, t’as envie de rester l’acolyte de John Wayne toute ta vie ou tu veux faire mieux ? » lui aurait-il claqué au téléphone). Le bougre récalcitrant empochera finalement un Oscar amplement mérité et le réalisateur son premier grand succès au box-office pour ce qui reste sans doute aujourd’hui un de ses plus beaux films.

« La Dernière Séance » est composé des souvenirs de l’écrivain Larry McMurtry dans l’Amérique des derricks au cœur des années 50. Bogdanovich y trouve ses repères d’amateur de western, et la présence de Johnson au casting est l’occasion rêvée de placer ici et là des références à ses classiques préférés. On verra donc clignoter au fronton du cinéma les grosses lettres de « Winchester 73 », l’affiche de « Sands of Iwo Jima » près de la porte d’entrée, et dans un petit coin l’annonce prochaine de « The Wagon Master », le film de Ford mettant en vedette un certain… Ben Johnson ! Et tandis que le casting se contente de ratisser quelques jeunes têtes qui s’avéreront talentueuses (Jeff Bridges, Randy Quaid, Cybill Shepherd, Tim Bottoms qui venait de figurer au premier plan du remuant « Johnny got his gun »), Bogdanovich a la possibilité d’inviter par écran interposé quelques guests de luxe comme Liz Taylor et Spencer Tracy dans un extrait du « père de la mariée », ou encore The Duke lui-même, chevauchant dans la très hawksienne « Rivière Rouge ».

Toutes ces citations explicites ne sont pas seulement là pour multiplier les clins d’œil d’un fan à ses idoles, mais bel et bien pour illustrer un film résolument teinté de nostalgie. Vingt années séparent la sortie de « la dernière séance » et les faits qui y sont rapportés, et c’est peu dire qu’entretemps l’époque a bien changé. Pourtant, ce que montre « the Last Picture Show », c’est ce qui se taisait alors. Le code Hays aboli, la libération des mœurs permet ainsi, en ce début de seventies, de dire à voix haute et montrer sans pudeur la réalité des rapports entre les garçons et les filles. Et c’est peu dire qu’au pays des derricks et des tumbleweeds, la jeunesse est obsédée par le sexe.

Une sexualité assez triste en vérité, anesthésiée par les airs de musique country (Hank Williams cartonne dans le poste) et les roucoulements de quelques crooners (Frankie Laine, Tony Bennett) : on se roule des péloches dans les coins sombres de la salle de cinéma, on va se déniaiser pour quelques cents avec la prostituée locale (élégamment rebaptisée « la génisse » par sa jeune clientèle), on se laisse peloter sous le pull dans la camionnette, on se paie des bains de minuit en nu intégral dans la piscine du richard des environs. Et il ne s’agit là que de l’aspect le plus reluisant des mœurs locales ! Bogdanovich, avec la bénédiction de McMurtry qui le seconde pour transposer son roman, va donc plus loin, évoquant incidemment la pédophilie du fils du pasteur (devant laquelle le shérif serait prêt à fermer les yeux), l’homosexualité du prof de sport, et les adultères compliqués des épouses esseulées avec des jeunes garçons pas encore diplômés (bouleversante prestation de Cloris Leachman en épouse au bord de la dépression). « Dans un Noir et Blanc glacé, Bogdanovich filme les scènes d’amour comme des meurtrissures qui endommagent les êtres plus qu’elles ne les soignent de leur mélancolie » écrit Léa André Sarreau dans un sublime article des Inrocks.

Le film brise tous les tabous, avec une liberté de ton sans précédent, une vision de la vie sans fard, chère à la Nouvelle Vague française, une rugosité de traitement qui évoque « les raisins de la colère » par son grain superbe. Une scène de bal renvoie sans ambiguïté au cinéma de John Ford (grand cinéaste de la communauté), lors de laquelle se mêlent le folklore traditionnel (Cybill Shepherd qui virevolte sur la piste de danse au bras de Jeff Bridges), et les relations de famille complexes lorsque Sonny croise son père sans trop savoir quoi lui dire (« une sorte de froideur cordiale » commente Bogdanovich qui dit s’être inspiré de la relation entre Jerry Lewis et son père). Il plane surtout sur cette ville une profonde atmosphère de désenchantement.

« The Last Picture Show » annonce la fin d’un âge d’or vidé de sa substance, l’image d’une petite ville pittoresque des environs de Dallas, mais sans avenir. Aux bons moments souvent vécus sous forte emprise de l’alcool, succède ce basculement de l’insouciance adolescente vers la désillusion du monde adulte, conduisant les plus entreprenants à tenter l’aventure ailleurs (à l’Université ou en Corée sous l’uniforme américain), les plus casaniers à s’enterrer dans ce trou d’Amérique, à finir allongé au milieu de la route, balayé par ce vent poussiéreux. « Dust to dust » qu’ils disaient à l’église.

24 réflexions sur “La Dernière Séance

  1. Merci pour cet article. J’ai découvert Bogdanovich par hasard, d’abord comme historien du cinéma, au travers d’un bouquin d’entretien avec de nombreuses ponitures, genre Welles, Hawk, Ford, etc…. Puis ses films, sorte de bulle de cinéma classique dans le tumulte du cinéma des seventies… Puis grace à lui, Larry McMurtry qui me menera d’abord vers Lonesome Dove puis vers son fils James McMurtry le merveilleux Singer/songwriter.

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    • Merci à toi pour ce complément d’informations.
      McMurtry retravaillera avec Bogdanovich à la fin de la décennie sur une suite de « The Last Picture Show », avec les mêmes acteurs principaux, intitulée « Texasville », film que je n’ai pas vu.
      Bogdanovich a en effet recueilli de nombreux témoignages des grands anciens d’Hollywood, et réalisé un magnifique documentaire sur John Ford.

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    • Il y a en effet tout ce qui peut te plaire, y compris une bonne dose de musique country pour accompagner ce spleen en Noir et Blanc. Hommage au passage à la sublime photo de Robert Surtees à qui on doit notamment « les Ensorcelés » de Minnelli, le « Ben-Hur » de Wyler et « Mogambo » de Ford.

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    • Il se dégage de ce film à la fois un vent de liberté mais aussi un fort parfum de nostalgie envers un pan de l’Amérique qui peu à peu s’éteint (à travers le personnage de Sam).
      Pas vu « la Barbe à Papa », autre grand classique de l’époque.
      As-tu déjà vu son tout premier film « La Cible », avec Karloff ?

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      • Ouf, personne n’est mort aujourd’hui.

        Je ne pense pas avoir vu La cible même si ça me parle vaguement…

        Hier j’ai vu Devine qui vient dîner ? Ah que c’est BON ce film. Et Sidney se mettait torse nu, j’avais oublié.
        Et aujourd’hui au courrier il y a : Edge of the city… Mais avant j’ai un JM Vallée qui m’attend.

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  2. Jamais vu de film de Peter Bogdanovitch mais celui que tu décris là fait envie.

    Les films sur l’ennui suintant d’une Amérique rurale qui n’a rien à faire, surtout de cette période très désabusée que furent les années 70 sont tellement délectables quand ils sont bien faits. Celui-ci m’a liar de faire partie du lot.

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  3. Ah, cette photo de Ben Johnson me donne envie de me mater un Peckinpah ! Pour moi, Bogda, c’est aussi celui qui a failli réalisé « Il était une fois la révolution » et l’auteur d’un bouquin qui m’a profondément bouleversé : « La Mise à mort de la licorne ». Il y relate son histoire d’amour avec l’une des grandes sacrifiées d’Hollywood : Dorothy Stratten. Douloureux, poignant, essentiel. Un grand livre ! https://laboutique.carlottafilms.com/products/livre-la-mise-a-mort-de-la-licorne

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    • J’ai découvert cette histoire avec Stratten à l’occasion de sa disparition. Sale affaire en effet, un traumatisme qui n’est pas loin de celui d’un Polanski une décennie plus tôt. Je me ferai ce roman un jour. Merci pour la référence.
      Ben Johnson était un grand cavalier. Il avait une présence phénoménale à l’écran. Pour moi, il incarne d’abord le cinéma de Ford, l’un des deux lieutenants amoureux dans « she wore a yellow ribbon ». Mais tu as raison, il trône aussi sur mon affiche de « The wild bunch », marchant armes à la main vers le crépuscule du western. A la même époque, il était tout aussi formidable en Melvin Purvis dans le « Dillinger » de Milius, ou un peu après à nouveau en cow-boy usé à quelques encolures de Gene Hackman et James Coburn dans le superbe « bite the bullet » de Brooks.
      Grâce à Bogda, il aura eu son heure de gloire et Oscar bien mérité.

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  4. Je l’aimais en tant que fordien – je ne me lasse pas de l’interview de « Directed by John Ford » où il se fait couper. Je n’ai vu que deux de ses films dont cette émouvante La Dernière séance. RIP pour ce passeur hollywoodien.

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  5. Je l’ai regardé hier soir en replay sur la chaîne ciné TCM. J’ai bien aimé y retrouver des tas d’acteurs et d’actrices à « leur début ». En tout cas, je pense que que G.lucas s’en est inspiré pour son « American graffitti » deux ans plus tard !

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