Le CHARLATAN

Les lames du destin

« J’ai été déiste, unitarien, athée, presbytérien, et je suis actuellement ermersonien indépendant, et toujours à la recherche de ce que Dieu a bien pu vouloir pour moi. »

William Lindsay Gresham

Perle sombre et méconnue, désormais au programme du grand carnaval de l’étrange de Guillermo del Toro, « Nightmare alley » est d’abord un puissant roman de W. L. Gresham. Sous l’impulsion du producteur George Jessel, aux ordres de la Fox de Zanuck, il deviendra très vite un film d’Edmund Goulding, entre gothique de foire et drame psychologique, aux marges du Film Noir et du fantastique. Une véritable histoire de fou dans laquelle s’engage la star des studios Tyrone Power qui, fatigué d’être perçu comme l’éternel adonis, n’hésite pas s’allonger sur le divan de la psychanalyse pour prouver à tous qu’il peut être « le Charlatan ».

L’histoire prend naissance au sein d’un cirque de curiosités comme on en voyant jadis pérégriner de ville en ville, attirant son lot de curieux bien crédules et de perdreaux de l’année. Entre Zeena la voyante sur le retour (un rôle superbe pour la blonde vieillissante Joan Blondell) et son compagnon alcoolique Pete qui perd la boule (Ian Keith qui fut jadis prince des superproductions de Cecil B. DeMille), Tyrone Power est le beau Stan Carlisle, moulé dans son maillot de corps blanc, reprenant le flambeau d’un boniment à bout d’argument. Finesse de l’analyse, habileté du verbe et physique agréable suffisent à finir le travail de persuasion.

D’un numéro de foire, on passe vite aux feux de la rampe des grands cabarets de Chicago, où la magie du mentalisme vient taquiner les gens de pouvoir. Un spectacle de foire qui accède au prestige : y avait-il meilleur sujet dont pouvait s’emparer le cinéma pour parler de lui-même ? Et quelle meilleure vedette que Tyrone Power pour incarner l’ascension d’une star puis sa chute précipitée. « Tyrone pensait qu’être vedette de cinéma impliquait une grande part d’hypocrisie : c’était une grande escroquerie, et il n’était pas très heureux de devoir tenir ce rôle chaque jour de sa vie. » écrit le biographe de Power. Au début, superbe et conquérant comme il sait si bien l’être, il livre une performance exceptionnelle dans le costume de l’escroc extra-lucide, mais au fond duquel sommeille le « Geek », bête de foire qui trouverait parfaitement sa place dans la parade monstrueuse de Tod Browning.

Goulding, par ses mouvements d’appareils très amples, sa mise en scène parfaitement structurée, son filmage au plus près des personnages (« il aimait que la caméra suive les acteurs tout le temps » se souvient son chef op), dessine à l’écran les contours d’un territoire interdit, une histoire aux contours ténébreux, aux enjeux incertains et intentions opacifiées par les feux inquisiteurs et les ténèbres insondables dont Lee Garmes avait le secret (directeur de la photo pour Sternberg et Ophüls, c’est dire s’il a prouvé son talent auprès de pointures). En suivant le destin du « Charlatan », fin psychologue ne manquant pas d’audace pour embobiner son monde, on assiste à une imposture qui n’est pas si éloignée de celle du métier de comédien. Lorsque l’exercice de divination s’acoquine à des velléités divines la ligne de la moralité si sensible à l’époque est rapidement mordue. Comme le dit très bien Noël Simsolo dans son livre sur le Film Noir, « le malsain y corrompt les codes du mélodrame et du suspense dans une structure en boucle évoquant le cercle des enfers sans jamais s’embarrasser des codes de cette référence. »

Si en effet, Goulding fait la démonstration des capacités divinatoires troublantes du personnage, il ne fait jamais mystère des trucs employés pour y parvenir. Il coupe court à chaque fois à tout basculement vers le surnaturel pour privilégier la manœuvre cynique mêlant, de manière assez fascinante à travers le personnage joué par Power, une forme de charité envers son prochain et une ambition dévorante. La lueur de plaisir que l’on décèle dans le regard du Grand Stan, le Miracle Worker aux prétendues capacités médiumniques, capable de convoquer les morts depuis l’au-delà afin de soulager la douleur morale des puissants, parachève ce portrait prométhéen. La jolie Molly sa fidèle assistante, interprétée par la jeune Coleen Gray, sera autant son « cri de conscience » que le talon d’Achille qui signera sa perte. Mais c’est surtout la rencontre avec la bien nommée Lilith (vénéneuse Helen Walker), pseudo-psychanalyste ayant recours à de dangereuses méthodes, qui scellera le destin de Stan.

Pourtant, cette trajectoire attendue qui le mène du succès au déclin n’obéit pas simplement aux options prises par les personnages mais, si on en croit la lecture du jeu de tarot qui intervient par deux fois dans le film, répond d’une forme de déterminisme, de fatum contre lequel il ne peut rien. Stanton Carlisle, orphelin ayant grandi à la dure entre pensionnat et maison de correction, appartient à cette catégorie de personnages contre lesquels le sort s’acharne, qui semblent voués à une fin tragique. C’est une vision des choses qui va évidemment à l’encontre de l’utopie de tous les possibles pour chaque Américain, et qui trouve peut-être sa source dans le constat dramatique de l’après-guerre mondiale. « Ce film franchit un terrain dramatique détestable qui n’offre que rarement matière à se divertir » écrivait en substance un critique déçu du New York Times. On peut comprendre en effet que le film fut, en son temps, perçu comme déceptif étant donné le ton particulièrement désenchanté (à peine édulcoré par un happy end bricolé pour sauver la vedette) que Goulding applique à son « Charlatan ».

Lourcelles décrit le réalisateur comme « un excentrique et un marginal », un metteur en scène qui avait apparemment « un penchant pour les personnages curieux ». Il laisse ici entendre que la clef qui mène au succès (appelé dans le film le « code ») est un trésor maudit qui conduit ses détenteurs au fond du trou. Le visage ravagé et bestial de Tyrone Power aura sans aucun doute traumatisé toutes ses admiratrices, contrastant violemment avec l’image de vedette de papier glacé qu’elles avaient jusqu’alors l’habitude de contempler. « Comment peut-on tomber si bas ? » se demande-t-il. Une réflexion qui pourrait être celle de bien des lecteurs de tabloïds se repaissant de la flétrissure de certaines vedettes. Sur ce monde d’imposteurs, de « Charlatans », Goulding n’a, en fin de compte, pas beaucoup d’indulgence et reste très lucide.

30 réflexions sur “Le CHARLATAN

  1. Bonjour Florent. Bon souvenir d’un lointain ciné-club de Patrick Brion. J’ignorais que le film de Del Toro en était une nouvelle version. A la vue du titre je croyais qu’il s’agissait du très bon aussi Elmer Gantry, le charlatan. Bonne semaine.

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    • Bonjour Claude,
      Beaucoup de « Charlatans » dans le cinéma américain, et celui de Brooks a en effet belle réputation. Il faudra que je lui rende visite un de ces jours.
      Il s’agit bien ici de la « Nightmare Alley » qui va d’ici quelques jours revenir sur les écrans sous la palette de Guillermo del Toro. J’imagine qu’il a trouvé dans cette histoire de « carnies » de « Geek » (le « vampire » tel que traduit dans le livre) convient à son univers fantasque. A voir si sa version s’aligne sur celle de Goulding. Bradley Cooper remplace donc Tyrone Power dans le rôle de Stanton Carlisle et visiblement Cate Blanchett jouera la psy manipulatrice à la place d’Helen Walker. Je ne manquerai pas d’aller me faire tirer les cartes dans le cirque del Toro dès le week end prochain.

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  2. Je ne connais pas ce Charlatan. Mais celui de Del Toro est prévu pour une découverte en salle. Je viens de perdre mon temps (le temps d’une projection en soirée) devant le nouveau ‘Scream’, il me faut donc quelque chose de plus consistant (j’espère) pour bien commencer cette nouvelle année cinéma. 😉

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    • C’est clairement un film à la marge de ce que propose Hollywood à l’époque. Comme je l’écris, il nait en partie de la volonté de Tyrone Power de quitter ses rôles de charmeurs dans des comédies romantiques fades. Il sort du « fil du rasoir » déjà dirigé par Goulding, et après « Nightmare Alley », Zanuck s’empresse de sortir « Capitaine de Castille » pour restaurer l’image de la star.
      « Le Charlatan » est ainsi un film hors de sentiers battus, et passionnant pour son regard torve sur le mirage de l’ascension à l’Americaine.

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  3. Vu. C’est beau.
    Tirone ne m’a impressionnée que dans la toute dernière partie. Son visage ravagé est impressionnant, on le reconnaît à peine.
    C’était marrant de mettre les acteurs en marcel avec le pantalon sous les aisselles 🙂 et les mains dans les poches.
    La psy est beaucoup mieux interprétée que chez Guillermo. Avec son visage d’ange et ses bonnes manières, on lui fait une confiance aveugle.

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    • A l’époque, Ty a dû en choquer plus d’un(e) à la fin du film.
      Ah la mode des pantalons taille haute des années 30, redoutable en effet avec le marcel.
      Comme toi, j’aime bien Helen Walker dans le rôle de Lilith, pourtant son interprétation ne fit pas forcément l’unanimité chez les critiques qui la trouvent trop lisse. Un autre genre que Cate Blanchett. Je trouve l’approche du personnage par del Toro assez intéressante malgré tout.

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        • « La comédienne, Helen Walker, n’est malheureusement pas à la hauteur de la tâche, et ,n’a guère que son impassibilité pour elle. » commente l’éminent historien du cinéma Bernard Eisenschitz dans le dossier sur le film qui constitue la postface du roman. Je ne le suis pas sur cet avis.
          Par contre je ne sais pas ce qu’il pense de l’interprétation de Cate en Lilith Ritter, ni de la version mexicaine du roman. 🙂

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