FIRST COW

Cookie’s fortune

« C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons. »

Arthur Rimbaud, le Dormeur du Val, 1870.

Le temps s’écoule comme un long fleuve tranquille, charriant des souvenirs qu’il dépose sur ses berges. C’est au bord des cours d’eau que la cinéaste américaine Kelly Reichardt suit la piste de ses inspirations, depuis la « River of Grass » de sa jeunesse floridienne jusqu’au barrage de « Night moves », en passant par les sources chaudes de « Old joy ». En traversant la Columbia River, elle fait un bond de deux siècles en arrière accompagnée d’une vache, la « First Cow » qui ouvre la voie lactée d’un pays qui vient d’apparaître sur les cartes.

« Land of Majestic Mountains,, Land of the Great Northwest ; Forests and rolling rivers, Grandest and the best », l’hymne de l’Oregon dit vrai : les paysages dans lesquels Kelly Reichardt s’est installée depuis plusieurs films se parent d’une remarquable beauté, d’une sublime fraîcheur qui se dépose sur la pellicule comme la rosée sur les troncs des cèdres ancestraux. C’est la deuxième fois que la réalisatrice remonte ainsi dans le passé, elle avait déjà suivi « la Dernière piste » de ces pionnières chrétiennes qui tentaient de trouver un raccourci vers l’éden que l’on dit situé à l’Ouest. Se fiant toujours à l’instinct de son fidèle scénariste Jonathan Raymond, elle remonte cette fois la rivière, telle Wendy et sa chienne, et exhume de son roman « The Half-life » quelques lignes sur les trappeurs de Fort Tilikum.

De la terre encore grasse et chargée d’alluvions, sous l’humus qui tapisse l’automnal Oregon, elle découvre les restes d’une vie qui dormait là, bien au chaud sous les feuilles. Cette vie remonte au temps des chasseurs de rats musqués, des contemporains de Hugh Glass le « Revenant », des aventuriers de pleine nature qui jadis arpentaient les forêts moussues en jouant de la guimbarde dans leur veste à franges, coiffés de l’indispensable bonnet en fourrure de castor. Le négoce des peaux bat son plein mais la mode a changé déjà à Paris et, après plusieurs jours de marche, les impétueux hommes des bois ont le ventre creux. C’est au plus modeste d’entre eux que la réalisatrice s’intéresse : un cuisinier juif du nom d’Otis Figowitz, mais qui se fait bien vite surnommer Cookie par les durs-à-cuire de la bande.

John Magaro, qu’on a pu croiser chez « Carol » de l’ami Todd Haynes, vient mettre un peu de timidité dans la compagnie des hommes, un peu de délicatesse et de respect chez les pillards de la forêt, « un îlot d’une éblouissante douceur dans ce milieu hostile et boueux où on se bat, on s’écrase et on s’enterre. » écrit joliment Laetitia Mikles dans la revue Positif. Il se déniche vite un compagnon, né au milieu des fougères, homme de la forêt vierge venu dans le plus simple appareil mais dont le passif est, paraît-il, tâché de sang. « Tu parles un bon anglais pour un Indien » lui dit-il, mais cet homme exotique et dépourvu de vêtement n’est pas natif de ce continent : il se dit de Canton, a le sens des affaires et la langue bien pendue. King-lu est un homme de ressources, il a la moustache en alerte, le regard vif et l’accent de l’Albion car l’acteur Orion Lee est, contre les apparences, bel et bien né à Londres.

La réalisatrice exhume des pages de Jon Raymond le récit d’une belle camaraderie, scellée sous le sceau d’un proverbe que l’on doit au poète William Blake : « L’oiseau un nid, l’araignée une toile, l’homme l’amitié ». Cette lanterne éclaire chaque pas de la mise en scène, à commencer par les gestes banals qui changent une cabane de misère en petit refuge cosy : il suffit d’un coup de balai, de quelques fleurs sur l’étagère, d’un bon feu de bois dans la cheminée pour que la chaleur humaine s’installe dans ce coin perdu de la Nature. Sur une table en bois, une paire d’écureuils braconnés et quelques noisettes feront un repas de fête dans ce pays de frugalité. Pour Cookie et King-lu, le bonheur commence ici.

Dans un cadre carré (comme l’était déjà celui des aventurières du « Meek’s Cutoff »), dans des plans très beaux composés à l’économie, Kelly Reichardt procède à une forme d’archéologie du quotidien, prend le temps d’observer (« si vous prenez le temps de regarder les choses, vous en serez récompensés, c’est une forme de discipline » disait l’artiste Peter Hutton à qui le film est dédié) : les oiseaux dans les arbres, la cueillette des champignons, la pêche des poissons, une partie de dame, une petite indienne en robe rouge qui transporte un seau bien trop lourd pour elle.

Et puis, certains évènements viennent accélérer le cours de l’existence, et le débit du récit de se faire plus nourri. La vache importée par le chief factor de la communauté (un bourgeois anglais magnifiquement campé par Toby Jones, qui a la nostalgie du Tea Time à South Kensington) va faire couler le lait des opportunités, donner le goût des expéditions nocturnes, et réveiller les papilles des colons lassées du goût des céréales maigres. Jon Raymond met un peu de miel, un soupçon de cannelle dans son scénario et Kelly Reichardt enlumine à la lueur des bougies les étapes de la fabrication d’un clafoutis aux myrtilles. Voici venu le temps des péripéties pâtissières qui enchantent ce récit de plus en plus savoureux. On se délecte de ces files d’attente au village, où l’on se dispute le dernier des beignets à grands renforts de piécettes ou de coquillages de valeur, et on attend avec inquiétude la réaction du notable après la première bouchée.

Tout cela se fait sous le regard stoïque des Indiens qui font, de manière éphémère, communauté avec l’occupant. Comme souvent dans ce genre de western contemplatif, ils sont les fantômes des lieux, vestiges en voie de disparition, dont la langue est devenue étrangère sur leur propre territoire. C’était le cas de cet étrange autochtone ramassé dans le désert par le convoi de « la Dernière piste », c’est aussi celui du chef Totillicum interprété par l’inoubliable Gary Farmer, déjà « Nobody » du « Dead Man » de Jim Jarmusch. Reichardt nous les montre toujours trois pas en arrière, dans l’observation placide d’un monde en pleine mutation.

« It’s no place for a cow » dit l’un des clients de la taverne entre deux gorgées de gnôle. Première tête de bétail qui bientôt envahira les grandes plaines, la vache fait figure d’anomalie dans ce paysage, attachée à son arbre, esseulée dans la nuit, sans plus avoir ni son veau ni son mari qui ont tous deux péri lors de la traversée. Elle dépareille comme ce navire qui traverse le cadre dans le plan d’ouverture, puis elle disparaîtra tout comme lui dans le hors-champ de cette histoire qui s’achève sur quelques notes de guitare, dans un fondu au noir paisible et doux comme la nuit qui tombe.

14 réflexions sur “FIRST COW

  1. Hello Florent. Ton article m’expédie déjà dans l’Oregon. J’aimerais voir First cow. Le cinéma de Kelly Reichardt, enfin ce que j’en ai vu, me transporte également, à hauteur d’hommes ou de femmes, à hauteur de rivière, à hauteur d’arbre. J’ai vu Old joy, Night moves, Certaines femmes. Bonnes vacances scolaires.

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    • Bonjour Claude,
      Dans mon souvenir, ma première rencontre avec l’œuvre de Kelly Reichardt s’est faite avec « Old Joy ». A l’époque, j’étais surtout intrigué par la présence de Will Oldham que je révérais par ailleurs en tant que musicien folk et que j’avais eu la chance de voir sur scène.
      J’ai tout de suite aimé la proximité qu’elle installe avec son sujet, son rapport au temps, à la durée des plans, son goût pour les paysages qu’elle sublime sans viser le spectaculaire. Et puis elle me raconte à chaque fois un petit bout d’Amérique, me fait voyager sur ce continent que je fantasme à travers les films.
      Celui-ci n’échappe pas à la règle, et je suis heureux d’avoir pu le découvrir grâce à la rétrospective annuelle de Télérama. Et je te souhaite de le découvrir également.
      Aujourd’hui, c’est un dimanche moche, un dimanche propice à l’écran. Alors, je te souhaite de passer de bons films. 😉
      A bientôt.

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  2. Merci d’avoir cité Le Dormeur du Val. J’ai été projeté bien des années en arrière où je devais l’apprendre à l’école… Je m’en vais donc soigner mes rhumatismes, quitter l’Oregon pour retourner en Californie et continuer mes bafouilles sur Dirty Harry…

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  3. Bonjour Florent. Comme d’habitude tu nous emmènes dans un univers que tu décris si bien qu’il nous donne envie d’y être, maintenant, tout de suite ! Moi qui ne suis pas spécialement « western » je n’ai plus qu’une idée : voir ce film pour me télétransporter en Oregon 😉 en compagnie d’une vache ! C’est super, merci 🙂

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    • Bonjour Martine,
      Merci à toi. Il s’agit d’une vache de très bonne compagnie de surcroît, je peux te l’assurer. Et puisqu’il faut bien rattacher le film à un genre, l’époque, le front pionnier, l’espace frontière entre la civilisation et le règne naturel convergent vers le western. Un western néanmoins éloigné des canons du genre comme tu l’as bien compris.
      Je suis ravi de t’avoir ainsi donné le goût de l’Oregon.
      A bientôt.

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  4. Oh la la , elle t’a rendu lyrique cette jolie vache : « d’une sublime fraîcheur qui se dépose sur la pellicule comme la rosée sur les troncs des cèdres ancestraux » 🙂
    J’ai ADORé la scène où les deux boys aménagent leur petit chez eux. TROP beau.
    C’est beau et un peu triste quand même.

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  5. Enfin ! Ça fait plaisir un tel film, n’est-ce pas ? Rarement un petit coup de balayette dans une cabane n’aura su insuffler tant de choses. On se retrouve donc sur ces pistes et devant des travaux archéologiques qui ramènent douceur et humanité où il n’y avait que violence ou vengeance.

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  6. Un peu de cannelle et de miel c’est vrai, et c’est joliment dit, mais aussi, et il faut le souligner, beaucoup d’amertume dans cette fable sur le nouveau monde où l’optimisme entrepreneurial de Thoreau et Emerson se trouve démenti par les inégalités de la réalité. Kelly Reichardt reste en tout cas fidèle à ses thèmes et sa manière.

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    • Optimisme agrémenté d’une pincée de (sucre) candeur dans les perspectives d’évolution. C’est le rêve américain qui se laisse emporter par les remous du capitalisme. C’est comme la vache : tant qu’il n’y en a qu’une, tout se passe bien. Mais quand il y en aura plusieurs, les problèmes arrivent. 🐮
      Et tout cela saisi par l’infinie délicatesse d’une réalisatrice décidément très inspirée.

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