PREMIER CONTACT

Prendre langue

« Quand vous verrez ma véritable image,
Vous verrez la flamme d’une bougie,
Alors vous sentirez les échanges solitaires des étoiles.
Souvenez-vous ! Souvenez-vous ! Souvenez-vous ! »

Frank Herbert, Try to remember, 1961.

L’arrivée d’une civilisation extraterrestre sur Terre n’est pas toujours synonyme d’invasion. Dans un épisode anthologique de la « Twilight Zone », des visiteurs venus des tréfonds de la galaxie débarquaient, un livre sous le bras, en se demandant « comment servir l’homme ». Mais le risque, c’est une incompréhension dans les termes. Pour ce « Premier Contact » de Denis Villeneuve avec la science-fiction, la question se pose également. S’emparant d’une nouvelle de l’écrivain américain Ted Chiang, le Québécois déploie les motifs du genre tout en s’interrogeant sur la manière dont ce langage peut être réinventé.

Le fantasme des soucoupes volantes apparaissant dans le ciel des grandes métropoles n’a rien d’éculé. Du « Jour où la Terre s’arrêta » à « Independence Day », de « Mars Attack » à « District 9 », l’irruption d’une gigantesque paramécie suspendue au-dessus de nos têtes fait toujours son effet, provoquant immanquablement inquiétude et psychose, réveillant chez chacun cette vieille envie de montrer les dents. L’irruption dans notre atmosphère des douze vaisseaux aux formes oblongues et granitiques, aux lignes plus épurées qu’une sculpture de Brancusi, font évidemment l’objet de toutes les curiosités, ouvrent immédiatement le bal des hélicos, des camps militaires, des déploiements de force aux quatre coins du monde, convoquent le comité d’accueil habituel composé pour une moitié de scientifiques et pour l’autre de bidasses prêts à la riposte. La géopolitique de l’hospitalité revêt alors une forme plutôt traditionnelle, scindant les nations en deux tendances distinctes, avec d’un côté ceux qui campent sur l’expectative en pratiquant la stratégie de la main tendue (essentiellement à l’Ouest de la table des négociations), et de l’autre les plus chatouilleux qui misent sur un ultimatum afin d’obtenir des réponses (plutôt à l’Est du Conseil de Sécurité de l’ONU).

De ce climat de tensions qui s’invite à la une des chaînes anxiogènes d’information, le scénario de Villeneuve fait le choix de ne garder qu’un bruit de fond, un ressort dramatique en forme de menace latente, sans cesse au bord de l’incendie. Il s’attache bien davantage aux détails protocolaires, au recrutement des spécialistes, à la coopération internationale et autres manœuvres  d’approche, autant d’éléments factuels qui se trouvent dilués dans la semi-obscurité des jours maussades et ordinaires, « une volonté de ne pas produire forcément des images qui allaient saisir, mais plutôt de favoriser des images qui contenaient une certaine frayeur, une certaine étrangeté au contact avec la banalité du quotidien » selon les termes du réalisateur. Au travail spectaculaire du chef opérateur Bradford Young, s’ajoute les compos vibrantes et volcaniques de l’Islandais Jóhann Jóhannsson (déjà impressionnante sur « Sicario ») dont Villeneuve fait un des points forts de son métrage.

En plus des vagissements extraterrestres qui annoncent déjà les gargouillements oniriques de « Dune », il inclut le langage musical au service de son récit, créant une « connexion intime » avec les images (selon les termes qu’il emploie dans un interview pour Mad Movies). Celle-ci, sorte de musique de chambre à écho cosmique, s’emploie à replier le script sur l’intime et le sensible, à créer un lien privilégié hors du monde et hors du temps entre l’image et le spectateur, lui-même mis à distance des évènements par la présence de l’écran. Toute la question du film consiste à savoir comment contourner cette paroi afin de laisser l’émotion envahir l’espace. Villeneuve y parvient en usant d’une suite de flashs pris dans les rets du montage, comme autant de manifestations de prescience qui anticipent les prophéties de « Dune », de questionnement métaphysique inspirés de Malick, d’entremêlements palindromiques qui courbent la ligne du temps comme chez Nolan.

Coupés du monde, en apesanteur, deux scientifiques confiés à Amy Adams (dévitalisée) et Jeremy Renner (émerveillé), vont tenter de prendre langue avec les visiteurs, avant de devenir les Champollion de leur époque au mépris du danger. Le cœur même du vaisseau extraterrestre devient alors l’unique centre de gravité du film, parloir privilégié entre les espèces, chambre d’enregistrement d’un embryon de communication. Parmi les films préférés de Villeneuve, on trouve sans surprise la « Rencontre du Troisième Type » de Spielberg, où quelques notes et signaux lumineux suffisaient à établir une communication entre deux formes d’intelligence. S’appuyant sur sa source littéraire, il y ajoute ici une langue des signes, une encre fuligineuse émise par ces poulpes stellaires, qui s’inscrit en idéogrammes circulaires, en glyphes volatiles sur la paroi translucide qui sépare les protagonistes.

Etonnamment, le metteur en scène place les étrangers dans la lumière, face à des humains aux intentions obscures. Au xénomorphe agressif, il préfère le dialogue avec l’heptapode placide, créature tout aussi tentaculaire mais qui se retranche prudemment derrière sa paroi de verre, timidement dissimulée dans un cocon de brume. Villeneuve ne manque également jamais une occasion de citer l’indétrônable « 2001, odyssée de l’Espace » et son totem énigmatique qui vient se planter dans notre insoluble terreau existentiel. A l’instar de son aîné, le film de Villeneuve cultive une même aura de mystère pour mieux brouiller le prétexte science-fictionnel, pour dérouter le spectateur vers le cœur d’un sujet qui vient peser sur notre condition mortelle.

« Arrival », c’est aussi une somme de réminiscences : l’arrivée d’un enfant, l’expérience de doux moments partagés, l’insupportable injustice de la fatalité, la douleur d’une mère, la déchirure d’un couple, une alchimie qui éclaire chaque particule de vie à l’aune de sa place dans l’univers. Avec ce film intime en résonnance avec chaque être, Denis Villeneuve peut déjà se projeter vers un avenir peuplé d’étoiles, de robotique spleenétique en planètes épiques et galactiques, observateur de nos horizons humains et de la manière d’en faire la plus belle traduction cinématographique.

46 réflexions sur “PREMIER CONTACT

    • J’ai raté le rendez-vous en salle avec ce film extra-terrestre et j’ai dû me rattraper à domicile. Quelle erreur de ma part ! « Premier Contact » aurait en effet mérité les honneurs d’un très grand écran (même si je ne me plains pas, j’ai quand même un projecteur et un très bon son). Bande-son envoûtante, un véritable langage à part entière qui vient dialoguer constamment avec les images. Décidément, Villeneuve a du talent.

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    • Merci à toi.
      Ravi d’avoir étendu ton registre lexical, mais je dois avouer que mes connaissances en biologie cellulaire restent néanmoins limitées.
      C’est un « Premier Contact » qui mérite d’être expérimenté plusieurs fois, je veux bien le croire.

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  1. Je confirme pour l’intérêt et le plaisir à le voir plusieurs fois. Ce que j’ai fait deux fois, pour ma part, tellement séduit par le film que j’ai eu la joie de le présenter à un (petit) public qui, lui, ne le connaissait pas encore. C’est sans doute mon préféré parmi les six films de Denis Villeneuve que j’ai vus.

    Amy Adams est une excellente actrice, à mon sens un rien sous-exploitée (en général, mais pas ici). Elle a même eu la force de m’intéresser à une mini-série, Sharp Objects, dont je découvre en cherchant le titre exact sur Wikipédia, qu’elle est aussi la productrice déléguée. Pas de surprise, finalement, pour ce grand talent. Elle est loin, la gamine inconséquente à appareil dentaire de « Arrête-moi si tu peux ». Et si jolie, Amy, désormais…

    Pour en revenir à « Premier contact », c’est un film qui m’a envoûté, alors que j’ai souvent du mal avec la SF. Peut-être parce qu’il est effectivement question de main tendue et aussi, assurément, parce qu’il n’est pas question de créatures venues d’ailleurs, mais également, comme tu l’as si bien expliqué, de ce qui est le quotidien des êtres humains au quotidien.

    Allez, j’ose : un beau film de résilience.

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    • Je suis moins calé que toi sur la carrière d’Amy (j’avais oublié son rôle dans « catch me if you can »), mais il est certain qu’ici elle emporte le film par sa présence, son vécu, son engagement. Un très beau film de résilience effectivement, et qui, loin d’être d’être un adieu au langage, donne à penser l’autre comme une richesse et non comme une menace.
      Je suis loin d’avoir vu tous les Villeneuve mais il me semble que la question de l’altérité traverse ses films à bien des egards.

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  2. Je suis resté au « contact » de Bill Duke face à un extra-terrestre possédant son propre langage mais n’ayant pas une gueule de porte bonheur. Un jour, je tenterai d’entrer en contact avec ces grands E.T québécois mais j’avoue préférer les belliqueux déclenchant la guerre des mondes…

    Aimé par 2 personnes

    • Bien qu’amateur de soupe aux choux, je n’ai pas eu la chance de prendre langue moi-même avec des visiteurs venus des cieux. J’en suis bien malheureux mais je ne perds pas espoir. Mon oeil reste rivé sur les écrans (radars ?), je guette les belles rencontres comme celles-ci.
      Merci de votre passage Mr Mulder.

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    • « Comment servir l’homme », un épisode qui en a marqué plus d’un, avec le géant Richard Kiel dans le rôle du Kanamite.
      J’ignorais totalement la disparition de Jóhann Jóhannsson. Un immense artiste, expérimentateur de génie, il contribue largement à la qualité de ce film de Villeneuve.

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  3. Hou la la, je n’avais jamais entendu parler de ce film et j’ai l’impression que ce n’est pas trop mon truc (question uniquement de goût, je n’ai pas vu le film donc je ne deviserai pas dessus).

    Sur les rencontres extra-terrestres, ton post m’a effectivement fait penser à Rencontre du troisième type mais aussi à Solaris (surtout le livre de Lem, moins le film de Tarkovski) qui a mon avis a la réflexion la plus intéressante sur le sujet.

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    • Il y a un aspect métaphysique effectivement dans « Premier contact », avec un traitement nettement plus hollywoodien tout de même que dans le film de Tarkovski. Je n’ai pas lu la nouvelle de Lem, peut-être s’en rapproche-t-il.
      Par contre, il est évident que la filiation avec Spielberg et sa « Rencontre du Troisième Type » est évidente. Villeneuve ne s’en cache pas, même s’il s’appuie sur scénario tiré d’un ouvrage bien plus récent.
      Son propos et même sa forme, assez différents du cinéma de divertissement et des schémas rebattus du film d’invasion a tout de même le mérite de proposer une entrée intéressante, même pour les non-amateurs de science-fiction.

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  4. Cest une chouette image que cette paramécie flottante! J’aime beaucoup ce film. Nul besoin d’être fan de SF pour en apprécier l’humanité ( un comble). De plus, les glyphes sont très artistiques, abstraitement harmonieux. Impossible que les ET qui s’expriment ainsi soient agressifs!

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    • Je comprends qu’il t’ait émue de la sorte. Son approche particulière du sujet (un classique de la SF), la poésie qui se dégage de la mise en scène de Villeneuve concourent à en faire un film particulièrement atypique, précieux et marquant.

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  5. Un film tout simplement magique, dans ses thématiques passionnantes, mais aussi dans son langage visuel et auditif (splendide ost dont j’écoute certains thèmes de temps en temps). Je me souviens lors de la découverte, en ne sachant quasiment rien du film, et quand après seulement quelques secondes, la même mélodie bien triste que dans SHUTTER ISLAND retentit, je m’étais dis « ah, donc ça va être ce genre de science fiction, tant mieux », et ce fut le cas. De la SF mettant l’humain et la psychologie au premier plan, sans pour autant oublier quelques plans majestueux (l’arrivée devant le premier vaisseau au début, énorme).
    Bref, du Villeneuve en grande forme comme souvent !

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    • Oui, du Villeneuve grandiose. Je n’avais pas noté l’utilisation du même titre dans « Shutter Island », merci pour l’info.
      Effectivement, le script met l’humain au cœur de la problématique et, comme dans la nouvelle de Herbert que je cite en exergue, les aliens sont là pour nous aider à ouvrir les yeux sur nous-même. Dans le même genre, on l’oublie un peu, mais il y avait aussi le magnifique film de Jeff Nichols « Midnight special ».

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  6. Quel plaisir de découvrir de nouveaux camarades blogueurs, j’ai passé tant de temps à écrire ces dernières années que j’en ai oublié de lire.
    Premier contact m’avait également fait son petit effet à sa sortie, je ne serais pas mécontent de le redécouvrir. L’idée est très originale et, sur le thème de la communication extraterrestre, c’est très difficile de se renouveller.

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    • Bienvenue sur le Tour d’Ecran,
      Il n’y avait pas meilleure page que celle de ce « Premier Contact » pour entamer une correspondance en effet. 😉
      Très beau film de SF, à la fois poétique et prophétique, que j’ai découvert sur le tard, mais dont je ne regrette pas le visionnage. Villeneuve a un talent certain pour procurer à ses images une patine propice à la méditation.
      Passez un bon dimanche.

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