« Les rois devraient être immortels »

« La mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage. »Jean de la Fontaine, La Mort et le Mourant, livre VIII, 1678.
Ces vers qu’il prononçait de sa voix vieillissante, usée, étouffée, il ne les dira plus. On disait de Michel Bouquet qu’il avait le « sens du silence », un silence qui en imposait assurément et qui, lorsqu’il est parti, a envahi les planches, les coulisses, et les plateaux de tournage. Dans le souvenir de ceux qui l’ont vu, et plus encore dans celui de ceux qui l’ont connu, cette « voix de cerveau » (selon les mots de Denis Podalydès) résonnera à jamais, à travers « Nuit et Brouillard ». Elle continue de servir ses auteurs préférés, les Ionesco et les Pinter, les Anouilh et les Beckett, et puis Molière évidemment. Elle ne perdra jamais rien de son charme discret dans l’incarnation de la bourgeoisie rance qui faisait le miel des films de son grand ami Claude Chabrol. Avant de finir saucé par le « Poulet au Vinaigre », il fut d’abord son Charles, le mari trompé de « la Femme infidèle », le regard rempli d’amour pour les beaux yeux gris de Stéphane Audran, à propos de laquelle il disait noblement : « je ne tourne pas avec la femme du metteur en scène, je tourne avec une actrice remarquable ».
Moment de bonheur partagé : une belle-mère et sa bru, attablées avec le blondinet Michel, le petit-fils unique adoré (Stéphane di Napoli, bonne tête de premier de la classe), par un dimanche ensoleillé, devisent sur de vieux clichés en feuilletant l’album de famille. On rit de Charles, mari d’Hélène, de sa tendance à s’empâter depuis qu’il dirige ce cabinet d’assurance dans les beaux quartiers de Paris. « Tu devrais prendre de l’exercice, lui dit sa mère, tu vas avoir un gros derrière. » L’humeur est bon enfant, le sourire de rigueur, le bonheur est dans le parc. Mais si l’on se fie à la musique dissonante de Pierre Jansen, à l’insidieuse manière qu’a la caméra de rôder dans le jardin, on se doute que l’enfer chabrolien n’est pas loin. Comme la musique l’indique, tout cela sonne faux, comme ce boniment que sert Hélène à un mystérieux interlocuteur au bout du fil alors que Charles vient de la surprendre. Peu importe, il faut faire bonne figure, savoir se tenir, ne pas s’abaisser à de vulgaires esclandres. « Tu m’aimes ? » demandera-t-il à Hélène à la table du dîner, ne la quittant pas une seconde du regard, plantant ses petits « yeux de requin » (toujours selon les mots de Podalydès) dans ceux de son épouse, prenant son fils à témoin. Le sourire qui s’inscrit sur ses lèvres pincées met mal à l’aise, et n’autorise évidemment qu’une seule réponse possible. L’épilogue dans la chambre à coucher devrait venir l’entériner mais le hiatus persiste, entre cette femme en nuisette qui vient s’étendre lascivement sur le lit, et l’homme rigide en pyjama qui n’a pas fini de cogiter.
Dans les regards, derrière les échanges riches de sous-entendus, se dissimulent bien des secrets, des couches d’hypocrisie sédimentées durant un nombre significatif d’années que Chabrol nous laisse estimer grâce à l’âge de l’enfant. Le réalisateur alors n’a plus qu’à observer, simplement, laisser mijoter le bouillon bovarien, se focalisant sur la position du chef de famille. « Vous avez l’air d’un con » lui dit un vieux type bourré dans la boîte où Charles emmène Hélène pour la distraire. L’idée persiste, comme une tache indélébile, elle vire à l’obsession. Le cynique Chabrol n’en perd pas une miette, multiplie les situations qui le montrent marinant dans le doute : il fait quelques pas derrière sa femme après l’avoir déposée en ville pour son rendez-vous chez le coiffeur, il lui demande pourquoi elle est retournée voir le « Docteur Jivago » une seconde fois au cinéma (alors qu’il passent « les Biches » !) puisqu’elle n’avait pas aimé la première. Et Michel Bouquet de se déliter magnifiquement à chaque réponse détachée et insincère de sa sublime épouse (trop belle pour sa « drôle de gueule ») pour le plus grand bonheur de cet espiègle Chabrol qui ne se prive pas d’ironiser sur la virilité vacillante de son personnage à travers quelques détails cocasses : ce plan cadré de manière très suggestive sur l’ouverture d’une bouteille de champagne, un Zippo géant comme gage d’amour, son stoïcisme face aux manières outrancièrement aguicheuses de sa jeune secrétaire Brigitte.
Cet homme à qui on donne d’habitude du « monsieur Desvallées » dégringole sur la piste visqueuse d’un adultère pressenti, finit par perdre ses moyens et briser la glace. « L’usage des miroirs est ainsi particulièrement intense chez Chabrol », écrit Jean-François Rauger dans « l’œil qui jouit ». « Ils sont à la fois ouverture vers un double du visible et, en même temps, son impitoyable duplication, constat de son unicité obtuse. » C’est exactement ce qui semble se produire lorsque, après avoir mené l’enquête jusque chez l’amant de sa femme, avoir fait mine d’être un mari ouvert d’esprit face Maurice Ronet pour mieux lui arracher des confessions intimes, Charles se voit soudain dans le miroir et commet l’irréparable. Un geste réflexe, une pulsion soudaine que Chabrol va immédiatement corriger en détaillant avec une minutie hitchcockienne la pénibilité des étapes nécessaires pour faire disparaître toute trace d’homicide. A mi-parcours du film, il est néanmoins parvenu à son but avec brio : il a brisé les apparences, révélé l’immonde hypocrisie conjugale, a démontré comment le surplomb masculin peut se fissurer et s’éparpiller façon puzzle.
« T’es un salaud » lui balance même son fils dans un accès de colère. On le voit devenir le jouet de sa propre progéniture, ébranlé, incapable de restaurer l’autorité avant que n’arrive un tandem de policiers. Mais l’enquête criminelle n’intéresse que peu Chabrol, il la limitera à la visite, à trois reprises, d’une entité bicéphale étrange constituée d’un Michel Duchaussoy affable, presque gêné, qui pose les questions, tandis que son collègue interprété par Guy Marly, fixe le couple d’un œil si exagérément inquisiteur qu’il en devient presque comique. Plus intéressante est la manière dont le couple va se ressouder au cœur du mensonge, toujours dans le non-dit, comme si cette complicité adultéro-criminelle ne pouvait être traduite en mots, comme si elle ne devait être jamais avouée. « Sur le tournage de « La Femme infidèle », il [Bouquet] disait que je jouais à travers lui. Que je me protégeais des drames de la vie en les mettant dans mes films, comme pour les exorciser. » confessait le metteur en scène dans un livre de Michel Pascal. Pour que cette vision du couple soit si incisive, que cette radiographie de la bourgeoisie pompidolienne soit si précise, sans doute eût-il fallu en effet que Chabrol puise dans ses ressources intimes, s’appuie sur des modèles qui lui fussent familiers. Il en résulte un de ses meilleurs films, un des plus intenses, qui vaudra des louanges méritées à la regrettée Stéphane Audran et notre reconnaissance éternelle à Michel Bouquet.

Bonjour Florent. Immense, et si discret (j’apprécie). Que de personnages glaçants et si complexes. La femme infidèle, Juste avant la nuit, La rupture, Poulet au vinaigre, Chabrol bien sûr. Et aussi Le jouet, Un condé, etc. J’ai même vu son premier film Monsieur Vincent.
Je l’ai vu au théâtre dans deux pièces qu’il a beaucoup jouées? M. Klebs et Rosalie il y a très longtemps et Le Roi se meurt.
Bonne suite de vacances l’ami.
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Merci Claude,
Je n’ai pas eu la chance de le voir sur scène, mais je sais qu’il aimait particulièrement interpréter les œuvres de Ionesco. C’est d’ailleurs une réplique. J’ai d’ailleurs choisi une réplique du « Roi se meurt » en guise de sous-titre à l’article.
Je dois aussi voir les autres films de cette période dite « pompidolienne » de Chabrol. Je me suis d’ailleurs largement documenté dans le livre que tu m’as cédé. Grand merci à toi.
Passe une très belle fin de dimanche pascal.
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Bel hommage au grand Michel Bouquet Princecranoir. Un très grand bonhomme mais surtout – en ce qui me concerne – de théâtre dont l’un des nombreux mérites est d’avoir mis sont talent au service d’un des plus grands dramaturges du siècle dernier (qu’on estime mais qu’on ne joue pas beaucoup) : Jean Anouilh.
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Un de ses auteurs de prédilection, qu’il a eu la chance de rencontrer d’ailleurs me semble-t-il. Michel Bouquet aimait dire qu’il était au service des auteurs, qu’il aimait les « prendre par la main ». Et je crois qu’il savait mieux que personne capter l’essence même de leurs textes.
Au cinéma, il fut aussi bien des fois magnifique : chez Chabrol bien sûr, mais aussi chez Truffaut ou chez Guediguian dans le rôle de Mitterrand.
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J’ai vraiment beaucoup aimé ce film, le talent des acteurs et de Chabrol. Michel Bouquet était un immense acteur et ta critique lui rend un très bel hommage !
Bravo et merci 👏⭐🌟⭐🌟⭐
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Merci beaucoup Eveline,
Un film majeur dans la filmo de Chabrol, qui inaugure une période « sérieuse » de sa carrière, après avoir tourné quelques divertissements « tigresques » avec Roger Hanin, dans lesquels apparaissait d’ailleurs déjà Michel Bouquet. Il est sûr que son talent était bien mieux employé dans ce drame bourgeois.
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En effet, l’un des tous meilleurs Chabrol et peut-être le plus grand rôle de Michel Bouquet, celui en tout cas où il donne sa pleine mesure car son physique et ses manières correspondent exactement au personnage que Chabrol avait en tête – j’ai parlé du film également comme tu le sais. Merci pour ce bel article hommage.
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Un Michel Bouquet très impressionnant en effet, que l’on dit tout aussi impressionnant dans « juste avant la nuit » du même Chabrol mais que je n’ai pas vu.
J’invite évidemment les lecteurs à aller lire également ton analyse du film :
https://newstrum.com/2018/04/05/la-femme-infidele-de-claude-chabrol-lhomme-trompe/
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Merci beaucoup.
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De rien.
Le film a été l’objet d’un remake américain signé Adrian Lyne que je n’ai pas vu. Je ne sais pas du tout ce qu’il vaut (j’ai quelques doutes néanmoins). Peut-être l’as-tu vu ?
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Bel hommage à Michel Bouquet, un acteur de génie, très impressionnant, que j’avais fini par croire immortel.
Je n’ai pas vu « la femme infidèle » mais je me souviens de « poulet au vinaigre » et, beaucoup plus récemment, de « Renoir ».
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Je n’ai pas vu ce film sur « Renoir » mais je me souviens, lorsqu’il est sorti, avoir eu très envie de le découvrir. Je l’ai un peu oublié depuis et c’est un tort.
Claude Chabrol avait trouvé en Michel Bouquet la parfaite incarnation du bourgeois hypocrite, condescendant, détestable à souhait. Tout ce que n’était pas Michel Bouquet en réalité. C’est très fort.
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Oui, Michel Bouquet avait un physique assez sec et froid qui lui donnait une allure de notaire de province coincé 🙂 Sa voix aussi, un peu froide et métallique allait bien avec ce portrait guindé… Et grâce à son talent d’acteur, il incarnait totalement ces personnages.
Dans « Renoir » par contre, il avait un rôle beaucoup plus sympathique, émouvant, et ça lui allait également très bien…
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Sans oublier son étonnante prestation en Mitterrand dans « le promeneur du Champ de Mars », jamais dans l’imitation, mais puissant et convainquant dans l’évocation.
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Ah oui, c’est vrai. Je ne pensais plus à ce film.
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Jacques Perrin 😦
RIP
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Adieu Monsieur Maxence. 😢
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Rebonjour princecranoir, décidément, le cinéma français est en deuil. C’est bien d’évoquer La femme infidèle que j’ai revu récemment. Il faut noter la prestation courte mais marquante de Maurice Ronet quand Michel Bouquet se présente à lui et que Ronet prononce l’expression « oh, la, la ». Inoubliable. Je n’ai pas eu l’occasion de voir Bouquet au théâtre et je le regrette. Après Jacques Perrin, merci pour cet hommage. Bonne soirée.
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Deux immenses acteurs se font face dans cette scène incroyable. Michel Bouquet nous captive dans son numéro de mari cocu très affable, pénétrant dans l’intimité de l’amant de sa femme, tandis que Ronet reprend la place de la victime, comme dans « la Piscine » ou « Plein Soleil ». C’est fabuleux. Un grand Chabrol.
Merci de ton passage. Très belle soirée Dasola.
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Notre amitié est précieuse
Car elle me rend heureux
Tu es mon meilleur(e) ami(e)
Car tu es ici
Tu m’as tendu la main
Par tes écris tes mots
Tu as renversé mon destin
Sans toi je ne suis rien
Et avec toi je suis si bien
Cela me fais toujours plaisir de te laisser un petit mot
Ou une image
A toi mon ami(e) belle journée bise
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