La CHAIR et le SANG

Le temps des croyants

« Personne ne punit avec rage et dégoût la brutalité, la sauvagerie, la barbarie, l’injustice. Nul demain ne s’avisera de trouver obscènes les bonnes gens qui viendront regarder mes tressautements dans les flammes. »

Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, 1968.

En voyant les œuvres de Léonard, de Michel-Ange, on a tendance à croire que l’automne du Moyen-Âge annonçait une époque de lumière et un éveil radieux à la beauté. Mais à l’aube du XVIème siècle en Europe de l’Ouest, le règne ténébreux des guerres, des épidémies et de la superstition n’est pas révolu, la mort réclame sa dîme, elle se repaît de « la Chair et le Sang » sans distinction d’âge, de fortune ou de sexe. C’est ainsi que le cinéaste Paul Verhoeven dépeint ce temps traversé par la peste et par une fièvre mystique, dans un film qui, selon l’historien Johan Huizinga, « sent à la fois la rose et la merde ».

Au mitan des années 80, les capes et les épées ont repris du poil de la bête. Boorman a sorti « Excalibur » de son rocher et Milius célèbre les muscles d’acier de « Conan le Barbare ». Ses symphonies composées par Basil Poledouris entrent avec lui dans la légende, et résonnent encore au chevet de « la Chair et le Sang », un film qui aligne les faits d’armes sur fond de mal bubonique plus ravageur que ne l’était celui qui soufflait sur les landes austères du « Septième Sceau ».  Ici, l’amour et la mort marchent d’un même pas, s’embrassent sous les chairs molles des pendus pour l’exemple, s’unissent dans de violents ébats au milieu des cadavres de la veille. Inspiré par ces danses macabres, Paul Verhoeven peint, avec l’aide de son chef opérateur Jan de Bont, des images d’une fascinante horreur, des toiles flamboyantes tout droit sorties des pinceaux décadents d’un primitif flamand. Telles les petites effigies perdues au milieu du « Jardin des Délices » de Jérôme Bosch, les égarés de « la Chair et le Sang », horde vénale mais dont la foi étrangle toute clairvoyance, s’en remettent au bon vouloir d’un démiurge qui leur indique un chemin.

Il se manifestera par le truchement d’un saint de bois, relique déchue qu’ils se plaisent à relever au hasard d’une exhumation boueuse. « C’est un signe de Dieu » lance le Cardinal autoproclamé de cette troupe de soudards dépenaillés, qui protège la catin et absout le spadassin, qui bénit le boucher de Dieu avant de l’envoyer massacrer les innocents au fil de la lame. Le crédule croyant en fera funeste constat lorsque ce ciel finalement lui tombera sur la tête, là où la Vierge Marie préféra offrir à l’infante « Benedetta » son sein gorgé d’amour chrétien. C’est dans un élan de survie qu’une autre vierge offre les siens à l’appétit vorace du blond Martin, solide mercenaire aux seize campagnes de guerre, un rôle à la mesure de la stature de Rutger Hauer, compagnon de route du réalisateur.

Mais le chemin se fait pesant depuis le départ de leurs Pays-Bas, et l’épée de ce projet moyenâgeux bien trop lourde à porter pour les deux. « J’ai dû me battre pour mon territoire, dans le sens où le script n’était pas autre chose que de la pornographie médiévale et que j’ai ressenti le besoin d’étoffer mon rôle afin d’avoir quelque chose d’intéressant à jouer et de rendre le film plus complexe » témoignait Hauer avant d’ajouter à la charge de son metteur en scène : « Du coup, ça n’a pas été facile pour Paul, qui avait déjà du mal à gérer quelques-uns de mes partenaires. Et Paul étant Paul, ça l’a rendu fou. Enfin, fou, il l’est de toute façon ! »

Il semble en effet que tout échappe à Verhoeven, tant sur le plan du script que sur celui du plateau de tournage, et le scénario de devenir le reflet d’une guerre ouverte entre le metteur en scène et toute son équipe. Ce qui devait être l’histoire d’une rivalité à mort entre deux frères d’armes (Martin et son capitaine Hawkwood devenant les Pike et Deke de la « Wild Bunch » de Peckinpah), prend la voie d’une romance à trois entre Martin le soudard qui se veut seigneur et un fade prince savant qui sera son rival (interprété par Tom Burlinson) dans le cœur d’une rouquine jouvencelle au pied coquin (la toute jeune Jennifer Jason Leigh déjà aux prises avec bien plus que « Huit salopards »). Verhoeven s’ingéniera à faire exploser ce carcan, à maltraiter les corps, à dépecer les morceaux trop édulcorés d’un scénario pourtant écrit à quatre mains avec son vieux complice batave Gerard Soeteman.

Il dissimule les bons sentiments sous la crasse de l’hypocrisie et viole la morale dans un bain de débauche et de sang. Il change sa princesse en sorcière manipulatrice, le petit génie des arts de la guerre en loque humaine à la merci de ses geôliers, et ses chiens de guerre en fiers combattants unis par un esprit solidaire, défiant les puissants qui trahissent leurs promesses. Comme toujours chez Verhoeven, on est bien en peine de savoir à quel saint il faut finalement se vouer, le Bien et le Mal étant des notions intriquées en chaque personnalité. Martin, le chef de bande au pourpoint écarlate, se réclame de son saint patron mais surgit tel un diable incandescent de la cheminée du château qu’il convoite avant de se payer une tuerie générale. De même, Agnès n’hésite pas à changer de visage, se montre plus chaude (girl) auprès de Martin pour éviter d’être le jouet du reste de la horde, prenant même les commandes de l’acte sexuel afin de « dicter sa loi à celui qui croit la dominer, pour qu’il ne voie plus qu’à travers ses yeux et s’autodétruise » comme l’analyse très bien Cédric Delélée dans Mad Movies.

Comme souvent chez Verhoeven, la femme prend le dessus sur des hommes qui ne pensent qu’avec ce qui pend entre leurs jambes. Ce qui peut être lu par certains détracteurs du cinéaste comme une attaque misogyne ressemble pourtant à une bien belle revanche des femmes sur tous les mâles qui se sont arrogés le pouvoir depuis la nuit des temps. Englué dans ses problèmes de production, « la Chair et le Sang » transpire hélas de son budget rachitique (ce qui procure paradoxalement aux décors une facture artisanale plutôt bienvenue), il exhale l’haleine fétide de ses conflits internes. S’il se montre parfois bancal, le film reste néanmoins très impressionnant dans son ensemble, non dénué de charmes et de cruauté. Il demeure à ce jour une des visions les plus crues qu’on ait jamais proposées sur ce Moyen-Âge agonisant, coincé entre l’Enfer de la chair et les brasiers du Paradis.

23 réflexions sur “La CHAIR et le SANG

  1. Ha ha ha le jeu de mot de la mort ! (Benedetta a eu plus d’argent, manifestement pour l’achat de détergent tant il est propret à côté de cette monstruosité niveau bubons. Jennifer y est (déjà) géniale et au moins Rutger a le goût du bain…

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    • J’ai prévu de revoir « Benedetta » justement, histoire de passer d’un bubon l’autre et comparer leurs texture. Virginie comme Jennifer savent y faire avec les désirs de Popaul. Quant à Rutger, il a quitté le collant médiéval de Floris pour se retrouver dépouillé au XVIème. Ah la peste !

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  2. Bravo pour ton texte !
    J’ai eu le plaisir de redécouvrir le film il y a quelques années en salle, à l’Etrange Festival de Paris. Toujours aussi puissant ce Verhoeven. Quel dommage qu’on ne puisse jamais voir ses Croisades envisagées avec Schwarz, ni son Jésus (il en a fait un roman ?).

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    • Merci 🙏
      Je crois en effet que ce Jésus de Nazareth est passé par l’écrit plutôt que par l’écran. Autre marque de l’intérêt théologique que porte ce réalisateur iconoclaste sur la foi. La foi et le sexe sont ici, comme dans d’autres de ses films, de puissants vecteurs d’emprise, propice à négociations, chantages et trahisons. Des atouts dont ne manqueront pas d’user aussi Nomi, Catherine Trammell et autre Benedetta.
      « la chair et le sang » est désormais visible dans une édition HD, dans un coffret assez cher mais qui auréole paraît il ses hautes qualités.

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  3. C’est fou cet appétit que tu as pour les chairs sanguinolentes (au cinéma j’entends).
    Je suis tellement dingue de Rutger et j’aime beaucoup Jennifer que je me laisserais bien tenter mais bon…

    qu’il se plaisent (sorry ça m’a sauté aux yeux comme un coup de pied au cul).

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      • Comme je ne suis pas sûre que tu liras ce que je t’en dis à la suite de Peter… Je m’autocite :
        je ne te remercie pas.
        Je termine à l’instant La chair et le sang.
        Quelle purge ! J’ai tenu jusqu’au bout parce que Rutger me fascine (et il a raison, ce film c’est de la pornographie médiévale, Paul aime violer les femmes ça en devient vraiment pénible). Il est d’une beauté insensée et il joue merveilleusement bien. Il est le seul d’ailleurs dans ce film.
        Jenifer a l’air d’avoir 12 ans, ce qui est très gênant compte tenu du nombre de viols qu’elle subit. Son personnage opaque (choisir le fadasse ou le badass !) a fini par me fatiguer.
        En outre j’ai trouvé le film visuellement très laid que tu excuses par le manque de moyen.
        Et cette fin débile… au scouououours ! Je comprends que Rutger ne soit pas totalement enchanté par le scenario.
        La veille j’avais apprécié les presque 3 heures de Les plus belles années de notre vie (6 ou 7 Oscar en 1947 dont MON Fredric) ça n’a rien à voir mais ça a quand même une autre gueule.

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  4. Je n’ai jamais su trop à quel saint me vouer avec Verhoeven. Tout ce que j’ai vu de lui m’a en fait asser plu malgré, parfois, un pitch à fuir (comme celui de Benedetta).

    Celui là a l’air moins bien si je te lis mais un post avec un exergue extrait de ce chef d’œuvre qu’est L’œuvre au noir ne peut qu’attirer la sympathie

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    • « La Chair et le Sang » a souffert de quelques difficultés de production (conflit avec Hauer, budget pas toujours à la hauteur des ambitions de Verhoeven), mais il reste un marqueur important dans la filmo du réalisateur, film de transition entre sa période hollandaise et son arrivée à Hollywood, et les films qui lui offriront une renommée internationale (« Robocop », « Total Recall », « Basic Instinct »). Il est passionnant de considérer ce film en parallèle de « Benedetta » (que je dois revoir d’ailleurs), non seulement par son contexte moyenâgeux, mais aussi dans son rapport à la foi, à la politique, aux rapports hommes/femmes.
      Je le conseille vivement malgré ses quelques défauts, d’autant plus qu’il vient de ressortir dans une copie Haute Définition qui semble jouir d’une qualité remarquable.

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  5. The eternally misunderstood Verhoeven showed Hollywood how to make a gutsy and provocative medieval adventure movie. It has flaws, but the film brims with energy and imagination. Verhoeven has never disappointed me (yes, I’ve seen Showgirls and I think it is a wonderfully perverted showbiz satire).

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    • Just like you, I never was deceived by Verhoeven. I wrote on « Showgirls » here and I’m on the same line about it. It’s pure Verhoeven sarcastic vision of the US. Nomi is another portrait of the powerful women he filmed, just as Agnes is in « Flesh and Blood », and many others like Benedetta, Catherine Tramell, Rachel in « Black Book » or Michèle in « Elle ». Those who accuse him to be a misogynist should see these films.

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      • I agree with you 100%. I don’t think people realized that « Showgirls » was a satire. Plus, as you suggested, it’s a feminist saga, which brings me to another point you made about Verhoeven and his reputation as a misogynist filmmaker. It’s really a grossly unfair characterization of the man’s work. In fact, the opposite is true. Verhoeven’s women are always interesting, strong, and resolute.

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