Les BONNES FEMMES

L’une chante, les autres pas

« Ce qui est certain, c’est que jusqu’ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour l’humanité et qu’il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous qu’on lui laisse enfin courir toutes ses chances. »

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2 : l’expérience vécue, 1949.

« Le Beau Serge », « les Cousins » : c’est bien Claude Chabrol qui a déclenché l’onde de choc de la Nouvelle Vague en racontant des histoires de mecs. Avec son fidèle compagnon d’écriture Paul Gégauff, il décide dans son quatrième film d’aller vers « les Bonnes Femmes », histoire de voir si la jeunesse est plus rose vue du côté de la jupe. Il en sort un film d’avant-garde, conspué et incompris en son temps, taxé de misogynie alors que ce sont pourtant bien les hommes qui ici en prennent pour leur grade.

Connaissez-vous le kagou ? C’est une espèce endémique de volatile qu’on ne trouve qu’en Nouvelle Calédonie, « un oiseau peu remuant, crépusculaire, il vole très mal bien que ses ailes soient assez développées mais il court rapidement. » nous dit Jane, lisant la plaque informative fixée au mur de la ménagerie du Jardin des Plantes. Jane, c’est Bernadette Lafont, et n’allez pas l’appeler Jeanne sinon il vous en coûtera une bordée d’injures pas piquée des hannetons. Avec ses copines de la boutique où elle s’ennuie toute la journée, elle tue le temps en promenades à la pause méridienne, elle va voir des animaux en cage, elle rit beaucoup de leur aspect. Mais à force de fréquenter des animaux en cage, auraient-elles oublié les barreaux qui cloisonnent leur propre vie ?

Là-bas elle retrouve André, le troufion qui prolonge sa perm’ (pas pressé de retourner en Algérie peut-être) confié à l’ami Claude Berri. Il finira par compter les heures les yeux fixés sur l’ombre du mur de sa prison, comme les donzelles sur les aiguilles de la pendule suspendue dans le magasin. Gégauff et Chabrol adoptent le tempo d’une comédie légère, mais le grincement du jazz de Jansen et Misraki qui ouvre le film nous prévient qu’il faut s’attendre à bien autre chose. On pressent le drame, on reste sur ses gardes. La méfiance est de mise dans cette jungle urbaine où le prédateur se met en chasse à la lueur des réverbères. A la sortie du Grisbi Club (où on trouve « les plus beaux nus de Paris »), il est déjà aux aguets, sanglé dans son imper, l’œil salace et presque la bave aux lèvres.

C’est Jean-Louis Maury, le bon copain de Chabrol, qui s’y colle, flanqué d’un rondouillard Albert Dinan qui lui conseille tout de même d’y aller « mollo mollo ». A quelques pas de là, un motard en blouson de cuir à col fourré semble faire les cent pas, tournant comme un tigre dans sa cage. Mario David s’est taillé une jolie moustache de bellâtre ténébreux, et prend une pose troublante en passant la tête dans le cadre. Jacqueline, biche farouche interprétée par la discrète Clotilde Joano (qui a souligné au crayon noir ses jolis yeux), l’a repéré du coin de l’œil. Dans ses rêves les plus fous, elle en a fait son idéal masculin, son chevalier errant, son charmant sauveur. Oublierait-elle qu’elle est piégée dans un film de Chabrol ? Quelle naïveté.

« Une âme simple » comme disait Gégauff, pas différente de celles avec qui elle cohabite chez Belin, le marchand d’électro-ménager du boulevard Beaumarchais. Mais ce ne sont ni les aspirateurs ni les machines à laver qui font rêver les jeunes femmes, encore moins le vieux bigleux lubrique qui se terre dans l’arrière-boutique. Celui-là s’imagine Don José régnant sur son cheptel, dont le plaisir est « de réprimander les petites filles » en bon patron qu’il est. Il rejoint la cohorte des mâles libidineux que Chabrol a mis sur le chemin de ses « Bonnes Femmes ».

Chacune a heureusement son petit jardin secret, bien gardé. Même madame Louise, qui a oublié sa Venise natale, s’émeut encore du visage pâle du pervers condamné qu’elle a suivi naguère jusqu’à la guillotine. Etrange fétiche, lubie macabre bien différente de celle de Ginette (que Chabrol laisse à sa nouvelle égérie Stéphane Audran), qui s’éclipse à la nuit pour mieux s’aveugler sous les feux d’un cabaret à la programmation hétéroclite. « On n’a jamais vu une artiste manquer son numéro. Ah, les bonnes femmes ! » lâche Philippe Castelli de son phrasé engourdi. Le misogyne n’a que faire du stress de son artiste, tout ce qui intéresse le régisseur, c’est bien que le spectacle continue, et que le public revienne faire tinter la caisse enregistreuse.

A ceux qui s’attendaient à une surprise partie délurée, Chabrol oppose une fiesta décadente et désenchantée, un délire triste qui finit en mortelle randonnée, au fond d’un bosquet oublié. Sous l’empire de l’alcool, la bringue peut devenir fellinienne certes, mais elle dérape rapidement vers les gestes déplacés et les baisers forcés. « La scène où ils sont dans la boîte de nuit avec la violence, les faux nez, on dirait que Kubrick l’a vue pour « Orange Mécanique » » remarquait pertinemment Bernadette Lafont dans les colonnes des Cahiers. Pour Chabrol, ces jeunes filles sont des proies faciles, des oiselles qui voudraient bien s’envoler mais qui finissent sous les griffes des prédateurs de tout poil. Du club de strip-tease où s’effeuille Dolly Belle, au bassin de la piscine où elles s’ébrouent sous le regard des dragueurs affamés, elles se mettent à nu, mais toujours libres, pleines de vie, authentiques, assumant leur féminité.

L’insolence de ces « Bonnes Femmes » passait pour de la vulgarité là où il n’y avait que de la tendresse, celle d’un metteur en scène ouvrant les yeux sur la réalité des rapports hommes/femmes, voulant en finir avec le patriarcat. « Il ressemble à quelqu’un mais j’sais pas à qui » lâche Jane devant la cage des chimpanzés. Sans doute certains dans le public se seront reconnus. Chabrol est un homme à fable, il s’amuse à jouer les moralistes. La critique n’a pas apprécié, loin s’en faut. Et les spectateurs ont boudé ce film sans doute trop en décalage avec l’humeur et les mentalités du moment.

Tiraillé entre frénésie et mélancolie aigre-douce, il est vrai que le film déstabilise autant que les prises de vue à l’épaule de Rabier, laisse le public étourdi par toutes ces voix superposées, désorienté par le jeu des miroirs composé par Henri Decaë, comme un animal pris dans les phares d’une voiture. « Chabrol n’a pas rêvassé, il ne s’est pas moqué de ses « bonnes femmes », en leur prêtant des déroulements romanesques saugrenus, il les a suffisamment distinguées les unes des autres pour qu’on les estime et pour que l’on se passionne pour le film. » écrira Françoise Sagan dans L’express, venant au secours de ces filles qui regardent l’heure. Il suffit de revoir le film aujourd’hui pour comprendre qu’elles étaient juste très en avance sur leur époque.

20 réflexions sur “Les BONNES FEMMES

  1. J’en ai de vagues souvenirs que ta brillante note me remet en tête quelques scènes. Je les revois notamment regarder la pendule du magasin.
    Bizarrement, aucun souvenir des garçons…
    Il faudrait que je le revois.

    Et hop (c’est infernal) : les prise de vue 

    Aimé par 1 personne

    • Si j’ai pu te rafraîchir la mémoire en remettant « Les Bonnes Femmes » dans le bain, j’en suis bien content.
      Pas de souvenir du gars à la motocyclette ? Pourtant, le mystérieux Mario David et sa belle moustache font de l’effet. Et puis ces deux lourdingues qui draguent les filles à la sortie des cabarets ne sont pas mal non plus dans leur genre. La pendule a en effet une place cruciale, mais rien ne vaut Bernadette, Stéphane, Lucile et la petite Joano.
      Je corrige. 🙏

      J’aime

    • C’est bien le drame de ce film d’être si peu connu au regard des « Cousins » ou du « Beau Serge » qui l’ont presque immédiatement précédé, et pourtant il mérite toutes les attentions. Je pense qu’avec « les Biches » et puis plus tard les rôles qu’il a offerts à Isabelle Huppert, ce sont sans doute là les plus beaux personnages féminins que Chabrol ait filmés.
      Merci de ton passage Marie-Anne, et belle journée à toi.

      J’aime

    • J’ai pensé que Simone s’imposait pour ce film. Presque un manifeste à l’époque, hélas incompris. Le voir aujourd’hui montre à quel point il était moderne. Sombre mais moderne. Stéphane et Bernadette sont formidables, mais il ne faut pas oublier les moins connues Clotilde Joano (emportée trop tôt par le cancer) et Lucille Saint-Simon (encore bien vivante, auprès de son mari et acteur Georges Rivière, 98 ans).

      Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire