As Bestas

vents contraires

« C’est fort, une bête. Surtout les petites. Ça dort tout seul dans un creux d’herbe, tout seul dans le monde. Tout seul dans le creux d’herbe, et le monde est tout rond autour. C’est fort de cœur ; ça ne crie pas quand tu les tues, ça te fixe dans les yeux, ça te traverse par les yeux avec l’aiguille des yeux.
T’as pas assez regardé les bêtes qui mouraient. »

Jean Giono, Colline, 1929.

Du côté d’El Bierzo, entre la Cordillère Cantabrique et les monts du León, au bout d’un camino étroit et caillouteux qui s’accroche sur les flancs boisés de la paroi, on trouve quelques bâtisses de pierres sèches à demi écroulées, envahies par les ronces, vides de leurs occupants. Il y souffle un vent féroce qui, à la saison froide, envole le tapis de feuilles, se charge de flocons et fatigue les hommes et les femmes qui rejoignent leur abri. Les quelques fermes subsistantes feront le décor idéal pour « As Bestas », un thriller rural magistralement empoigné par Rodrigo Sorogoyen.

Au début de « Inglourious Basterds » de Quentin Tarantino, Denis Ménochet incarne un homme de la terre, un paysan français aux pieds parfaitement ancrés dans son sol natal. Taiseux et renfrogné, solidement campé, il était prêt à affronter les assauts bavards d’un inquisiteur nazi roué et vicelard. En une séquence, la carrure massive d’un acteur encore inconnu s’imposait, irréfragable et légitime (« un jeu de porcelaine délicat dans un physique d’armoire à glace » comme le qualifie Vincent Pérez dans Le Monde). Ménochet renfile les bottes pour être l’Antoine de Sorogoyen, un ancien prof qui s’est mis au vert dans l’arrière-pays de Galice avec sa femme Olga pour y faire prospérer ses tomates bio.

La mine sérieuse et discrète, on ne le remarque d’abord pas dans le petit bistrot rustique d’Eusebio, car un homme du cru fait son numéro. Il apostrophe, il provoque, il impressionne. Xan est une grande gueule locale qu’on n’ose à peine contredire, qu’on évite de regarder dans les yeux. Il fait plus vieux que son âge, il suffit de revoir Luis Zahera dans les parages de « El Reino » pour comprendre la différence. Il s’est fait la gueule de l’emploi, usée par le travail d’une vie passée aux champs, au foin, auprès des vaches. Un homme qui « sent la merde » comme il l’explique lui-même en se remémorant une sortie aux putes avec son frère Loren.

D’entrée de jeu, Sorogoyen nous montre de quelle glaise sont faits les gens d’ici. Leur peau, leur visage négligé, leur air ahuri parfois, font d’eux les culs-terreux couleur locale. Mais gare à celui qui oserait les prendre de haut car le montagnard est fier, il se fond dans le paysage. Il est même capable de disparaître dans l’arrière-plan. Antoine, lui, s’est installé dans le champ, bien visible. C’est un colosse au cheveu ras, tel qu’on n’oserait normalement lui chercher des noises. Mais la tradition ici, celle des aloitadores, est de couper la crinière des chevaux sauvages en les soumettant par la force, dans une chorégraphie où « l’homme et l’animal s’affrontent inéluctablement jusqu’à ce que l’un des deux l’emporte » explique le réalisateur dans une note en préambule.

D’affrontement, il sera donc question dans « As Bestas », celui de l’autochtone aigri contre le néo-rural idéaliste, celui du pragmatisme local contre l’altermondialisme hors-sol. L’un se fait Don Quichotte luttant contre l’invasion des grands moulins qui menacent le paysage, l’autre espère l’argent des éoliennes pour gagner la cité et s’extraire à jamais de cette fange boueuse qui a englouti ses ancêtres. Deux visions qui s’opposent, irréconciliables, sur le chemin étroit de la vie, l’une dirigée vers les hauts, l’autre aspirée par le bas. Elles s’affrontent en de multiples turpitudes, entre intimidation et provocation, d’attentats ignobles en agression pure et dure. Deux figures de résistance qui s’expliquent face à face en dix minutes de plan fixe, ahurissant, où les deux hommes mettent carte sur table. Ici, on joue plutôt aux dominos, mais la règle du jeu est la même : chacun a ses raisons.

L’astucieux scénario de Sorogoyen et Isabel Peña renverse ainsi la polarité usuelle qui fait du paysan le protecteur d’une nature sacrée et de l’étranger celui qui vient la défigurer. Il ne retient que la lutte des classes entre l’homme qui a l’intelligence du terroir et celui qui revendique celle des livres. « L’essence de la terre » contre « la science de la terre » comme le glisse avec subtilité le réalisateur lors d’un dialogue entre Antoine et Pepiño, rare voisin à prendre « le Français » en sympathie. Reste aussi la question de la légitimité, source des tensions qui vont nourrir les deux heures et quart de ce film qui serre le spectateur à la gorge de bout en bout. « Est-ce que ça en vaut la peine ? » se demande Olga, dignement interprétée par une Marina Foïs impressionnante.

Et comment ! Elle mettra d’ailleurs un point d’honneur à ne pas céder un pouce de terrain à l’injustice, à ne renoncer en aucune manière à son choix de vie, quoi qu’en dise ou qu’en pense sa propre fille venue lui tendre une main salvatrice. « La force et l’endurance des rêveurs sont parfois comparables à celles des aliénés. » écrivait Pagnol dans « Jean de Florette », avec lequel ce récit présente des similitudes. L’obstination des deux partis permet au réalisateur de maintenir la plaie à vif, elle fait bouillir la rage intérieure et sollicite le parti-pris du spectateur.

Sorogoyen met son œil dans la poche d’Antoine, il cherche des preuves de vérité. Il convoque les autorités locales, évidemment enclines à l’indulgence envers les compatriotes. « Tu es venu te mettre entre moi et mon droit » dit encore Xan à Antoine, faisant de la notion de justice une zone grise propice à de nocives rancœurs. « Ce que je trouve intéressant dans la justice, ajoute encore le réalisateur dans sa note d’intention, c’est qu’elle n’est pas incontestable. Elle est relative. En fonction du point de vue qu’on adopte pour raconter une histoire, on peut avoir une certaine conception de ce qui est juste ou, à l’inverse, en avoir une vision radicalement différente. » Et c’est précisément cette vision puissante et ambiguë qui soutient ce film remarquable de Sorogoyen, qui motive l’affrontement de deux conceptions conduisant à l’inéluctable drame, point d’orgue mais pas point final de ce duel sous les nuages de Galice, au cœur d’une montagne noire qui terrasse les hommes et abandonne les femmes entre fiel et terre.

40 réflexions sur “As Bestas

    • Bonjour Dasola,
      Ce film installe dès les premières images un sentiment de suffocation qui va aller crescendo jusqu’au drame en effet. Et la dernière partie, portée par la présence d’une formidable Marina Foïs, est également forte en émotion. A voir, incontestablement.

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  1. Après El Reino, As Bestas est un nouveau coup de maître. On pense à Délivrance ou à Calvaire et on se rend compte combien Menochet est un des meilleurs acteurs français actuel. Dire qu’en ce moment il est aussi dans le dernier Ozon, où il interprète un tout autre personnage. Merci pour cette critique joliment écrite, sur un film brillamment tourné.

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    • Merci à toi. Denis Ménochet est un acteur qui prend de plus en plus d’espace dans le paysage cinématographique français, et c’est tant mieux. Je n’ai pas eu le plus plaisir de le voir dans le dernier Ozon, mais je l’avais déjà trouvé très bon dans « Grâce à Dieu ». On le retrouvera avec grand plaisir dans le prochain film de Ari Aster en compagnie de Joachin Phoenix.

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      • Malheureusement le nouveau Ozon est trop théâtral, ça se rapproche beaucoup de ce qu’il avait fait en début de carrière avec une autre pièce de Fassbinder: Goutte d’eau sur pierre brulante. Si t’as vu et apprécier ce film, t’aimeras Peter Von Kant auquel cas, comme moi tu risques de sortir dubitatif.

        L’un de mes gros coup de cœur de l’été pour l’instant est la Petite Bande de Pierre Salvadori. Il m’a plus surpris que Ozon pour le coup.

        Évidement j’ai hâte de découvrir le prochain Ari Aster même si j’ai détesté Mindsomar et que je ne comprend pas la hype autour de ce long-métrage. C’est The Wicker Man en mieux filmé.

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  2. The movie As bestas (2022) never caught my attention, thanks for the suggestion. The subject of the movie reminded me of The Call of the Wild (2020), I loved this movie too. I think I will also like the movie you suggested. Of course, I won’t like brutality, though. 😉

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    • Grand merci Eveline, tes encouragements me vont toujours droit au cœur.
      Je suis ravi de voir Denis Ménochet ainsi apprécié à sa juste place. Il m’avait impressionné déjà lorsque je l’ai découvert il y a treize anq dans le film de Tarantino. Il ne lui manque plus que les honneurs d’une récompense qui le consacrera enfin à sa juste valeur dans le cinéma français.
      Passe un bon dimanche.

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  3. Hello Florent. Je pense le voir demain. Il m’intéresse et ton article, convaincant comme toujours, m’y incite .Les 2h17 m’effraient un peu. Nous avions passé il y a quelques années le très beau Viendra le feu (Oliver Laxe) qui se déroule dans ces mêmes contrées et semble-t-il, dans un contexte proche. A bientôt et bonne fin de vacances.

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    • Bonjour Claude, et merci 🙂
      Je n’ai pas vu le film de Laxe, je vais m’intéresser. Je peux en revanche t’assurer que les 2 heures et quart passent sans aucun problème. On est tellement embarqué, et tenu par les enjeux. J’attends ton retour avec impatience.
      Bon dimanche, et bon film !

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  4. Ce film sera placé bien haut dans le palmarès final de l’année. Quelle tension et quelle maîtrise même si le point d’orgue m’a laissée complètement démunie…
    Le face à face en plan fixe dont tu parles est un sommet de tension mais aussi d’espérance (pour les plus naïfs). Une scène remarquable.
    Luis Zahera est exceptionnel et Marina Fois impressionnante.
    J’ai un gros faible pour Denis Menochet. Et en effet, pour l’avoir un peu connu IRL, c’est un garçon d’une extrême délicatesse et hyper sensible mais qui ne maîtrise pas son poids. Heureusement que des réalisateurs voient au-delà. Il faut le voir dans Peter Von Kant, il est exceptionnel.
    Je pense que je vais aller me remettre au frais aujourd’hui et revoir ce GRAND film.

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    • Tu connais du beau monde dis-moi 😉
      J’ai toujours pensé que Ménochet méritait d’avoir une place importante dans le cinéma français. je pense que ce doublet d’été l’aidera à s’installer durablement dans le paysage. J’ai raté « Peter Von Kant » et je m’en veux un peu. Je tâcherai de rattraper le coup en vidéo.
      Marina et Lui, la claque.

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      • Revu hier. Et bim, ça le fait toujours.
        La partie de dominos ne deviendra bien sûr pas aussi célèbre qu’une certaine partie de cartes mais quelle scène aussi ! En fait il y a deux parties de dominos (jeu stupide non ???).
        Vraiment dommage pour Peter Von Kant. Je pense que tu aurais… que tu vas adorer.
        Et pour Denis, oui, des rôles à sa mesure enfin ! Il a tellement vécu à travers le monde (Texas, Uruguay, Argentine) qu’il maîtrise parfaitement plusieurs langues. La 1ère scène des Inglorieux reste inoubliable grâce à sa prestation face à Christoph Waltz.

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        • C’est pour ça que j’en parle au début de mon article. Quand je l’ai vu dans cette intro, je me suis dit : « Mais qui est cet acteur ? » Et j’ai été étonné de pas le voir davantage dans les années qui ont suivi (« le Skylab », un petit tour « dans la maison » déjà avec Ozon, une série pour Canal). Et puis il y a eu « Jusqu’à la garde » (que je n’ai toujours pas vu) qui a, je crois, confirmé sa puissance d’incarnation. Gageons qu’entre « As Bestas » et « Peter Von Kant », il y aura bien une place pour lui pour un prix d’interprétation.

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  5. Hah, et moi j’irai le voir aujourd’hui, pas pour me mettre au frais (comme Pascale), mais pour échapper à la pluie (même bienvenue) … Il est temps que tu le découvres ce réalisateur mon cher Florian…. (tu m’avais laissé en 2019, après « El Reino » un commentaire sur mon blog, qui laissait inaugurer la montée dans le train…. jamais trop tard, n’est-ce pas ?!

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  6. Je ne savais pas vraiment quoi penser de ce film, en même temps, je n’en ai malheureusement vu aucune promotion…Mais du coup, ton avis me le fait noter immédiatement, pour un visionnage sûrement en DVD !

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    • Il a une couverture critique extrêmement positive mais effectivement, peu d’écho médiatique. Il sort au cœur de l’été, dans le creux de la fréquentation des salles. Je te le conseille vivement, tu ne le regretteras pas.

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  7. Je sors du film et suis ravi de ma séance. A te relire j’abonde dans le sens Pagnol (sans le folklore) car Pagnol c’est parfois assez rude. On pense aussi à Giono (que tu cites fort justement) écrivain d’une nature quelquefois très âpre parcourue de brutaux. Je crois avoir évoqué Giono pour Viendra le feu lors de ma chronique, ancienne. Remarquable quant au climat général du film avec des trognes westerniennes antipathiques. Et Sorogoyen nous piège parfaitement dans l’affrontement, surprenant.
    Acteurs parfaits, le massif Ménochet, impressionnant. Marina Fois qui m’évoque les femmes fortes du Néoréalisme, La terre tremble par exemple. Mon dada, comme tu sais. .🎬
    A propos de dadas la scène initiale avec les chevaux est formidable.
    Hasta luego.

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    • Bonjour Claude,
      Ce retour enthousiaste m’envoie ravi. Tu as donc ressenti comme moi la rudesse de ce terroir qui peut rappeler, sous certains aspects, la mentalité provençale décrite par ces auteurs du cru.
      Maintenant que tu le dis, il se dégage, c’est vrai, chez Marina Foïs, cette puissance propre aux personnages issus du Néoréalisme italien. Je n’ai jamais vu « la terre tremble », un des Visconti sur ma liste à découvrir absolument. Je trouve d’ailleurs que Sorogoyen saisit avec justesse le rapport des hommes avec leur environnement, leur façon de se fondre en lui. Je pense aux baignades d’Antoine, à son habitude de parcourir les sentier, de mettre les mains dans la terre. C’est assez impressionnant. Tout comme cette scène d’introduction en effet.
      Passe une belle semaine.

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  8. Ça en revanche, ça a l’air très bien (même si bien entendu, ce n’est pas sorti chez moi). Je connais cette région, c’est une région de montagne magnifique, j’avais même vu il y a très longtemps, dans un festival, un film espagnol qui n’est jamais sorti d’Espagne, qui était génial et qui se passait dans le même coin je crois (le titre étant La vida que te espera)

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      • Je l’ai vu … enfin ! Lundi dernier et je souscris à tout ce que tu racontes.

        Le scénario est absolument phénoménal, outre le suspense, les enjeux pas si simples à appréhender (qui nous sont expliqués dans ce plan fixe effectivement hallucinant) et la distribution … no comment. Du grand cinéma, l’une des meilleures sorties récentes que j’ai vues depuis pas mal de temps

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        • Ce film m’avait vraiment secoué. Et une interprétation de Denis Ménochet épatante. Certains ont moins aimé la partie finale centrée sur Marina Foïs. Je trouve qu’elle ne démérite pas.
          Je n’ai toujours pas exploré le reste de la filmographie de Sorogoyen mais c’est toujours dans mes plans.

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