OLD BOY

Dent pour dent

« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le souffle et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau ! »

Charles Baudelaire, L’Héautontimorouménos in « les Fleurs du Mal »,1857.

Jusqu’alors, on envisageait surtout la Corée comme le berceau d’un cinéma des matins calmes, terre nourricière d’auteurs à l’excentrique poésie, ivres de femmes et de peintures. Puis vint Park Chan-wook. Il secoua d’abord le box-office local avec son « J.S.A. », avant de gravir les marches du palais cannois et faire trembler les critiques les plus douillets : « un opus foutraque (…) demandant au spectateur quatre fois plus d’énergie qu’un film habituel » écrivait Philippe Azoury dans Libération avant que le président Quentin Tarantino ne prononce le résultat des délibérations. « Old Boy » reçut finalement le Grand Prix (la Palme d’or raflée au dernier moment par le très politique « Fahrenheit 9.11 »), au grand dam d’une salle sans voix, sans doute encore sonnée par cette débauche de langue coupée, de poulpe avalé, de dents arrachées et de chutes fracassantes.

« Qui ? », « Pourquoi ? » Park Chan-wook énonce le principe du film sous l’angle d’une problématique. Elle devra guider le spectateur comme la pointe du marteau vers le crâne qu’il doit fendre. L’impressionnant acteur Choi Min-sik, immédiatement identifié par son costume sombre et sa tignasse ébouriffée, ne reculera devant aucun obstacle, affrontera tous les dangers, terrassant ses ennemis vague après vague sous une bande-son étonnante, armé d’une mise en scène ahurissante et hautement graphique qui croise le film noir et l’esthétique du jeu vidéo. Tel l’enquêteur du récent « Decision to Leave », son personnage, Oh Dae-su, devra remonter à la source de son malheur, faire son chemin de croix à l’envers, jusqu’au plus profond de sa mémoire, à l’endroit où l’herbe semblait encore Evergreen. Et tel Hae-il, Dae-su devra se projeter mentalement dans le passé, renouer avec d’anciennes connaissances, effectuer un travail de fourmi pour finir comme lui sous la neige. S’il y a bien des points communs avec cet autre film primé à Cannes, il faut pourtant reconnaître que le contenu se veut autrement plus brutal.

Il y a certes aussi des liens d’affection puissants dans « Old Boy », mais ils sont tellement dévoyés, éprouvants et transgressifs qu’ils en perdent tout charme romantique. La vengeance est bien le seul véritable cœur battant du film (comme il l’est de deux autres volets d’une trilogie qui viennent enserrer celui-ci) empêche de toute façon de se laisser porter sereinement. La tension est permanente, attisée par une immense faim de vengeance, un feu rageur qui brûle l’image dans chaque séquence, qui ravage chaque plan. « Old Boy » frappe là où ça fait mal. La faute peut-être au manga d’origine, que lui a fait découvrir l’autre réalisateur star Bong Joon-ho. « Les points communs sont la prison privée, l’histoire d’un homme qui renaît à travers une expérience d’enfermement, et le fait que le méchant ne se cache pas vraiment de son ennemi. » explique le réalisateur. Si la méthode paraît bien machiavélique, d’une cruauté excessive, d’un sadisme hors-norme (renvoyant à la mode des torture porn initiée par le premier « Saw »), c’est pour mieux presser le jus de la douleur humaine dont on peine parfois à reconnaître la noirceur profonde.

Park se montre ici d’un cynisme absolu, qu’une simple scène placée en début de film illustre et donne le ton : A peine sorti de sa boîte, délivré après quinze ans de captivité sans raison apparente, Oh Dae-su se trouve en présence d’un homme au bout du rouleau, prêt à se jeter du haut d’un immeuble. Dae-su le sauve in extremis, juste pour lui raconter son calvaire. Au moment où l’autre voudrait s’épancher à son tour sur les raisons qui le poussent à cette extrémité, Dae-su se lève et part, sans écouter un seul mot. Geste comique, mais aussi terriblement cynique au sens le plus littéral du terme puisqu’il laisse derrière lui un homme abandonné comme un chien (et avec son chien). Là se niche aussi l’ambivalence d’un homme qui vient d’achever sa mue. Par la suite, à plusieurs reprises, des personnages du film seront confrontés à l’insoutenable, torturés mentalement comme physiquement, comme pour creuser la plaie qui suppure au fond de chacun d’eux, cette faute irréparable qui les a fait basculer à jamais.

Un conseil alors viendra de la bouche de Dae-su qui, de victime est devenu monstre à son tour, est bien décidé à récupérer, dent pour dent, toutes ses années perdues : « La peur c’est dans la tête, n’imagine pas l’avenir, n’imagine rien ! » Il nous met en garde sur le contenu des révélations à venir, nous prépare à l’insoutenable, au psychodrame sanglant. « Quel diable es-tu, bordel ? » avait lancé l’homme suicidaire à cet étrange sauveur survenu de nulle part. Ce diable qui voulait offrir des ailes d’ange à sa fille se voit désormais déchu de toute sa superbe, redevenu « moins qu’une bête » après avoir avec éclat traversé toutes les péripéties programmées pour lui. La mécanique implacable du récit joue avec le sablier jusqu’au dénouement fatidique.

« Old Boy » tend à la quintessence du revenge movie, mais peut se lire aussi, selon Adrien Gombeaud dans son « Dictionnaire du cinéma asiatique », sous un angle plus allégorique, comme « le destin d’un pays enchaîné puis relâché, et sa propre vie d’artiste étouffé, soudain libre de s’exprimer ». « Old Boy » aura un tel retentissement qu’il suscitera deux remakes, impressionnera durablement Quentin Tarantino, Nicolas Winding Refn, mais sans doute aussi Joachim Phoenix qui deviendra totalement marteau à son tour pour « A Beautiful Day » de Lynne Ramsay. Mais très loin de faire l’unanimité, cette soudaine popularité lui attira une cuisante salve critique et des opprobres immérités. Une sévérité qui vient valider par l’exemple la maxime énoncée dans le film qui dit : « Ris, et tout le monde rira avec toi. Pleure, et tu seras le seul à pleurer. »    

43 réflexions sur “OLD BOY

  1. Air connu :
    « Si j’avais un marteau
    Je cognerais le jour
    Je cognerais la nuit
    J’y mettrais tout mon cœur
    Je bâtirais une ferme
    Une grange et une barrière
    Et j’y mettrais mon père
    Ma mère, mes frères et mes sœurs
    Oh oh, ce serait le bonheur » (encore plus fort, tous avec moi !) 🙂

    Pas revu cet ‘Old Boy’ depuis des années. Et je ne sais pas si le dvd (Wild Side) fonctionne toujours, vu que ce titre fait parti de la liste des dvd défectueux.
    L’analogie entre le scénario du film et l’Histoire de la Corée du Sud est interessante.

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  2. Pour ma part, « Old Boy » est un film à caractère mystérieux, disposant d’une histoire violente de vengeance dont le scénario est malicieux. L’intrigue est intéressante, mais la photographie est douloureuse, le rythme est irrégulier et l’approche métaphorique est plus assommante que réellement captivante. La distribution offre de bonnes prestations, mais largement dominées par la performance de Choi Min-sik. L’ensemble est finalement troublant dans son aspect développement, et bascule dans la masturbation intellectuelle sans intérêt, bien loin du chef-d’oeuvre annoncé… A l’arrivée c’est plus une déception qu’une réelle découverte !

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    • Je ne l’avais pas revu depuis très longtemps, et je dois dire qu’il m’est apparu tout aussi perturbant que lors de ma première vision. Mais honnêtement, je lui préfère les films plus récents de Park. Les amateurs de la première manière, plus nerveuse, ne seront pas du même avis sans doute.

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  3. This film! I wouldn’t even know what to add, if I ever had to do a review, that hasn’t already been said by people who are better and better prepared than me. I love this film, in its construction, in its atmosphere, in the ending and in its characters. Great review!

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    • Very kind of you.
      That wasn »t easy to write about this « Old Boy ». I saw it again just after « Decision to leave » and I was surprised to find many similarities. The story is different but some topics behind are the quite the same : it’s about survival in both. And in many Park films.

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  4. Je vénère ce film au-delà du raisonnable et du « normal »…
    L’épilogue me terrasse à chaque vision.
    J’ai assisté à une Master class de Monsieur Park, il est étonnamment doux, calme, souriant et modeste. Un régal et je n’ai toujours pas vu J.S.A.
    Shame shame shame.

    Un conseil alors viendra la bouche

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  5. Pas revu depuis belle lurette (pas merci au br de Wild Side), mais pour avoir vu la plupart des Park depuis 2000, c’est clairement son film le plus faible et ironiquement l’arbre qui cache la forêt. Je préfère les deux autres films de la trilogie de la vengeance et par la même occasion il a fait encore mieux plus tard et avant. Old boy n’en reste pas moins un bon film avec un Choi Min Sik déchaîné. Sans compter un script ambigu qui ne fait aucun cadeau à son personnage principal jusqu’à son acolyte.

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    • Je pense que le scénario tire l’essentiel de sa force du manga d’origine (que je n’ai pas lu). Je ne ‘ai pas vu les deux autres volets de la trilogie mais ce que j’ai lu sur le troisième n’est pas génial.
      L’œuvre récente c’est certes « arrondie » mais toujours aussi virtuose. Me reste à voir les plus anciens (« JSA » notamment).

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      • Je pense aussi. Lady Vengeance est généralement plus apprécié que Sympathy for Mr Vengeance justement. Le premier est généralement évoqué comme trop cru et fataliste, ce qui ne plaît pas à beaucoup. Alors que c’est ce que j’adore dedans. Quant à Lady Vengeance, c’est en comparaison un film avec de l’espoir où l’héroïne se venge, tout en ayant un combat juste (elle s’attaque à un assassin qui s’attaque aux femmes comme aux enfants). JSA est très bien pour le coup et sa ressortie était très intéressante, car intervenait à une époque où les tensions entre Corées étaient moins présentes.

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  6. J’avais été époustouflé par ce film quand je l’avais vu à sa sortie, je ne m’en souviens plus très bien ce qui est une bonne nouvelle : je pourrais le revoir sans trop de problèmes.

    Ton post lui rend bien justice. En ce qui me concerne, je vais voir Decision to Leave demain, je te dirai ce que j’en pense …

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    • Le film m’avait tout autant secoué lorsque je l’ai découvert pour la première fois et, comme toi, je n’en avais conservé que des bribes en mémoires (peut-être pour me protéger de la violence des révélations).

      Bonne séance, et j’espère que « Decision to Leave » te séduira autant qu’il m’a séduit.

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  7. Certaines pistes de lecture sont intéressantes en soit, même si je suis loin d’être un fan du film. Alors oui, visuellement c’est beau, c’est carré, la photo est comme toujours très soignée, la violence stylisée, mais ouais, ça me paraissait un peu vain à l’époque. Pas revu depuis des années, mais pas pressé haha.

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  8. Ouh que j’ai détesté ce film sadique et complaisant. Mais je fais partie d’une minorité. Il y a des films qui « secouent » et qui valent le coup. Celui-ci m’a secoué effectivement mais m’est apparu très antipathique. Je doute lui redonner une chance. As-tu vraiment aimé ? Je me le demande en te lisant.

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    • Oui, même si la forme et la malice du réalisateur, la prestation du comédien, la métaphore politique m’ont davantage plu que les révélations tordues de cette histoire qui l’est de bout en bout (ton aversion ne me surprend pas). Je ne l’avais pas revu depuis sa sortie en salle et je dois bien admettre qu’il secoue toujours. Je ne le reverrai sans doute pas de sitôt, lui préférant ses films plus récents (notamment « Decision to leave »).

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  9. Merci pour cette belle critique 🙂 Pas mon préféré de Park Chan Wook, en revanche j’avais été touchée par la musique. Cries and whispers et The Last waltz n’ont jamais cessé de me suivre depuis mon premier visionnage ❤

    Toujours un plaisir de vous lire !

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