La carotte et le bâton

« Un âne a, comme les autres, un cœur pour aimer ses maîtres, être heureux ou malheureux, être un ami ou un ennemi, tout pauvre âne qu’il est. »
La Comtesse de Ségur, Mémoires d’un âne, 1860.
On le dit bête, laid, et têtu. On le méprise ou on l’ignore, lui reprochant de n’être qu’une pâle imitation de la plus noble conquête de l’homme. On le charge et on le bat pour que, enfin bâté, il obéisse à la baguette et trimballe goguenard « Antoinette dans les Cévennes« . A l’instar d’un Pinocchio, on lui prédit un avenir de bourricot. « EO » proteste-t-il alors de sa puissante voix de gorge. Jerzy Skolimowski et sa compagne scénariste Ewa Piaskowska ont entendu ce cri. Caméra à la main, le cinéaste se place à hauteur d’animal pour observer le monde des autres et faire un état des lieux du vivant. L’œil grand ouvert et l’oreille à l’affût, les bruits du monde nous parviennent comme si nous étions soudain vigie d’une société malade, qui s’égare au hasard et qui va à vau-l’eau. Âne, mon cher âne, ne vois-tu rien venir ?
« J’ai vu « Au hasard Balthazar » il y a des années, explique Skolimowski aux Inrocks. J’ai souligné plusieurs fois (…) que ce film était le seul à m’avoir jamais tiré une larme. » Le cinéma le sait de longue date, le destin d’un innocent animal, qu’il soit singe gigantesque, vache pour prisonnier ou cheval camarguais peut émouvoir autant sinon davantage que le sort de nos congénères. « Tu veux bien me tenir compagnie ? » dit un jeune prêtre en panne à l’âne qu’il découvre au piquet d’un parking d’autoroute. L’homme de Dieu s’est naturellement laissé attendrir par le modeste animal qui présida à la naissance du Christ. Mieux encore, tous deux partagent des racines latines, lui l’héritier rital à la tête d’une immense fortune, l’autre grisâtre qui fit naguère la fortune des meuniers de Sardaigne. Le riche et le pauvre se réunissent pour une communion bien éphémère hélas.
Dans l’arche du réalisateur, l’âne tient une place d’honneur, un statut qui lui permet de devenir héros principal de tout un film. Il sera explorateur et observateur, témoin placide et privilégié de la beauté de l’univers, parfois couvert d’amour mais aussi la victime d’une espèce en perte de repères : l’être humain. Le réalisateur se place dans son œil, il regarde et il écoute. Il laisse au spectateur la liberté du commentaire. Sur la piste circassienne, l’âne se gorge de caresses, se laisse chérir par sa maîtresse. Celle-ci est une fée écarlate, rendue incandescente sous les feux de la rampe. Tendrement, elle lui insuffle le goût de la vie. Hélas pour lui, Sandra Drzymalska est une Cassandre. Est-elle déjà consciente de l’avenir qui l’attend ? Sera-t-elle crue en l’alarmant sur les dangers d’un monde affamé ?
« EO » ne semble guère s’en faire, toujours en tête là où les hommes sont à la remorque. De sa petite lucarne, il voit ses cousins canassons s’ébattre gracieusement dans la prairie. L’âne lui n’a pas la même allure, il n’affiche pas le port altier du grand destrier, il n’en est que le négatif. Skolimowski s’attarde notamment sur un cheval à la robe blanche perlée de gris, là où son âne (« ses » ânes dirait le peintre Skolimowski qui en recruta six pour ce projet) revêt une fourrure gris souris avec des petits points blancs autour des yeux. Mais l’âne n’a pas à supporter le poids de l’homme sur son dos, il n’a pas à être le faire-valoir narcissique de l’écuyère, tout juste lui confie-t-on le soin de porter des enfants.
La très belle séquence avec les enfants handicapés au début révèle une étonnante proximité de considération, et invite déjà nos regards à changer de paradigme. Non, l’âne n’est pas cet idiot utile que l’on maltraite sans vergogne. La Comtesse de Ségur avait déjà tenté de nous faire changer d’avis. « Ils sont doux, attentionnés, respectueux, polis et loyaux. Ils vivent pleinement dans le moment présent. » rappelle aussi le réalisateur qui emboîte au petit trot le bruit des sabots. Sa mise en scène alerte, voire parfois hallucinante, va ainsi suivre le parcours de l’animal depuis les pâturages polonais jusqu’aux châteaux en Italie. Un étonnant voyage qui multiplie les rencontres, parfois insolites et incongrues. On peut se demander ce que vient faire l’histoire avec la Comtesse Huppert dans le parcours du bourricot. L’âne lui-même semble étranger à cette affaire.
Il y a aussi ce bref portrait d’un chauffeur routier qui rêve de femme et de Hellfest. De son funeste sort naîtront d’autres aventures pour le petit équidé. Par ailleurs, Skolimowski nous invite à célébrer la symphonie fantastique de la nature dans une orgie de paysages et de musique (le compositeur Paweł Mykietyn aura lui aussi mérité une récompense cannoise). Sous des ciels orangés, il bat la campagne en suivant son âne, il quitte les voies goudronnées pour mieux partir à la rencontre du loup et de la chouette, dans le sillage de la fourmi ou du renard à la fourrure convoitée. Sa caméra épouse leur point de vue, s’invite dans la conversation des regards entre espèces, qu’elles soient domestiques ou sauvages. Parfois, sa grande curiosité s’attarde sur le bord des terrains, s’interroge avec humour sur le but de ces barjots du ballon qui, le bras tendu, redeviennent bêtes. Et puis brutaux.
Car Skolimowski filme aussi la forêt qui s’écroule, les animaux que l’on retient en cage, les grands moulins à vent qui nous mettent la tête à l’envers. Il quitte les bois magiques, le fil du ruisseau éclairé par la lune pour pénétrer dans de sinistres tunnels desquels fuient même les chauves-souris. Il s’échappe, se sauve, mais se retrouve cerné par la violence, coincé parmi les veaux que l’on conduit à l’abattoir. essential killing ? Au milieu du pont, « EO » fait une halte, comme pour nous poser la question. Et c’est alors que les images s’inversent, que tout se brouille. Dans le bouillonnement de la cascade notre regard plonge dans le flot et se noie dans le déluge des fluides incompréhensibles. De quoi dérouter tous les entêtés des récits bornés, de quoi faire braire les partisans de l’ordinaire. Mais heureusement, il ravira les amateurs de cinéma pour ânes sensibles.

Je trouve que c’est très beau un âne.
Un peu patraque ces jours ci, je n’ai pas mis le nez en salle. Mais Skoly et Miungiu seront les 1ers.
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Le Mungiu me tente aussi beaucoup.
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Merci pour ce texte qui me remet en selle pardon en salle …
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Mais de rien. S’il te fallait une carotte, je suis content de te la tendre.
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J’aimerai avoir ta repartie !!
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Bon je reviens te lire maintenant que j’ai vu EO, ce qui va sans doute me déprimer tout le week-end. La Zaza est toujours dans les bons plans, je ne sais comment elle se débrouille, mais nom d’une crinière, Jerzy a beau accuser plus de 80 printemps, quel p****** de metteur en scène ! il y en a qui devrait prendre des cours. Cet épilogue, bon sang, rien que d’y songer, j’ai envie de crever un boucher
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De quoi vous faire passer le goût du salami, c’est vrai 🙂
Par contre, le passage Zaza, je n’ai pas trouvé cela transcendant. Alors que le cirque, la partie de foot, le tueur aux fourrures, les enfants, la forêt ! tous m’ont emportés. Une suite de petits films qui se succèdent au gré de l’âne vagabond. Sur sa construction, « EO » fait beaucoup penser au premier film polonais de Skoli. Et cette musique, une merveille.
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Ah non mais quelle horreur ! j’ignorais tout de cette abomination supposée alimentaire. Zazounette n’est là que pour nous faire profiter de la joliesse du petit Zurzolo… et d’un peu de calme avant la tempête. Tout le travail sur le son est fabuleux, musique incluse cela va de soi
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Mouais, … C’est un peu comme Emmanuelle Seigner dans « Essential killing ». Pas vraiment nécessaire au vu du reste qui est tout bonnement brillant.
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Oh mince je l’avais complètement oublié celle-ci ! #mouarf
Bon soit elles rapportent des brouzoufs soit ce sont des copines. Quelque part on s’en cogne parce qu’on se souviendra plus longtemps du cheval blanc, du loup et de l’œil de biche d’EO que du fait que Zaza fait 30 balais de moins que son âge ^^
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Je penche pour la deuxième version (je suis comme EO, un candide qui ne voit pas le mal).
Oui le loup, le renard et (pas vu la belette) la chouette.
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Moi aussi je me dis que Jerzy aime tourner avec ses potes vu que Zaza est venue en famille… Lolita fait une apparition dans la ferme ce me semble
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Très belle critique 👏👏
Vite.. au cinéma..🤩
Merci Florent 🙏
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Merci 🙏
Oui, au trot 😉
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J’en ai entendu parler et cela m’a fait penser au film « au hasard de Balthazar » de Robert Bresson avec les tribulations de ces ânes…
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Jerzy Skolimowski ne cache pas son admiration pour le film de Bresson. La forme est toutefois extrêmement différente, loin du dépouillement bressonien.
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« De quoi dérouter tous les entêtés des récits bornés » : Tu penses à moi ? 😉 😀
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Loin de moi cette idée 😁
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‘Les ânes sensibles’ iii ahn 😉
Rien à voir avec l’onomatopée ci dessus, je recommande ‘The Stranger’ sur Netflix, l’un des meilleurs sinon le meilleur film vu cette année.
++
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Joel Edgerton a-t-il de longues oreilles ?
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Ah la la. Il n’y a que des bouses qui défilent et s’enchaînent sur les écrans locaux ou bien de trop rares perles qui m’échappent. Le Mouret, une seule séance en soirée, ne m’a pas attendu pour une 2e chance. L’âne de Skolimowski était présent en festival dès septembre et depuis même plus un hi-han qui me laisserait espérer une possible balade. J’ai l’impression qu’il faut pourtant voir cette « orgie de paysage et de musique » à dos de mulle et au plus tôt. Je crains de ne devoir attendre le petit écran. Grises journées… comme son pelage.
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Ah je comprends cette frustration. Mouret s’est dérobé aussi à mon regard, j’en suis bien désolé.
J’ai réussi à attraper cet âne entre deux vagabondages. Je te souhaite de pouvoir en faire autant s’il daigne s’approcher de chez toi. Je ne doute pas qu’il te ravisse.
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Vu.
S’agenouiller devant une succession de saynètes et crier au génie, ok.
J’ai tremblé pour Eo bien que ça m’ait gêné qu’il soit « interprété » par 6 ânes différents et je ne le reconnaissais pas toujours… pas la même tête, pas la même corpulence.
Mais l’aspect psychédélique de l’ensemble nuit, enfin disons qu’il me nuit à moi, les images à l’envers, qui tournent, la musique qui parfois tonitrue… ça pique !
Bref, contrairement à ce qui m’arrive parfois, je ne reverrai pas ce film pour savoir si je me suis trompée.
Et Isabelle et Lolita… MDR, je reste coite !
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Tu es plus physionomiste que moi en matière d’anidé. Et puis on peut reconnaître à Skolimowski de cultiver le goût de l’expérimentation et un sens visuel assez étonnant .
Sur la famille Huppert, je ne m’étends pas.
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Bonjour princecranoir, je vais mettre un gros bémol dans les louanges sur ce film qui m’a cassé les oreilles. La musique est insupportable. Je ne sais pas ce que vient faire I. Huppert (et sa fille) dans le film. En revanche, l’affiche est belle. Bonne journée.
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Je suis bien d’accord concernant le passage avec Mme Huppert. Par contre, j’ai trouvé la musique magnifique.
Bonne journée Dasola.
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Bonjour Prince. Le rôle des ânes dans le 7ème art serait certainement un sujet d’étude intéressant. J’avais vu le film de Bresson (assez sadique) et j’ai vu il y a peu de temps « Antoinette dans les Cevennes » (bien mignon) donc J’attendrai un petit peu avant de voir ce « Eo » qui a l’air plutôt bien !
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C’est vrai que les ânes traversent le septième art avec humilité et passion. Certaines veulent leur peau, d’autres le chevauchent pour entrer dans Jérusalem. Moins noble que le cheval, il pourtant lui aussi son mot à dire : « EO ».
Je te le conseille évidemment.
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« Il ravira (…) les ânes sensibles. » Ton jeu de mot je l’adore. J’avais vu passer ce film qui est une sorte d’ovni. Je le note. Merci à toi ! 😊
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Merci beaucoup, et surtout merci d’apprécier mes calambours montés sur gros ou petits sabots. 😉
Je te conseille vivement ce périple expérimental à dos d’âne.
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A reblogué ceci sur attis.
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