Gothique flamboyant

« Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans couroux,
Qui, privez, complaisans et doux,
Suivent les jeunes demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles.
Mais, hélas ! qui ne sçait que ces loups doucereux
De tous les loups sont les plus dangereux ! »Charles Perrault, Le Petit Chaperon Rouge, 1697
On a souvent une vision du monstre assez réductrice : hideux, difforme, effrayant, pathétique, il n’inspire souvent qu’un sentiment d’horreur auquel se mêle parfois un semblant de pitié. Il est toutefois des monstres plus agréables à l’œil, élégants et racés, séduisants à croquer. Les vampires britanniques de Terence Fisher sont de cette jugulaire. Ils inspirent des désirs inavoués, ils s’abreuvent de pensées indicibles, ils se damnent pour un dernier soupir. C’est le genre d’horreur sublime qui hante « le Cauchemar de Dracula », premier coup de dent aux conventions, que traversent à tombeau ouvert Peter Cushing et Christopher Lee.
« Le Cauchemar de Dracula », c’est d’abord un piège. Un piège tendu par le scénario que détourne habilement Jimmy Sangster en allant puiser au cœur du roman de Bram Stoker sa substantifique morale. Il est ici d’emblée question de lutte du Bien contre le Mal, d’empêcher sa propagation en l’annihilant à sa source. Loin de la prude Albion, il replace l’ensemble du récit dans quelque sombre contrée balkanique, un espace frontalier non-identifié, résineux et montagnard, filmé dans l’étroitesse des studios de Bray, et dont les toponymes germano-helvétiques suffisent à l’exotisme du conte. Mais la frontière est ici tenue par un garde-barrière idiot et corruptible, elle ne tardera pas à voler en éclat, comme les certitudes jusqu’alors fondées sur un folklore poussiéreux. Le public de la fin des années 50 s’est habitué aux monstres de la Universal. Autrefois terrifiants, ils sont devenus risibles au regard des horreurs du réel, tout juste bons à se rendre ridicules en jouant à cache-cache avec Abbott et Costello.
La maison britannique Hammer prend le pari de redorer leur blason, de laver leur honneur dans le sang. Finies les chauves-souris qui volettent entre les toiles d’araignées, le vampire déploie ses ailes et fond comme l’aigle sur la victime alanguie. « Horror of Dracula » se gargarise de cette hémoglobine qui dégoulinait déjà de l’œil du monstre de Frankenstein dans le premier grand succès de Terence Fisher, quelques gouttes venant s’égarer sur le sarcophage de Dracula, enfin ressuscité d’entre les morts de rire. La caméra nous attire jusque dans la crypte où sont enfouis les plus sombres secrets, là où s’abandonnent les corps vidés de leur substance. C’est d’ailleurs ainsi qu’apparaît la demeure du démon lorsqu’y pénètre Jonathan Harker interprété par John Van Eyssen. Personne ne l’accueille. L’endroit semble dépeuplé mais pas abandonné.
Finies les ruines romantiques qui garnissaient en toiles de fond les antiquités précédentes, ici le château est propre, entretenu, meublé dans un style aristocratique délicieusement désuet. Quelques trophées ornent les murs, ainsi que des armes du temps jadis rappelant invariablement le pédigrée belliqueux du propriétaire des lieux. Il y a surtout ces arches en arrière-plan, et cet escalier qui mène vers l’étage, ces perspectives pleines de promesse (« temple, mystérieusement symbolique, de plaisirs inconnus » écrivait joliment Alain Le Bris dans la revue Midi-Minuit Fantastique) mais que le cadrage volontairement bas de Terence Fisher interdit toute vigie. On sait qui habite le lieu, mais on ne sait d’où surgira le vampire, ni à quel moment précis. Et c’est bien cela qui attise l’angoisse, qui nourrit la curiosité. Une telle attente peut s’avérer périlleuse car potentiellement déceptive, mais Fisher sait comment la déjouer habilement. Il procède par substitution. Plutôt que de jeter immédiatement l’invité dans les griffes du prédateur, il préfère lui offrir une victime en guise d’amuse-bouche.
Comment ne pas se laisser attendrir par les yeux doux de Valerie Gaunt lorsqu’elle implore Jonathan de la délivrer du château ? On devine pourtant sous ses lèvres délicates des canines proéminentes, signe distinctif du Mal qui l’habite et du mâle qui l’aspire, stigmates de sa soumission à un monarque dont elles seront bientôt toutes accrocs. Fisher filme des femmes sous influence certes, mais soudainement libérées, ce qui n’est pas rien à l’époque. Le vent de l’émancipation n’a pas encore balayé les vieux dogmes qui verrouillent la société quand le film s’invite à l’affiche des cinémas de quartier. « Je crois que c’était surtout une époque de frustration, où l’hypocrisie et les culs-serrés avaient le pouvoir » avance Noël Simsolo interviewé par Nicolas Stanzick pour son livre « Dans les Griffes de la Hammer ».
Dans le regard de Valerie Gaunt, comme dans celui de Carol Marsh qui joue l’infante Lucy promise à Jonathan, ou celui, plus mûr, de Melissa Stribling dans le rôle de Mina, voire même dans les pleurs de la petite Tania qui aurait tant voulu apprendre de ces jeux qui se jouent « dans un endroit tranquille », Fisher fait luire l’étincelle des plaisirs coupables, une envie d’escapades crapuleuses dans les bras d’un hiératique et ténébreux prophète. « Quelle femme résisterait au charme du comte Dracula dont Christopher Lee, racé jusqu’au bout des griffes, donna l’image la plus convaincante depuis l’immortel Bela Lugosi ? » écrivait Michel Caen dans MMF. On se souviendra longtemps de son interprétation bestiale, toutes canines dehors, les yeux injectés de sang, devenant pour longtemps la plus impressionnante incarnation du prince des ténèbres (avant que Coppola ne fasse de son « Dracula » un prince des maudits). Sa longue cape est un noir linceul qui s’étale sur une scène de festin inavouable, sa crypte se ferme sur une porte derrière laquelle les âmes innocentes succombent dans d’apothéotiques convulsions.
« Quel homme était-ce donc – ou plutôt, quelle créature sous une apparence humaine ? – Je sentis soudain m’envahir toute la menace de cet horrible endroit. J’ai peur – une peur atroce, d’autant plus atroce que je la sais sans issue. Je suis prisonnier de terreurs auxquelles je n’ose même pas penser. »
Bram Stoker, Dracula, 1897.
En entrant dans le château, Jonathan Harker n’est pas dupe. Contrairement à son homologue romanesque, il ne découvre pas dans les murs du château la nature de la diablerie qu’il recèle. Il est investi d’une mission. Il est la proie autant que le chasseur. Terence Fisher a affublé son docteur Van Helsing d’un manteau au col de fourrure, car lui aussi est un prédateur, il est un loup à sa manière. Il est un impitoyable pourfendeur du dévergondage, un homme de science fermement résolu à contrer les plans du Don Juan des Carpathes, « image de l’inconsciente tartufferie du puritain chasseur de vampire qui accomplit par des moyens détournés ce qui est drastiquement refusé à Dracula » ajoute encore Nicolas Stanzick dans son ouvrage.
S’il confie le rôle à Peter Cushing, qui fut peu de temps auparavant son baron Frankenstein, c’est bien pour l’entacher d’un passif de cruauté. Il brûle les fronts et empale les corps, utilise les femmes comme de vulgaires appâts avant de les clouer dans leur tombe afin de les empêcher d’aller voir ailleurs. Et ses acolytes ne valent pas mieux que lui. Fisher confie à Michael Gough, autre figure récurrente des studios Hammer, le rôle d’Arthur Holmwood, le mari de Mina, frère de Lucy, un patriarche assez antipathique qui aime les femmes corsetées sous la coupe du bon dieu. Selon Jen-Paul Török qui fit l’éloge du film dans Positif, « Fisher, avec un exemplaire sérieux, prend nettement position pour les vampires dans la lutte qui les oppose à leurs ennemis. » Et si la poussière doit retourner à la poussière comme le préconise la Bible, Fisher n’en aura pas moins célébré les fiançailles du genre avec un public sang dessus-dessous et ouvert les veines à d’autres frissons en couleur.

On ne peut qu’imaginer le fort impact que l’horreur en couleurs flamboyantes de la Hammer a pu avoir sur les spectateurs de l’année 1958. Mais aujourd’hui encore, le film se déguste toutes dents retroussées.
Deux ans plus tard, en Italie, Mario Bava filmait en noir et blanc une renaissance d’outre-tombe toute aussi marquante dans son ‘Masque du Démon’.
Tu cites très justement le ‘Dracula’ de Coppola avec sa créature à la fois bestiale et séduisante. J’y ajouterai un film qu’on tend un peu à oublier, le ‘Dracula’ de John Badham (1979) où Frank Langella campe un prince des ténèbres entre peur et désir. Coppola a repris le thème musical de ce film si je ne me trompe pas.
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Je te confirme que ce Dracula se savoure avec délectation malgré son âge (mais a-t-il prise sur sur le prince des ténèbres ?) peut-être aussi parce qu’il avait fortement marqué l’enfant que j’étais lorsque je le découvris à l’occasion d’une « Dernière Séance » proposée par ce cher Eddy. Pour la première fois au cinéma, la bestialité du Comté décrite dans le roman éclatait au grand jour (si je puis dire), et ce malgré les nombreuses trahisons faites au texte de Stoker. Mais ici peu importe le poison, pourvu qu’il y ait l’ivresse : du sang, des femmes et de la peur nom d’un pieu !
Ce n’est que bien plus tard que je fis connaissance avec la sorcellerie du rival italien, et de sa scream queen enveloppée par des ombres de noir et de blanc. Elle sera d’ailleurs mise à l’honneur ici-même dans les jours qui viennent…
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Du Bava chez le Prince de l’écran noir ? Vivement ! 😉
« du sang, des femmes et de la peur nom d’un pieu ! » Comme dirait ce fanatique de Van Helsing, Soldat Louis sors de ce corps ! 🙂
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Je dois être sous emprise 🙂
Bava est déjà venu en ma demeure ici :
et là : https://letourdecran.wordpress.com/2018/10/14/lisa-et-le-diable/
Il reviendra la hanter bientôt.
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Vu et revu et ce toujours avec plaisir mais je lui préfère Dracula, Prince des Ténèbres, plus mordant
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Je l’aime aussi ce Fisher-ci, mais ce premier cauchemar reste pour moi le plus marquant.
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Pingback: Kyuketsuki Gokemidori, de Satô Hajime (1968) | échec et (ciné)mat
Un classique fort recommandable. 🙂
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Un classique à ne pas laisser moisir au fond d’un cercueil, dirais-je même ! 😉
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Arthur Holmwood, le mari de Mina ??? J’y perds mon latin…
Merci à Coppola d’avoir dépoussiéré tout ça et fait de Gary Oldman le plus sexy des Comte D.
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Comme je l’ai mentionné dans l’article, Jimmy Sangster le scénariste s’est pas mal amusé à changer les rôles dans l’histoire. Ici, c’est Lucy la promise de Jonathan. Les personnages n’en restent pas moins troubles et peu amènes pour des héros masculins. Quant aux femmes, elles n’ont pas attendu Gary pour se laisser charmer.
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Ah, j’ai pas dû lire assez attentivement.
Moi si, j’ai attendu patiemment.
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Des océans d’éternité 😉
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Un classique, un grand film de la Hammer, et un film à découvrir encore aujourd’hui. Même dans des conditions pas toujours optimales (je l’avais découvert sur un ordinateur portable il y a une dizaine d’années dans une chambre d’hôtel en Angleterre haha), le spectacle fonctionne. C’est court, toujours le charme de ces années là, Christopher Lee en Dracula… Ouais du tout bon. Dommage que Dracula chez la Hammer continuera trop longtemps et pas toujours pour le meilleur.
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C’est vrai que les derniers Dracula de la Hammer sont assez piteux. Mais ceux réalisés par Terry Fisher sont dans l’ensemble très bons. Quelle puissance visuelle lorsque Harker se trouve piégé dans la cave avec le Comte ! J’ai très envie de prolonger la piste avec « Les maîtresses de Dracula », avec Peter Cushing mais sans Christopher Lee.
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J’adore ce genre de films…. Même si certains de ces films sont passés et moisis sur les bords…. Les effets spéciaux à 2 balles… J’adore.. Une autre époque avec des acteurs formidables et inoubliables !! Super article comme toujours…
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Merci beaucoup 🙏
La plupart des films Hammer, sur tout ceux du premier âge gothique, conservent un charme fou. Il ont rendus leurs interprètes mythiques : Peter Cushing, Christopher Lee. Ils sont aussi chargé d’une lecture bine plus perverse des mythes qu’ils illustrent, ce qui les plus délectable encore.
J’ai pu hier jeter un coup d’œil sur le formidable roman graphique de Georges Bess adaptant Stoker. J’ai failli craquer 🦇.
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Rebonjour princecranoir, j’avais vu ce film il y a très longtemps à la télé. Je me rappelle surtout l’arrivée de Dracula dans son cercueil qui est transporté par 4 chevaux sur un genre de carrosse. C’est le seul Dracula avec Christopher Lee que j’ai vu. Il m’avait marquée. Bonne journée.
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Bonjoir Dasola,
C’est un film qui a marqué les esprits. Je me souviens qu’il m’avait terrifié. Le budget et les décors sont réduits, loin du tout numérique d’aujourd’hui, mais la réalisation sait ménager ses effets.
A bientôt.
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