NOVEMBRE

Vendredi 13

« Je me promenais sur un sentier avec deux amis – les soleil se couchait – tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j’y restait tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature.  »

Journal intime d’Edvard Munch, 22 janvier 1892.

Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait ce soir de « Novembre ». Certains étaient peut-être devant leur télé en train de regarder le match de foot, d’autres prenaient un verre entre amis profitant d’une soirée plutôt douce pour la saison. Et soudain ce fut la sidération, une horreur, un choc. « Plus que le choc, j’ai voulu travailler sur l’onde de choc » déclare Olivier Demangel, scénariste qui ravive l’effroi des cinq jours qui suivirent la nuit 13, Cédric Jimenez se chargeant de mettre en scène la frénésie qui s’ensuivit, cinq jours qui mirent la France en état d’urgence.

« Police ! » Le mot tonne comme une porte qui vole en éclat. Il va se faire entendre plus d’une fois durant ces jours de crise qui succèdent aux attentats les plus meurtriers que le pays ait jamais connus. Il rappelle les interpellations de la « BAC Nord » qui, après « la French », faisait la preuve que Cédric Jimenez en connaît un rayon sur le métier. On l’a même soupçonné d’être un brin complaisant avec les méthodes musclées des représentants de la loi. Rattrapé politiquement par le contenu très sensible des affaires qu’il traite dans ses films, le réalisateur se tourne naturellement vers celle qui va faire consensus. Durant les cinq jours de terreur qui ont suivi les attentats du 13 novembre, le monde redevenait primaire, instinctif et manichéen : d’un côté les abominables terroristes de Daesh, de l’autre les services de police sur lesquels on mise tout pour les mettre hors d’état de nuire. L’urgence prime, et les choix de mise en scène de Cédric Jimenez de se faire les plus radicaux.

Pas de bavardages, pas de circonvolutions inutiles, il va droit au but. Il se concentre sur les visages, sur les regards soucieux, sur la peur d’être à nouveau frappé. Faites place aux caméras embedded au sein des équipes d’intervention sur tous les théâtres d’investigation (France, Belgique, Maroc, Grèce), place aux vues à l’infrarouge filmées par drone, aux filatures tendues en voiture, à scooter ou bien à pied. La nuance, les états d’âme, le cas par cas, tout cela viendra plus tard, après. Ici, ce n’est pas le sujet. On promet le pire à ceux qui se taisent, on pratique le chantage avec les détenus, on met en lumière des complicités contradictoires (le Salafiste qui fraye avec une Chiite, le croisé de l’ultra-droite qui arme les soldats de Daesh). Il y a même quelques claques qui tombent. On donne des garanties aussi, on fait des promesses sans être sûr de pouvoir les tenir. Peu importe les moyens, c’est l’obligation de résultat qui prime.

Jimenez pousse cette logique au-delà des interrogatoires, il la cristallise dans la foudre guerrière que constitue l’assaut de l’appartement de Saint-Denis où sont retranchés Abaaoud, le cerveau des attentats, son complice et sa cousine. La pluie de balles qui transpercent les murs de l’appartement, l’ahurissante séquence de feu à volonté en sera donc l’acmé. Prise dans le tunnel des évènements, la machine policière ne réfléchit plus, elle fonce tête baissée, pressée par ces nuits de traque exténuante. Car derrière cette machine, sous les cagoules et les capuches, il y a des femmes et des hommes. Des fonctionnaires familiers des cages d’escalier, du local poubelle, des bidonvilles sous les échangeurs d’autoroute, ceux qui « travaillent quand nous avons peur » selon les termes d’Olivier Demangel. Ils interrogent, ils écoutent, ils infiltrent, ils suivent et observent. Ils verrouillent les cibles que les « robocops » anonymes et indifférenciables du RAID se chargeront de neutraliser.

Ces femmes et hommes de l’ombre s’appellent Fred, Inès, Marco, Héloïse, Fouad, Martin. Tous sont fictifs mais chacun en incarne un rouage qui s’est mis en branle au soir du 13 novembre, lorsque l’alarme a retenti, quand le tocsin des téléphones s’est emballé au beau milieu des hourras de la fête. Paris outragée, martyrisée, devenait une zone de guerre, et la confusion de s’installer dans le vacarme des sirènes, dans l’urgence des gyrophares qui convergent vers les lieux du drame. Déluge d’informations, une forêt de noms qui s’affichent sur les murs, une multitude de visages, de plaques d’immatriculation à relier les unes aux autres, autant d’occasions pour se fourvoyer comme de vraies pistes à privilégier, de menus détails à prélever dans la meule des indices, à mettre en lien avec le fiasco d’Athènes que Cédric Jimenez a choisi de placer en introduction.

C’est là où Fred était à deux doigts d’éviter le pire, coup de filet raté à deux pas de l’Acropole. « Je ne rentrerai pas tant qu’ils sont toujours en fuite » dit-il à sa femme au téléphone. Le cataclysme parisien l’oblige à laisser sa vie privée au vestiaire. On apprendra donc incidemment que le personnage confié à Jean Dujardin est marié. Il est même père de famille. Mais la famille, pour les jours à venir, c’est d’abord celle de la Sous-Direction Anti-Terroriste. Celle qu’a intégré Inès, confiée à Anaïs Demoustier, une lumière venue de Roubaix. Une fille de la BAC qui a frayé dans les quartiers sensibles, qui apporte au service le flair du terrain. Un sens qui va lui jouer des tours, mais qui va aussi s’avérer essentiel à l’écoute du témoignage de Samia. Sous le voile (problématique) de l’indic, il y a Lyna Khoudri, jeune femme fébrile et fragile, emportée malgré elle dans le torrent des évènements. A travers elle, Jimenez met en scène le doute, celui d’avoir fait le bon choix, celui qui engage en même temps qu’il expose.

L’ennemi, lui, se contentera d’un avis de recherche, une figure plate, sans relief, une silhouette floue captée par une caméra de surveillance, une paire de baskets orange comme seul signe distinctif. Cédric Jimenez ne filme pas non plus les attaques des terrasses, du Stade de France et du Bataclan. Il se refuse à célébrer le triomphe des terroristes. Il se concentre sur la suite, sur les jours de colère dont il documente la frénésie. Il reste sur la brèche en filmant la traque, les pleurs, les angoisses, les silences et les cris, en pesant ses choix « au millimètre », avec l’obstination qui était celle de Kathryn Bigelow dans « Zero Dark Thirty ».

31 réflexions sur “NOVEMBRE

  1. Moi j’étais devant un film et c’est ma belle fille qui m’a informée, me disant de regarder les infos…

    Il m’a manqué quelque chose dans ce film sans que je sache vraiment expliquer quoi.
    Jean Dujardin… l’un des maillons faibles avec Anaïs. Je n’ai pas cru à leurs personnages comme Sandrine d’ailleurs. J’ai vu des acteurs qui jouaient à… c’est gênant.
    Mais l’assaut final, scène de guerre sans fin en presque plein Paris est une réussite. Stress maximum.

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    • J’étais devant « Furia à Bahia pour OSS 117 », pas le film le plus glorieux mais au moins je suis capable maintenant d’en dater précisément le visionnage.

      Dujardin n’est pas extraordinaire mais il fait le job, très pro, comme Lellouche aurait pu le faire. Kiberlain pas forcément à sa place en effet. Par contre, pas du tout d’accord avec toi sur Anaïs, sans doute le rôle que j’ai préféré.

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      • Bravo, je serais incapable de dire quel film je regardais. Peut-être un des films du coffret Gene Tierney 🙂

        Et bien bizarrement je trouve que Lellouche est bien meilleur dans BAC Nord que Jeannot dans Novembre.
        J’adore par ailleurs Sandrine et Anaïs mais pas là… et JE N’EN PEUX PLUS des fifilles que l’on fait pleurnicher dans les films au moindre coup de Trafalgar* alors qu’elles ont des postes à responsabilités.
        Jérémie Renier m’a impressionnée.

        *J’utilise souvent cette expression mais je ne m’étais jamais intéressée à son origine. C’est intéressant : Cette expression fait référence à la célèbre bataille navale qui eut lieu au nord-ouest de Gibraltar entre les flottes française, anglaise et espagnole. La flotte de Napoléon fut anéantie, engendrant de graves conséquences pour l’avenir de la marine en France. « Un coup de Trafalgar » est donc un événement ayant de grandes répercussions et qui reste longtemps à l’esprit.

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        • On peut dire que mon rein m’a fait un coup de Trafalgar ?
          Rénier est très bien, à sa place.
          Tu es dure avec Anaïs. Il n’y a qu’à la fin qu’elle s’effondre et, compte tenu de la tension et des circonstances, c’est bien compréhensible. Je trouve d’ailleurs très bien d’avoir écrit un rôle de personnage friable, qui essaie de faire sa part en apportant (maladroitement, j’ai adoré la scène où le dénommé Mokrabi claque « appelez Martin Crémieux ») son expérience et ses intuitions.

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  2. Je ne l’ai pas vu. Je ne sais pas si j’irai. Après « Revoir Paris » dont j’ai plutôt apprécié l’approche sensible, cela ferait peut-être beaucoup. J’aime beaucoup des actrices et acteurs présents ici en tête d’affiche, cela dit…

    Ce que je faisais ce soir-là ? J’ai oublié. Mon tableau de films m’indique que j’avais vu « In the loop », mais je n’en garde pas un grand souvenir non plus. J’avais toutefois décalé quelques chroniques pour parler des événements dès le 14.

    Tu vas mieux, l’ami ?

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    • Salut Martin,

      Encore bien secoué, et pas tout à fait sorti d’affaire. Du fond de mon canapé, je peux répondre ainsi aux commentaires. 😉

      Je n’ai pas vu « Revoir Paris » (qui me tentait bien mais mes plans cinéma ont été quelque peu contrariés). Il va sans dire que l’approche de Jimenez est toute autre, on n’y va pas pour les mêmes raisons. Très bon casting, duquel émergent à mes yeux Anaïs Demoustier et Lyna Khoudri.

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  3. Rerebonjour Princecranoir, je ne me rappelle plus vraiment ce que je faisais le 13 novembre sauf que j’étais chez moi dans le 18ème arrondissement et mon ami pas loin du Café Voltaire où un des terroristes était installé. Mon ami habite en face. A part ça, j’ai trouvé Novembre très réussi. C’est haletant de bout en bout. Les acteurs connus ou pas connus sont tous très bien. Un très bon film qui mérite son succès. Bon dimanche.

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    • Bonjour Dasola,
      Nous avons tous vécu cette tragédie, de près ou de le loin, directement ou par personnes interposées, et pour tout le monde, c’est ancré à jamais.
      Je trouve aussi le film très réussi, sachant déjouer les pièges du sensationnalisme.
      Bonne soirée.

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  4. Bonjour à toi ! Je vais le voir mardi matin au CGR. J’en attends beaucoup. Le fait, comme tu le dit si bien, de faire le choix de ne pas filmer les attentats mais plutôt la sidération (le mot est faible) des forces de l’ordre, de la DGSI, de l’armée, des politiques de tous bords, de la population. Il y a eu Charlie Hebdo, l’hyper casher , mais les attentats du bataclan, les tirs et explosions kamikazes visant les terrasses des café, je crois qu’ils m’ont autant marqué, sidéré que le 11 septembre 2001. Je me souviens d’avoir suivi les chaînes en continues toute la nuit ou presque, le tout avec une tristesse et même une colère que j’ai rarement éprouvé. Ta critique est très belle car tu ne dévoiles rien de l’intrigue, même si on connaît tous la fin. J’apprécie Cédric Jimenez. Son « bac nord », qu’on adhère ou pas au message, était un sacré film d’action mettant à mal le politiquement correct. J’ai hâte à mardi. Le film a déjà fait 2 millions d’entrée. Je m’en réjouis. Rare sont les réalisateurs qui se confrontent à des sujets aussi polémique. Une nouvelle fois tu signes une magnifique critique 😊

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    • C’est très gentil Frédéric.
      Le sujet était effectivement on ne peut plus périlleux, surtout que le film sortait en pleine période de procès. C’est un regard parmi d’autres, la tête dans « le tunnel des évènements » comme le dit Jimenez, là où d’autres films sortant actuellement (« Revoir Paris », « Vous n’aurez pas ma haine ») se penchent sur les conséquences des attentats.
      On pourra lui reprocher son côté polar, mais je trouve qu’il parvient néanmoins à le faire sans sensationnalisme, et avec une attention particulière au fonctionnement d’une machine policière en plein emballement. J’espère que tu l’apprécieras autant que moi.
      2015, année noire. Charlie, ça avait déjà été quelque chose d’assez terrible (surtout que les assassins sont remontés tout près de chez moi avant de redescendre du côté de Dammartin. Et puis le 13 Novembre. Je pense qu’on a tous plus ou moins quelqu’un dans notre entourage ou nos connaissances qui n’était pas loin du drame ce soir-là, au Bataclan, sur les terrasses ou au Stade de France. En tout cas c’est mon cas. Ce retour sur les évènements par Jiminez, pourtant concentré sur la traque d’Abaaoud, fait remonter tout cela forcément.
      Pour le versant documentaire, il y a « Fluctuat nec Mergitur » visible sur Netflix qui vaut aussi le détour.

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  5. Encore un film qui a l’air bien et qui, c’est toujours bon de le noter, fait des entrées (ce qui n’est pas le cas de tous les films qui ont l’air bien).

    De Gimenez, seul La French a fait son chemin dans les cinémas English et j’ai trouvé ça bien. Si daventure celui là sort chez moi, je te dirai ce que j’en pense.

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  6. J’étais en vacances au soir des attentats. Et comme tu dis, le tocsin a sonner. Et je n’étais plus en vacances… Vu aucun film de Jimenez mais qui sait, peut-être un jour. En tout cas, ils me tentent bien.

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      • Et voilà, film vu ce soir. Et j’adhère à l’opinion commune : le trio Gimenez – Dumangel fonctionne parfaitement, c’est une formidable film d’action, filmé au cordeau, mais qui rappelle cette soirée terrible, c’est là où on voit que ce n’est pas une fiction.

        Les acteurs sont très bien (j’ai un faible pour le personnage de Lyna Koudhry) et le parti pris de ne filmer que les flics et la ruche d’abeilles qui s’est constituée autour d’eux est une excellente idée

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        • Le sujet était sensible et le projet risqué mais Jimenez s’impose comme le patron du polar français actuel. Je me souviens des paroles d’Olivier Marchal à Reims Polar qui avouait avoir été impressionné par « Bac Nord » et en être terriblement jaloux.

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  7. Bonjour Prince Écran Noir ! Le soir des attentats je travaillais sur mon ordinateur sans me douter de rien et ma mère m’a appelée pour me dire de regarder les nouvelles. J’ai été horrifiée…
    Il me semble que je regarderai peut être « Revoir Paris » mais pas forcément celui-ci… J’ai peur du côté « film-choc », très démonstratif…

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    • Bonsoir Marie-Anne,
      Je ne sais pas si on peut parler de « film-choc » (comme le dit le scénariste : « Plus que le choc, j’ai voulu travailler sur l’onde de choc »), car il se focalise sur les couacs de procédures, les investigations erratiques, les erreurs, les fausses pistes jusqu’à aboutir à l’assaut final dont on sait qu’il n’a pas été non plus mené de manière exemplaire. Il laisse à raison derrière lui le traumatisme des attentats pour mieux foncer tête baissée vers les conséquences. A la différence de « Revoir Paris », il s’intéresse au volet policier et administratif plutôt qu’aux histoires personnelles. C’est un choix qui peut déplaire, je le comprends, mais Jimenez maîtrise parfaitement son sujet.

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  8. Ton avis m’a littéralement donné des frissons…Je reconnais tellement ce que j’ai ressenti pendant ce film, la manière dont il a su parler de ces moments d’horreur, sans jamais la montrer, c’est à mon sens, son vrai point fort !

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  9. Ton article est encourageant, je n’ai pas encore vu le film, mais pour avoir revu la semaine dernière BAC NORD (un ami voulait le voir, parfait), le réalisateur a clairement le talent pour faire monter la tension et pour nous embarquer dans ses histoires, donc je suis plutôt confiant.

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    • J’ai vraiment retrouvé la même rigueur de la part de Jimenez. Pourtant, ici, pas vraiment de personnage coup de poing. Dujardin est bien mais moins hargneux que Lellouche dans « Bac Nord ». Plus dans un trip « bureau des légendes ».

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  10. Ta critique est magnifique ! comme je te le disais plus haut, j’ai vu ce film le 8 novembre. Je partage totalement ton point de vue. Un film sobre, sans effet de mauvais goût. Son meilleur film. Les acteurs sont formidables. La scène marquante c’est bien sûr l’assaut donné sur l’appartement où réside les terroristes. Le cri de la cousine d’Abaaoud qui dit « laissez moi sortir », réalisant enfin la portée de ces actes. Le courage de cette jeune femme qui donne l’adresse des terroristes. Abbaoud n’avait pas confiance en elle, il voulait la tuer car « trop française. » J’ai lu ça dans un article. L’enquête, rien que ça, la procédure rien que respecter la procédure… on ressort de ce film à bout de souffle en se disant que ces policiers, ces hommes du raid, ces enquêteurs ont un sacré courage. Ta comparaison à le zero dark thirty de Kathryn Bigelow est très juste. Merci pour cette très très belle chronique ! 😊

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