Baby blues

« Petit baigneur
Fait des longueurs à longueur d’odyssée
Brasse petit verni
A bras raccourcis
Brasse petit gabarit »Alain Bashung, ode à la vie, 1998.
Il est né le divin enfant. Et ils sont nombreux à se pencher sur son berceau. En guise de rois mages, le cinéaste japonais Kore-eda Hirokazu lui a dégoté trois pieds nickelés qui vont le balader à travers le pays. Après avoir clamé sa « Vérité » chez les Français, il a suivi « les Bonnes Etoiles » qui l’ont mené vers les rives des Matins Calmes. Il y a recruté une belle poignée de stars made in Korea car, lorsqu’il est question de famille et d’aventures, plus on est de fous et moins la vie est dure.
La croix de l’église familiale de Busan brille comme un phare dans cette nuit bien trop pluvieuse pour qu’on y distingue les étoiles. Difficile même d’identifier l’individu qui gravit les raides escaliers qui y conduisent, à contre-courant du torrent qui se déverse en cascade de marche en marche. Depuis qu’on y a découvert les « Parasite » de Bong Joon-ho, on connaît bien ces quartiers pauvres de Corée, dont le réseau électrique aérien forme une maille dans laquelle les habitants ont renoncé à se débattre. Planquées derrière une vitre, bien au sec dans la voiture de service banalisée, deux femmes flics sont sur le qui-vive. L’une, interprétée par Doona Bae, rumine son amertume. Elle semble savoir ce qui va se passer, s’apprête à entamer une filature. C’est ainsi que de fil en aiguille le script de Kore-eda va nous conduire dans leur sillage à la découverte d’un étrange trafic, recousant au passage des liens épars qui ne demandent qu’à s’unir. En guise de fil conducteur, il sort un bambin de sa boîte pour dérouler le fil de son conte social.
Afin de remédier à une forte mortalité, et par charité chrétienne, il existe en Corée du Sud, depuis plus d’une dizaine d’années, des « Baby box » servant à recueillir les nouveau-nés abandonnés. Ces enfants sont ensuite gardés quelques jours dans l’espoir qu’une mère rongée par les remords vienne les récupérer, puis ils sont confiés à des orphelinats dans l’attente d’une hypothétique adoption. C’est plutôt vers la revente en circuit court que s’oriente cette histoire, symptôme classique d’une société à deux vitesses dans laquelle des familles aisées et en mal de progéniture préfèrent se tourner vers ce marché noir plutôt que d’affronter des procédures longues et fastidieuses. C’est exactement ce que fait Sang-hyeon, avec la complicité de Dong-soo qui a ses entrées à la crèche, pas vraiment deux experts du trafic d’êtres humains néanmoins. La preuve est que le premier est confié au grand Song Kang-ho, dans un de ces rôles de grands benêts au cœur tendre dont il a largement garni son répertoire (et qui lui vaudra cette fois une récompense cannoise). « On m’avait demandé avec quel acteur coréen je rêvais de travailler. C’était lui. Et j’ai écrit son personnage en pensant à lui. » explique Kore-eda Hirokazu dans les colonnes du magazine Première.
Lorsque l’on fait sa connaissance, il est justement en pleine action, aux commandes d’une machine à coudre qui vient unir deux étoffes distinctes. Il sera le centre de gravité de son scénario, catalyseur de personnages, raccommodeur de liens déchirés. A bord de sa vieille fourgonnette déglinguée, il nous entraîne avec sa joyeuse bande si familière au public coréen : cela va de Kang Dong-won dans le rôle de son acolyte (bien connu de ceux qui ont suivi le « dernier train pour Busan » jusque dans la « Peninsula ») à ce gamin fan de football déjà trop âgé pour être adopté. Et puis il y a la mère du petit orphelin confiée à la jeune star IU. Kore-eda, qui ne recule devant aucun sacrilège, fait de « la petite sœur de la nation » une travailleuse du sexe, capable d’aboyer des bordées d’injures à des adoptants faisant la fine bouche.
Woo-sung, c’est le prénom qu’elle a donné à son bébé, et cela signifie « une aile vers les étoiles », comme s’il fallait pousser toujours plus loin ce road movie en forme de fugue éperdue, aux ourlets parfois épais et aux contours flous. Le film parfois s’égare sur une scène de crime, s’étire en conversations répétitives, s’attarde dans un orphelinat avant de repartir de plus belle, comme dans un assemblage de saynètes hétéroclites qui s’enchainent cahin-caha sur un chemin pavé de péripéties parfois croquignolesques. Dans cette grande roue des destins croisés, Kore-eda est un jongleur capable de sauter avec grâce et délicatesse d’une cabine à l’autre, de glisser d’un gag tendre vers un geste pudique. Il s’arrange comme personne de la poésie des instants ordinaires, apte à faire jaillir en un plan la gourmandise d’un plat de nouilles (Kore-eda est un maître des saveurs comme le prouvaient déjà les première scènes de « Still Walking »), la spontanéité des échanges de coups de pieds dans une petite boîte en fer (allo, maman, bobo), ou l’expression d’un sentiment qui s’échappe subrepticement, mais assourdi par le vacarme et la pénombre d’une rame qui traverse un tunnel.
« C’est un cinéaste qui pratique l’art de l’estampe, un réalisateur de l’ellipse, dit de lui Song Kang-ho : il ne montre pas tout. Mais à travers ce qu’il ne raconte pas, à travers ses manques, il révèle beaucoup de choses. » Il s’éprend des brisures, s’inquiète des absences, redessine son « affaire de famille » en mode mineur. Avec lui, les liens du sang n’ont plus la même valeur, ils passent par une redéfinition complète des termes galvaudés de « maman » (ici une garde-mioches dans un bas-fond) et de « papa » (devenu presque un étranger aux yeux de sa fille, une des scènes les plus déchirantes du film). Attentif au moindre geste, attaché à la minutie de ses cadres, Kore-eda filme ces instantanés comme autant d’odes à la vie dans ce pays fracturé de toutes parts, où la souffrance des êtres contraste avec la beauté de ses paysages. Ce bébé qu’il trimbale d’un littoral à l’autre, objet de négoce à l’inflation galopante, devient alors le liant qui, dans le cumul tragique des circonstances, redonne du sens au mot « famille », en ravivant chez les uns la flamme de l’empathie, en resserrant chez les autres des cœurs à l’abandon.

Sans aucun doute l’un de mes films favoris vus en salle cette année.
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Kore-eda fait montre d’un talent qui ne semble pas s’émousser avec l’âge.
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C’est donc ça, Bae rumine !!! Mais je n’ai jamais entendu une vache faire autant de bruit en baffrant.
Bon, ça va, il n’y a pas de bleu dans ta chronique et tes critiques sont énoncées mezzo voce, en mode mineur…
Et puis tu m’as remis en tête le moment bouleversant où le grand Song Kang-ho (seule récompense cannoise compréhensible) rencontre sa fille.
Ce film est tellement beau, et la photo que tu as choisie le prouve.
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Comme tu le vois, on peut apprécier un séjour de trois heures sur Pandora ET se laisser attendrir par les passages émouvants du Kore-eda. Et même si je lui préfère ses autres films, « les Bonnes Etoiles » brillent quand même d’un bel éclat dans le ciel cinématographique de cette fin d’année.
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Un joli film avec cette petite pincée de « The Kid » de Chaplin et une dose de « Little Miss Sunshine », mais dommage que ce soit trop bancal avec un début trop peu crédible ; la police peut interpeller dès le début, la raison pour attendre est fumeuse et n’est qu’un prétexte dommage
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Assez d’accord avec ton point de vue.
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Un très joli Kore-Eda plein de tendresse.
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C’est vrai, comme il sait souvent le faire d’ailleurs.
J’ai quand même trouvé que celui-ci s’etirait un peu trop sur la fin.
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Je me suis laissé prendre je dois dire.
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Comme j’ai aimé quasiment tous les films de Kore-Eda que j’ai vus, j’irai très certainement voir celui ci. Et je trouve intéressant qu’il ait tenté cette fois une incursion vers la Corée dont le cinéma est assez différent du japonais, me semble-t-il.
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Il y a effectivement une cartographie locale bien différente, et si parfois Kore-eda s’y égare, il ne perd pas totalement de vue son cap social, son regard sur la famille au sens large. Et quel bonheur de le voir retravailler avec Bae Doona et de le voir diriger ce grand acteur qu’est Sang Kong-ho. J’espère que tu auras l’opportunité de le voir.
Je te souhaite une très belle journée (et peut-être un belle projection).
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Belle chronique et, comme le dit Pascale, quelques bémols exprimés à demi-mots. Merci pour Hirokazu, dont le présent film n’est pas celui qui me plaît le plus, mais qui garde clairement sa place parmi mes réalisateurs préférés !
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Bonjour Martin,
Et grand merci de ta part. Mes bémols sont mesurés mais bien réels tout de même, me conduisant comme toi à mettre ce nouveau Kore-eda sur une marche inférieure.
Je te souhaite de passer de belles fêtes de fin d’année (avec peut-être un passage près de chez moi ?)
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Je suis effectivement dans les parages axonais. On essaye de se croiser ? Et on en parle à Edualc ?
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Excellente idée. Je te propose de nous coordonner par mail.
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Objectivement je vois très bien ce qu’il y a de bien dans ce film. Subjectivement… je me suis endormie pendant la séance 🤷♀️
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Je peux comprendre.
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Aaah, un nouveau Kore-Eda !! Et c’est toi qui me l’apprend !
J’ai lu ton post en diagonale car je compte voir le film et je ne veux pas le divulgâcher. Je posterai un autre commentaire plus fourni une fois que je l’aurais vu.
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Kore-eda, ça ne se loupe pas.
Pour l’anecdote, et pour rebondir sur la réponse que j’ai faite sur « La Voie de l’Eau », il se trouve que, de passage à Lyon, j’ai hésité entre aller revoir le nouvel « Avatar » en HFR et en VO (que ne proposaient pas les modestes salles disponibles près de chez moi) et « les Bonnes étoiles ». J’ai finalement opté pour ce voyage nippo-coréen, et j’en suis sorti avec ce même plaisir passé devant du grand cinéma. Comme quoi.
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Je l’ai vu ce soir !!! Enfin ! Et je dois dire que j’approuve sans réserve. Au contraire, je trouvais que ses films qui avaient bien marché à l’étranger (Un air de famille, Tel père tel fils) étaient bien mais un peu prévisibles. Ici, tu as certainement raison quand tu dis que « ça s’étire » mais moi ce que j’ai surtout vu, c’était que c’était peu prévisible et que le sempiternel message « famille je vous aime » ne m’est apparu évident que très tard dans le film.
Bref, j’ai beaucoup aimé.
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Et chapeau pour le référence délicieuse bien cachée au générique du dessin animé Sans famille. Souvenirs souvenirs
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Merci, cela me semblaut coller assez bien au sujet. 🙂
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Hirokazu Kore-eda est un immense metteur en scène et sa façon de tourner autour de son thème de prédilection est reconnaissable entre toutes, c’est ce qui fait son charme et sa valeur.
J’ai de beaucoup préféré « une affaire de famille » (laissons « un air de famille » au tandem Bacri/Jaoui, ils le méritent 😉), et je n’ai pas vu « tel père, tel fils » encore. Il me reste pas mal de ses films à voir.
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Bonjour princecranoir, tu me donnes envie de revoir ce film riche. Oui, la rencontre du père et de sa fille, qui en a rien à faire, est terrible. J’ai aimé la fin pleine d’espoir même si on se demande ce que vont devenir les personnages interprétés par Song Kang-ho et Kang Dong-won. Bonne journée et très bon réveillon.
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Bonjour Dasola,
Cette fin ouverte pleine de chaleur humaine est néanmoins un bel élan d’espoir je trouve. Elle n’est toutefois pas totalement angélique en effet puisqu’on devine que le sort de certain sera plus triste. Kore-eda conserve ce regard généreux envers ses personnages, sans jugement, même s’il aborde des sujets douloureux et sensibles (l’abandon mais aussi la question de l’avortement ici évoquée à plusieurs reprises). J’ai été moins convaincu par la structure du scénario en revanche, mais cela reste un très beau film malgré tout.
Je te souhaite de passer de très belles fêtes.
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J’avais été bouleversé par « Un air de famille » et l’émotion a aussi été au rendez-vous avec ce film. J’aime ces personnages imparfaits dont le comportement peut choquer mais aussi pleins d’humanité.
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« Un air de famille », c’est plutôt Klapisch 😉
Kore-eda préfère en faire « une affaire de famille », et c’est vrai qu’il a un talent unique pour raconter ce genre d’histoires. « Les bonnes étoiles » brille d’un bel éclat également, même s’il m’a semblé un peu moins réussi que sa Palme d’or. Je suis heureux néanmoins que le film vous ait plu.
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J’avais comme un petit doute sur le titre ! Merci pour la rectification 😉
« Une affaire de famille » me semble aussi être un film plus important. Je n’ai toutefois pas boudé mon plaisir avec ce dernier film.
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