GLASS ONION

The walrus was Paul

« Une mer calme, dit Poirot d’un ton définitif, est une chose qui n’existe pas. La mer, ça bouge toujours. Toujours ! »

Agatha Christie, Les vacances d’Hercule Poirot, 1941.

Rian Johnson est visiblement un homme heureux. Après ses égarements dans la SF temporelle, après avoir assassiné « les Derniers Jedis », le voici désormais aux manettes d’une franchise dont il ne soupçonnait sans doute pas le potentiel. « A couteaux tirés » fut le succès surprise de 2019, misant sur son casting de prestige et sa façon toute particulière de revisiter les codes poussiéreux du whodunit. Exfiltrant une fois encore Daniel Craig de sa retraite d’agent secret, il s’apprête à faire de nouvelles révélations dans « Glass Onion », les Beatles et Bowie comme bande-son haut de gamme et le soleil pour témoin.

« Glass Onion », avant tout, est un titre phare du célèbre « Double Blanc » des Beatles. B. B. comme Benoît Blanc. Voilà une singulière entrée pour saluer le retour de l’enquêteur de « Knives out ». Et pour couronner le tout, on le retrouve Baignant dans son Bain, s’ennuyant ferme pendant la période du grand confinement. Morosité de l’isolement, cauchemar du distanciel, la perspicacité aigue du personnage s’émousse au fond de son appartement quand, finalement, se présente l’opportunité de réveiller ses sens sur une île paradisiaque au large de la Grèce, dans la luxueuse villa d’un milliardaire de la Tech. Ça ne se refuse pas, surtout quand c’est Netflix qui paie.

En cédant aux sirènes de la plateforme, Johnson achète son indépendance pour mieux livrer de manière créative son point de vue sur les travers de notre temps. Ceux-ci prennent la forme de personnages hauts en couleur : Birdie, une pin-up has-been en mal de presse people (Kate Hudson fait son show), Duke, l’influenceur si fier du flingue qu’il a dans son entrejambe (Dave Bautista tout pectoraux dehors), Lionel, le scientifique sous pression (Leslie Odom Jr, déjà fiché pour « le Crime de l’Orient Express »), Claire, femme politique d’une obscure moralité (Kathryn Hahn en campagne permanente), tous répondent présents à l’invite de Miles Bron (Edward Norton en mode Musk-Bezos) pour passer du bon temps autour de l’immense piscine à débordement. A ceux-là s’ajoutent des seconds couteaux discrets (Jessica Henwick en guise de garde-fou de l’exubérante Birdie) ou plus entreprenants (Madelyn Cline en bimbo prête à sauter sur le plus gros compte en banque).

Dans cette assemblée de vieux amis sans vergogne, une invitée détonne pourtant : l’élégante et intègre Andi (la chanteuse Janelle Monáe, révélation du film, dont l’ambiguïté naturelle ajoute à la dualité de sa partition) qui a pris ses distances avec le plus riche d’entre tous. Johnson l’introduit comme un élément qui va exacerber les tensions, assombrir le programme paradisiaque du week-end. Elle sera, en vérité, une trouble-fête bien plus dérangeante que ce Benoît Blanc de haute réputation, enquêteur débarqué par erreur avec son allure de guignol, sa candeur de façade et le cigare du lieutenant Colombo. Le voilà qui détonne à la table de ces potentiels judas fermement tenus en laisse par un Edward Norton faussement relax, sous le regard complice et narquois d’une Mona Lisa gagée par le Louvre !

A l’instar de cet hôte richissime, Johnson semble avoir les pleins pouvoirs ; en tout cas il ne se refuse rien : une villa en forme d’œuvre d’art, étrangement heurée par un gong signé Phil Glass (forcément), une salle de sport coachée par Serena Williams, un spray pour contrer la COVID, et même quelques copains célèbres qui viennent passer une tête. La mise en scène se gave de tout ce luxe, elle ne se refuse aucun excès (effet de glisse d’un personnage à l’autre, contre-plongées appuyées, split-screen) pour mieux tourner le tout en ridicule. La sophistication à outrance des lieux devient propice à la dérision, entre la loufoquerie ménagère de la maison de « Mon Oncle » (le gong, les statues qui sortent de l’eau, le système de protection de La Joconde) et la mégalo-maniaquerie d’un Bruce Wayne bien trop bling-bling (la voiture de sport sur son piédestal, les immenses portraits sur les murs dans le salon, le Matisse dans les toilettes). Johnson se garde même quelques gags supplémentaires dans la manche pour éviter de trop se prendre au sérieux.

De ce point de vue, Daniel Craig s’en donne à cœur joie dans un savant cabotinage, comme allégé du pathos double-zéro-sept, savoureusement libre et sans complexe. Quant à Edward Norton, il se met sans conteste au diapason au grand banquet du ridicule. « Je ne peux nier que le ton est très poussé et qu’il opère à un niveau presque circassien ou carnavalesque » reconnaît volontiers le réalisateur qui ne se refuse aucun effet comique et pousse très loin sa peinture sans filtre de l’ultra-riche. « C’est avant tout un cri de colère ! » ajoute Johnson, qui n’hésitera pas une seconde à faire voler en éclat cet écrin rutilant, à le dynamiter de l’intérieur (comme il avait tenté de la faire avec moins de bonheur lors de son passage dans « Star Wars »). Il va donc peler méticuleusement chaque couche d’hypocrisie, brûler tous les serments inscrits sur un coin de nappe, le tout en prenant bien le temps nécessaire (et pourtant, aucune faute de rythme durant ces deux heures vingt intrigantes) pour atteindre le cœur criminel de son scénario.

Ici aussi, mourir peut attendre, et sur ce point, Rian Johnson entend bien démontrer qu’il n’est pas de ceux qui s’assoupissent sur les schémas usés du genre, qui se contentent d’un coup de pinceau numérique pour rafraîchir « Mort sur le Nil ». Son humeur est autrement plus iconoclaste comme en témoigne le déchaînement final furieusement cathartique. Pas question pour autant de basculer dans la frénésie d’une « Baie Sanglante » façon Bava, Johnson fait usage d’armes plus raffinées et de coups plus tordus. « Glass Onion » peut donc se targuer d’une singularité qui fait honneur au cinéma de divertissement quand bien même on regrettera de ne pouvoir le savourer que sur un petit écran.

51 réflexions sur “GLASS ONION

  1. Encore une fois, ta critique m’a convaincue ! C’est décidé je le vois demain !
    Je te remercie pour tes articles que je lis toujours comme si je lisais une nouvelle et je suis souvent impatiente de lire la suivante (même si j’ai moins de temps ces temps-ci) …
    Je te souhaite une très belle année cinématographique et plein de belles choses …

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  2. Pas aimé pour ma part. J’ai toujours la sensation que Rian Johnson fait son petit malin pour amuser la galerie, prétendant donner un coup de pied dans la fourmilière, casser les codes… Le problème, pour moi, c’est qu’il ne propose rien de concret à la place (j’en veux pour preuve le final anti-climax au possible, globalement raté et fort éloigné, il est vrai, des emballages finaux des grands films d’enquête).

    Je risque de SPOILER un peu maintenant.

    GLASS ONION est sympa au début, Craig s’amuse ça fait plaisir, et la manière dont Blanc démonte la murder party en deux minutes, c’est grandiose. Mais à partir de là, le film plonge selon moi. La faute aux obsessions habituelles de Rian. Sa détestation des riches, sa haine des super riches, sa compassion pour les gens de condition modeste (les personnages principaux des deux KNIVES OUT, deux jeunes femmes, qui ne peuvent donc pas mourir, ce qui casse un ressort dramatique dans GLASS ONION). Une fois que l’on sait cela, on peut deviner qui est sans doute coupable, et innocent – c’est ballot dans un film de ce genre.

    Le film est assez drôle, je le reconnais (bien qu’un peu crispant tellement Rian enfonce le clou sur le cercueil des plus riches, de film en film), mais encore une fois le problème c’est que l’on peut lire dans Rian Johnson comme dans un livre ouvert, et que pour un whodunnit, je trouve ça extrêmement dommage.

    Aimé par 3 personnes

    • Je connais sans doute moins bien Johnson que toi car je n’ai pas du tout le même ressenti.
      Je ne uis pourtant pas un grand aficionado de Johnson. J’ai moyennement apprécié « Looper », et je trouve que son « Star Wars » est peut-être le pire de tous. Je dois aussi avouer qu’au début de « Glass Onion », j’étais un peu sur la réserve à cause du côté maniériste de la mise en scène. Finalement, je trouve qu’elle colle parfaitement au sujet et je l’ai trouvée jubilatoire à la fin.
      Certes, il y a un démontage en règle (et à peine exagéré) de la vie des super-riches, sujet de moquerie qui m’a beaucoup amusé. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’argent que possède ce milliardaire qui est l’objet des railleries, c’est surtout ce qu’il en fait. D’ailleurs, Johnson ne fait pas de son enquêteur quelqu’un de très modeste, il suffit de voir son appartement pour voir qu’il n’est pas dans le besoin.
      N’étant pas monté dans la machine à voyager dans le futur de « Looper », j’avoue que je n’ai trop rien vu venir, en tout cas pas avant que la première victime ne s’effondre, ce qui arrive d’ailleurs assez loin dans le film. Et c’est justement ce qui m’a plu. A l’inverse d’un Poirot (ou d’un Capitaine Marleau) où on passe tout le temps du récit à conjecturer et à supputer au fil des conversations pour qu’à la fin un élément qui nous avait été dissimulé vienne saper tout l’échafaudage d’hypothèses, au moins ici on ne s’embarrasse pas de cette vieille recette. On se rapproche plutôt d’un épisode de Colombo (pas étonnant que Craig dégaine un cigare) où l’on connait le coupable dès le début.
      Alors, bien sûr, dans ce cas est-ce encore un whodunit ? Appelons ça comme on veut, moi j’appelle ça un très bon film. 😉

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    • Thank you !
      Je l’ai pris comme toi, sans a priori. Un peu sur la réserve au début et puis je me suis laissé glisser dans le ton assez réjouissant de cette intrigue. Et Johnson peut compter sur des acteurs qui font le show ici : Norton, Kate Hudson et surtout Daniel Craig, dans l’auto-dérision complète, en parfait contre-point de Bond.
      Happy New Year Martine !

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  3. Hello Florent. Mon Double Blanc est gondolé. Je ne sais pas pourquoi il l’a toujours été. A white curse? 😀 Mais sous ce patronage je verrais volontiers Glass Onion même si je n »ai pas vu A couteaux tirés. Bon courage et bonne suite prochaine l’ami.

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    • Bonjour Claude, meilleurs vœux à toi et à toute la famille,
      Pas vu encore « A couteaux tirés » non plus, mais « Glass Onion » peut se voir indépendamment sans aucun problème. Johnson a bien dit qu’il ne voulait pas faire de films liés entre eux, simplement garder son enquêteur comme fil rouge… ou plutôt Blanc en l’occurrence. 😉
      Ah c’est terrible ça, un double Blanc gondolé. Un des meilleurs albums des Liverpooliens. Obladi-oblada, life goes on et un petit air du Sergent Pepper pour oublier, ça marche aussi.
      Merci pour les encouragements 🙂

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  4. Hello ! C’est gentil d’être passé entre deux coupes de champagne même si Daniel et consorts ne sont pas dans le coin #spoiler. Reviens quand tu auras dégrisé. Mes meilleurs vieux en attendant.

    Le film est rigolo bien qu’un poil prévisible. J’ai préféré la fraicheur du premier. Sans doute son côté provincial. Là, on est chez Netflix et son pote BlingBling qui lâche toujours plus de pognon. Craig en fait des tonnes, Janelle est parfaite et la Mona Lisa, hilarante. Après tout, quand on est bien calés sous sa couverture chauffante, que demander de plus ? Un poil plus d’originalité me souffle-t-on méchamment dans l’oreillette… Bah ! quand on voit les bouses qui nous sont quotidiennement balancées, on ne va pas trop faire la fine bouche non plus.

    Plein de bons films (et d’excellents papiers) pour 2023 !

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    • C’est tout ce que je nous souhaite aussi (le programme de l’année cinématographique s’annonce déjà passionnant). Et pour les petits papiers, espérons qu’ils ne s’enflamment pas trop. #jedivulgachededingue

      Comme je n’ai pas vu « Knives out », j’ai bénéficié de toute la fraîcheur de ce « Glass Onion ». Du coup, j’ai peur que le premier me paraisse plus fade… On verra bien. Et puis on verra sur Netflix désormais, qui a visiblement mis le paquet sur un bon cheval. Johnson s’est fait plaisir, open bar côté budget pour un film qui descend en flamme les goûts de nouveaux riches, j’aime assez. Et tant pis si ça agace.
      Même Dave Bautista (mon Harkonnen préféré) est bien dans le film.

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      • Tout à fait d’accord pour Dave. Tous les acteurs sont au diapason, c’est ce qui fait l’intérêt de cette franchise (?).
        Tu vas aimer le premier j’en suis persuadée, il y a ce petit bonbon d’Ana de Armas 🙂 et Craig est un peu en retrait, ce qui n’est pas désagréable. Je suppose que le gros chèque qu’il a reçu de Netflix l’a poussé à surenchérir ^^

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  5. Une bonne année à toi, pour ce film que, tu le sais, je n’ai pas franchement apprécié. Pas désagréable pour autant, mais trop prévisible à mes yeux pour tenir sur 2h20. Pourtant, j’avais apprécié la première partie, celle qui semble s’éterniser avant que les festivités ne commencent, donc pendant un bon 1h10. Mais tout ce qui a suivi à fait plouf pour moi, entre les twists que j’avais vu venir, le côté un peu lourd de quelques moments, le cabotinage de certains (et surtout une, tu vois sûrement de qui je parle). Et pourtant, j’avais bien aimé le précédent, mais là, la sauce n’a pas pris. Un peu refroidi pour le futur troisième métrage, à moins qu’il ne change encore radicalement d’ambiance, et ne change également son fusil d’épaule en ce qui concerne le ton et les personnages.

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    • Qui sait, il est sûrement capable de tout Johnson. Et comme le film semble marcher, je pense qu’il aura toute liberté de faire comme il l’entend. C’est assez rare aujourd’hui pour être salué.
      Très bonne année à toi.

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  6. J’avais trouvé ‘A Couteaux Tirés’ un poil trop bavard, mais le charme opérait indéniablement grâce aux excellents comédiens réunis devant la caméra. Ana de Armas y révélait tout son talent prometteur en plus de sa beauté.
    Il en va autrement de ce ‘Glass Onion’. Trop long, trop bavard et tape à l’oeil. La mise en scène est parfois inspirée, parfois non. Pour moi ce réalisateur est un peu surestimé. Il fait partie des gens qui prétendent déconstruire (c’est à la mode) les codes (« Star Wars ») sans avoir quelque chose de consistant à proposer à la place (je suis bien plus sensible au cinéma de Tarantino). Je pense que le point fort de Rian Johnson est dans le travail avec les comédiens, mais pas vraiment dans l’écriture et le contenu des scénarios.
    Bonne nouvelle année cinéma à toi. 🙂

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    • Moi je n’ai pas vu passer les deux heures vingt. Et puis la révélation de Janelle vaut bien une Ana. Tape à l’œil ? Complètement d’accord, mais n’est-ce pas le contexte qui l’exige ? Comme toi, je n’étais pas fan du versant iconoclaste de Johnson dans ses précédents films, mais là je trouve qu’il a trouvé une forme qui lui convient. Et franchement, c’était pas gagné.
      Franchement, pour rester dans le whodunit, c’est quand même cent coudées au-dessus de la meringue « Mort sur le Nil », non ?
      Très belle année à toi aussi (et le plaisir de retrouver notre ami David en février chez Spielberg 😉)

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  7. Je suis bien d’accord de rappeler le massacre de Johnson, en complicité avec la maison de Mickey, mais j’ai été moins séduit que toi sur cette bûche de Noël. Sur grand écran, je n’aurai pas dit non également.

    J’ai sans doute eu mon compte avec mes mauvaises expériences sur « Sans Filtre » et « Le Menu », également dans un esprit carnavalesque. J’ai aussi découvert ce plan assassin, qui a rapidement mis fin au jeu du whudonit. Et pourtants je n’ai pas boudé mon plaisir en transpirant de rire à la vue d’une sauce épicée, mais tout cet assortiment d’accessoires, même chez les personnages, m’a plutôt assommé que diverti, chose que le premier volet a réussi en revanche.

    Aimé par 1 personne

    • J’ai laissé le paquebot « Sans filtre » s’échouer sans moi. A lire plusieurs avis, je crois que j’ai bien fait. Quand au « Menu », rien que la bande-annonce m’a fait fuir.
      Ou peut-être ces films auraient-ils modifié mon regard sur « glass onion ». En même temps, si Johnson convoque les Beatles, il part avec un avantage (quoique, je n’avais pas été totalement emballé par « Yesterday »… mais c’est un autre sujet).
      Je trouve que même si on voit le coup venir, ça reste jubilatoire de découvrir comment les personnages vont gérer. Et franchement, le coup du verre, fallait quand même avoir l’œil.

      Aimé par 2 personnes

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