BOÎTE NOIRE

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« Yann est un grand cinéphile et j’adore ça : il a l’art d’utiliser ce qu’on aime tous dans le cinéma américain en le mettant au service d’une élégance très française. »

Pierre Niney

Le 24 mars 2015, le vol 4U9525 de la Germanwings s’écrase sans laisser le moindre survivant dans les Alpes françaises. L’annonce de l’origine de la catastrophe provoqua un choc au moins aussi brutal que le crash lui-même : le Bureau Enquête et Analyse (BEA) conclut en effet à un geste suicidaire du pilote, emportant dans sa dépression funeste 144 passagers et 6 membres d’équipe. La faille était donc humaine, l’avionneur respire. La tragédie n’a certainement pas échappé aux radars de Yann Gozlan qui, cinq ans après la tragédie, imagine un cas similaire en plongeant dans la « Boîte Noire » du vol EA024, pour une fiction qui nous emporte dans de formidables zones de turbulence.

Pollock. On connaît le peintre américain, maître de l’expressionnisme abstrait, couvrant ses toiles de grandes projections de peinture formant un entrelacement de lignes, de signes, de formes, de significations. A chaque spectateur revient ensuite le soin de décrypter son intention, à chaque spécialiste d’analyser son œuvre. Victor Pollock, interprété par Olivier Rabourdin, n’est pas peintre, mais c’est un artiste dans son domaine. Son truc, c’est l’acoustique, c’est identifier les sons, les bruits, les murmures, les souffles, les conversations secrètes captés par le Cockpit Voice Recorder d’un aéronef (CVR, un des fameux mouchards contenus dans la boîte noire). Il sait déchiffrer les courbes, filtrer les fréquences et, sur un écran gavé de données abstraites, remonter le fil des évènements qui ont conduit au pire. Un crash s’est produit. La presse, les victimes, la compagnie et le constructeur réclament des réponses, la chaîne de responsabilités doit être élucidée. Le son doit devenir image, scénario, film, et que la vérité « Blow out » !

L’anticouple ou l’engrenage de la boîte de transmission ? « On saura jamais » dit Mathieu l’entêté qui lui sert d’assistant. Il a le visage de Pierre Niney, une paire de lunettes sur les yeux, le tempérament bien trempé et le talent chevillé à la passion du métier. Quelques échanges suffisent à nous prouver que l’acteur a appris les gestes techniques, assimilé le jargon, s’est même rajouté quelques tics de comportement qui le rendent parfaitement crédible dans le rôle. Gozlan a compensé sa mauvaise vue (qui l’a rayé des listes de vol, lui, le fils d’un pilote émérite) par une oreille d’or (pareille à celle de François Civil dans « le Chant du Loup »), une hyperacousie qui en fait un technicien précieux au sein du BEA, mais qui peut aussi lui jouer des tours. Il faut dire que la responsabilité est énorme, et les conclusions d’une analyse peuvent avoir des conséquences considérables.

Mathieu sera notre point d’arrimage dans une enquête qui va nous emmener dans les méandres d’une affaire aux ressorts hitchcockiens. Une disparition, un élément qui cloche dans un scénario trop évident, des collusions suspectes, un sous-sol obscur, et une blonde ambitieuse confiée à une Lou de Laâge trop professionnelle pour être honnête, Gozlan possède toutes les clefs du suspense (dont il s’est fait une spécialité depuis ses premiers « Captifs »), il a bien creusé le sujet. « Cet univers, à mes yeux formidablement cinégénique, aux enjeux financiers colossaux, où se côtoient des intérêts divergents (avionneurs, compagnies aériennes, pilotes…), me semblait être un cadre original et passionnant pour un film. » admet-il dans le dossier de presse, et le résultat se voit à l’écran par son souci du détail, du respect de la procédure (la cérémonie très chirurgicale et protocolaire de l’extraction de l’enregistreur de données), des rouages d’une législation qu’il nous rend suffisamment limpide pour que rapidement un faisceau de présomptions laisse planer l’ombre du doute.

Yann Gozlan fait en sorte de l’isoler dans ses investigations, de le mettre sur la touche des premières observations, de l’affliger d’une hyper-sensibilité aux bruits parasites (très belle idée que ces bouchons d’oreille qu’il met régulièrement pour reprendre ses esprits). La « Boîte Noire » du film devient en quelque sorte cette vérité dans laquelle il s’enferme, et dans laquelle le réalisateur nous enferme avec lui. Nous voilà donc piégés, au milieu des débris, dans la fabrique mentale d’une histoire qu’il soutient pour vraie. « Cette obsession de la vérité est, à mes yeux, le thème central du film. » reconnaît Gozlan, touchant là un thème terriblement actuel qui met en balance nos perceptions et interroge notre rapport sensible au monde. Pourtant, à aucun moment il ne cherche à bifurquer vers le film à thèse, gardant le cap d’un thriller d’une implacable efficacité, impeccablement mené, soutenu par un score troublant de Philippe Rombi qui renoue avec des climats chers à François Ozon.

D’un film dossier, étayé par les faits, l’intrigue bascule alors dans une dimension névrotique qui s’accorde bien à l’exercice du thriller paranoïaque. Si l’on devine assez vite les dessous de l’affaire, Gozlan s’arrange pour que chaque protagoniste, le plus respectable soit-il, puisse être mouillé. Bien malin celui qui saura dire la part d’implication d’André Dussollier, André Marcon, Aurélien Recoing, tous droits comme des I (comme Icare) dans leurs hautes fonctions. A mesure que Mathieu s’enferre dans ses certitudes, qu’il franchit la limite des interdits, il devient impossible de faire avec lui le travelling arrière, de revenir sur une base solide. Gozlan finit d’ailleurs sur un mode haletant ce vol au-dessus d’un nid de complots, dans la nuit d’une ultime recherche d’indices pour un homme qui finit sous l’eau, ridant la surface d’ondes à interpréter comme autant de vecteurs vers la solution. « Faites demi-tour » insiste le GPS de sa voiture. Impossible de décrocher de la « Boîte Noire », on pique droit dedans et on va jusqu’au bout.

35 réflexions sur “BOÎTE NOIRE

  1. « Impossible de décrocher de la « Boîte Noire », on pique droit dedans et on va jusqu’au bout. »

    C’est exactement ça. J’ai beaucoup aimé. En pinaillant on pourra trouver çà et là quelques facilités, mais c’est tellement bien fait, interprété et rythmé, qu’on n’y fait pas vraiment attention.
    De Gozlan, j’ai aussi beaucoup aimé BURN OUT et A PERFECT MAN.

    Un réal à suivre !

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  2. Cette très chouette chronique m’a replongé dans ce film que j’avais beaucoup apprécié à l’époque de sa sortie. Il avait terminé à une belle huitième place de mon top cinéma 2021 !

    Yann Gozlan signe là son meilleur long-métrage, mais, à part pour « Captifs » que je n’ai pas encore vu, je dois dire des autres qu’ils ont aussi une certaine tenue. « Burn out » est celui que j’ai vu le plus récemment : rien de surprenant, mais un film de genre soigné avec un François Civil concerné.

    Bon, pour en revenir à « Boîte noire », je dois dire que j’aime de plus en plus Pierre Niney (même si je n’ai pas aimé le très récent « Mascarade »). Et aussi que, dans ce film, Lou de Laâge fut pour moi une sacrée révélation !

    Merci d’avoir reparlé de tout cela, mon Prince ! 😉

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    • Salut Martin,

      Mais de rien, ravi d’avoir réveillé un bon souvenir de cinéma 😉

      Il faudra que j’aille relire ton texte sur le film. « Burn out » avec François Civil me permet de faire le lien avec « le chant du loup » également. Je suis très curieux de le découvrir. Tu n’es pas le seul à le recommander. Je ne crois pas que ce film ait d’ailleurs beaucoup marché à sa sortie – en tout cas je l’avais complètement zappé, contrairement à « un homme idéal » dont je me souviens très bien de la bande-annonce.

      Pas vu « Mascarade », et vu les divers retours, je ne suis pas pressé.
      Pour tout dire, je découvre Lou de Laâge grâce à cette prestation dans « Boîte Noire » et elle m’a bluffé. On a aussi un impeccable Dussollier à qui ces rôles de « chef » vont très bien (à l’image du divisionnaire de « 36 »), avec ce côté paternaliste pas forcément franc du collier.

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  3. Je n’avais pas eu l’occasion de le voir au cinéma, mais il me faisait très envie ! Avec ton retour, je vois qu’il va vraiment falloir que je me rattrape, il paraît tout aussi intense que ce que je pensais…

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  4. Damn, tu m’as devancé, j’ai également un article de prévu sur ce film que j’ai adoré. Très bel article mon ami, et ça me donne envie d’ailleurs de le revoir. Je découvrais le réalisateur avec ce film, et son utilisation du son m’a bluffé.

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  5. Cela a l’air magnifique, j’adore ta critique et merci d’avoir cité Pollock, un peintre puissant de l’ombre et de la lumière (comme notre Soulages national, mais avec plus d’urgence et de violence). C’est dans ces moments là que je regrette mon pays… Merci merci

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    • Merci beaucoup 🙂
      « Boîte Noire » est un film prenant et haletant, urgent comme une toile de Pollock. Un mystère à décrypter, caché dans le brouillard sonore d’un crash d’avion de ligne. Du très bon polar français comme on pensait ne plus en voir. On attend avec impatience les nouvelles « Visions » de Gozlan, toujours entre deux avions, à la rentrée.

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