Les BANSHEES d’INISHERIN

Comme les doigts de la main

« You remember that foul evening when you heard the banshees howl »

Shane McGohan, The Sick Bed of Cúchulainn, 1985.

Êtes-vous déjà allé sur l’île d’Inisherin ? Sans doute jamais, car ce petit morceau d’Irlande battu par les flots de l’océan Atlantique n’existe que dans la tête de Martin McDonagh. Ce sont sûrement les fées locales aux effluves de Guinness amère qui lui ont soufflé cette idée dans l’oreille. Là-bas, on les appelle « Les Banshees d’Inisherin », mais personne ne saura vous dire à quoi elles ressemblent vraiment. Ce qui est certain, c’est qu’elles rient bien de ces hommes pas si tranquilles qui se pensent tous plus malins qu’ils ne le sont.

C’est à croire que Martin McDonagh aime les endroits calmes pour y semer la discorde. Dans la vallée d’Ebbing, quelque part au fin fond du vieux Missouri, il planta « les Panneaux de la Vengeance » pour faire bisquer la police locale. Quittant la patrie du western, il reprend racine au pays de la pomme de terre pour narrer un désaccord de principe entre deux vieilles connaissances : Colin Farrell et Brendan Gleeson se sont déjà croisés dans un précédent film où ils nous adressaient leurs « Bons baisers de Bruges ». Tueurs d’inspirations divergentes, ils avaient fini par s’apprécier dans ce film qui jette immédiatement un pont vers cette île irlandaise. Presque quinze ans plus tard, on les retrouve ainsi dans la peau de ces insulaires vivant paisiblement sur le petit rocher d’Inisherin, à quelques brassées de la Grande Île où tout un peuple se déchire dans une terrible guerre civile. « Bonne chance, quelle que soit la raison de votre combat » se dit Siobhán Súilleabháin entendant le canon qui tonne au loin. « C’était quand même plus simple quand on était tous unis. » Mais la vie n’est jamais simple pour ceux qui refusent de rester simplets.

Martin McDonagh marche sur les pas de son poète favori John Millington Synge qui s’en était allé au-devant des autochtones des îles d’Aran pour recueillir leur sentiment sur la vie. « Les Banshees d’Inisherin » vient ainsi compléter une trilogie entamée au théâtre à la fin du siècle dernier avec « The Cripple of Inishmaan », et poursuivie peu après par « The lieutenant of Inishmore ». Dans ce film, comme dans les pièces, on retrouve les éléments constitutifs d’un univers que McDonagh décrit de façon simple dans Positif : « D’abord la violence – comme souvent dans mes travaux –, une sorte de mélancolie, une histoire solide et des personnages forts, notamment féminins, comme ici Siobhán. » Il y a en effet chez Kerry Condon une grande dignité et une force de caractère qui rappelle le personnage confié à Frances McDormand dans « 3 Billboards ». Les jurons en moins, car McDonagh la veut la tête sur les épaules, plus éclairée que ces rustres du bout du monde.

Les « fucking » expressions, elle préfère les laisser à son frère Pádraic, interprété par un merveilleux Colin Farrell dans le rôle du benêt de service. Ce « good guy » comme on l’appelle affectueusement ne décolle pas du cul de ses vaches et de ses poneys, sauf pour aller s’enfiler une pinte avec son ami ColmSonnyLarry Doherty dans le seul pub ouvert des environs. Lorsque nous faisons sa connaissance, il est d’ailleurs sur le point de le convier, comme chaque jour, à le rejoindre autour d’une bière ou d’un poitín. Mais le massif Brendan Gleeson, à qui McDonagh a bien fait de confier le rôle de Colm, a l’humeur des mauvais jours, s’est refermé sur lui-même, tout comme sa porte au nez de Pádraic. Ainsi commence une brouille qui, un peu plus de deux heures durant nous fera passer du rire à une profonde tristesse, sous des paysages d’une beauté à couper le souffle, baignés dans un halo de lumière presque surnaturelle que seul un grand chef op’ comme Ben Davis a la capacité de sublimer.

Quand on prend de la hauteur et que l’on observe ses films, le monde Martin McDonagh ne ressemble pas complètement au nôtre. On remarque un léger décalage, une prise de liberté avec le réalisme qui pourtant ancre le quotidien de ses personnages. Ici, on danse avec son chien comme on parle à son âne. Dans l’œil du réalisateur, les animaux sont au spectacle, « ils en perçoivent le ridicule mais ne peuvent nous le dire » ajoute-t-il. Parfois, ils en paient les conséquences. Et puis, il y a cette vieille sorcière qui rôde, à laquelle on ne prête guère attention sinon pour une conversation le soir, au coin du feu, pour ne pas la fâcher. Il faut dire qu’elle n’est pas très avenante, et rarement annonciatrice de bons présages. Depuis la plage, on aperçoit un cimetière marin, comme si Dreyer et Kierkegaard s’étaient postés derrière les dunes. Ici, la mort semble être le seul horizon. La vierge du bout du chemin, les croix nombreuses que McDonagh filme en amorce des plans ne semblent être d’aucun secours.

« – Et c’est ça que vous appelez de la distraction, d’être tout seul dans le noir rien qu’avec vous-même ? »

John Millington Synge, Le Baladin du monde occidental, 1907.

Mais c’est surtout la solitude qui a pris ses quartiers dans l’île. Pádraic vit seul avec sa sœur Siobhán, dans des lits séparés bien évidemment. L’idiot Dominic (Barry Keoghan, formidablement drôle avec ses répliques aussi abruptes que les falaises) aimerait bien fricoter avec elle – histoire de découvrir les plaisirs de la chair autrement qu’à travers les abus de son paternel – mais n’est évidemment pas à la hauteur intellectuellement. Et puis, il y a Colm, qui tente à tout prix de brûler les ponts avec Pádraic pour mieux élever son esprit vers le monde de l’art et s’adonner à sa passion du violon. Mais à quoi bon brûler des ponts quand on est coincés sur le même caillou ? Cette entreprise égoïste paraît aussi stupide que les réflexions que lui oppose son ancien ami. L’excès d’orgueil mettra le doigt dans l’engrenage fatal qui finira par allumer la mèche du ressentiment. Et dire qu’ils étaient (paraît-il) comme larrons en foire, comme les deux doigts de la main.

Sur Inisherin comme ailleurs, on se juge et on se jauge en permanence, on se mesure dans un rapport de dominé à dominant. Si l’on se fie à la morale de cette fable, cela laisserait penser que l’hypocrisie a du bon pour conserver la paix. « Bienheureux les pauvres d’esprit » aurait-on pu entendre à la messe si elle n’était dite qu’en latin. Mais l’alchimie qui permet de souder un peuple est autrement plus complexe que le constat tragique du film. Il y a toujours chez McDonagh une chappe pessimiste qui coiffe les personnages, qui plombe les traits d’humour, une mise en scène grave à laquelle manque un moment de grâce, une éclaircie mystique façon Terrence Malick. « Les Banshees d’Inisherin » se traverse comme un long poème qui prend la direction de la falaise, ce qui ne nous rassure guère sur les tourments de l’âme humaine.

33 réflexions sur “Les BANSHEES d’INISHERIN

  1. Je ne regrette pas d’avoir tant insisté pour pouvoir lire ce beau texte.
    Mais certains passages me laissent sous entendre que tu n’as pas apprécié autant que moi ce GRAND film, mine de rien…
    Siobban est un superbe personnage et tu as raison Colin/Padraic est merveilleux ici. Qu’il est touchant quand il s’oblige à s’intéresser enfin à l’art de son copain qui le considère égoïste !

    J’adore aussi ces 2 répliques :
    « Bonne chance, quelle que soit la raison de votre combat » .
    « C’était quand même plus simple quand on était tous unis. »

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    • Voilà qui me fait bien plaisir si j’ai pu faire honneur à ce film que tu as tant aimé. C’est vrai que je suis un peu sur la retenue (j’ai du mal à croire à la tournure des évènements en fait), comme je l’étais déjà avec le précédent film de McDonagh. Mais je dois bien reconnaître que ces personnages pittoresques me laissent un souvenir assez ému : Colm, Pádraic, Siobhan, Dominic, l’ânesse, Jonjo le tavernier, et la vieille McCormick continuent de hanter mes souvenirs. Et puis la musique de Carter Burwell, cette petite ritournelle à laquelle McDonagh ajoute d’autres sonorités plus exogènes (Brahms, Orff, des chœurs bulgares je crois aussi, en ouverture), renforce cet aspect étrange et décalé pas désagréable. Et puis l’Irlande dans toute sa splendeur.

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      • Rrrrrrrrrrrrrrrro mais ne peux-tu te laisser aller ???
        Tu acceptes que l’île n’existe pas, qu’il y ait une sorcière banshee… mais tu ne peux croire à la tournure des évènements !!!
        Dans ce cas comment accepter que Brendan ne se chope pas une septicémie ?
        Tu es plus prompt à croire en la tournure des évènements quand il y a un clown sanguinaire !

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        • Carrément ! 😀
          Tu as sûrement raison. Mais c’est surtout que cette histoire tourne en jus de Guinness à la fin, ça m’a un peu plombé. C’est toujours mieux que d’aller se soûler à « Babylon ».
          Tu mets beaucoup de « R » dans tes messages dis-donc !

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            • Celui-là, je l’attends avec impatience. J’ai raté l’avant-première hier, je suis dégoûté. Il va me falloir patienter un mois de plus.

              Rien contre les pochetrons irlandais, les chansons à boire et les bagarres de pub, tout ça est très sympathique (j’espère que tu es allée écouter mon petit hommage aux Pogues en guise d’introduction), mais honnêtement, ce n’est pas le meilleur film de Ford.

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  2. Bonjour. Slainte! Evidemment, fou d’Irlande que je suis, j’irai voir ce film. Je ne suis jamais allé sur Inisherin et pour cause mais je suis allé sur Blasket et Aran. Et puis cette grosse brute sympa de Brendan Gleason et ce feu-follet de Colin Farrell, je les aime beaucoup en général. I go West dès que possible. La fille de Ryan, L’homme tranquille, Le mouchard, L’homme d’Aran, etc. sont dans mes gènes. Bonne semaine.

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    • Bonjour Claude,
      Ah, « l’homme tranquille », ce John Ford incontournable qui manque hélas à ma culture. une très belle édition vient de sortir, mais déjà épuisée et revendue à des prix indignes. Je patienterai encore pour voir les disputes entre John Wayne et Maureen O’Hara.
      Ici, ce sont d’autres disputes qui agitent les habitants, et si « le vent se lève » comme chez Loach, il souffle de l’autre côté de la baie.
      J’espère que tu auras l’occasion d’aller faire escale à Inisherin finalement, un voyage que l’on ne peut faire que grâce au cinéma puisque cette île est une invention de l’auteur. En tout cas, tu ne devrais pas regretter la gorgée de Guinness.
      Passe une très beau dimanche.

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    • Pour l’Irlande, ici magnifique, et pour le tandem Farrell/Gleeson, il faut faire le voyage assurément. Et aussi pour le très beau personnage de Siobhan. J’espère que tu auras la possibilité de le voir en salle pour pouvoir profiter au mieux de la beauté des lieux.

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  3. Tellement intrigant ce film! Il reste imprimé en mémoire, même si on en sort perplexe. Les sublimes paysages contrastent avec ces personnages frustes et on est ébloui par Siobhan qui a trouvé le moyen d’élever son esprit grâce à la littérature.
    Cet article est un bijou d’écriture…et une chronique aussi subtilement tamisée que ce film.

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    • Oh merci, c ‘est très gentil.
      On en sort intrigué et circonspect mais sans regretter le moins du monde le voyage sur l’île. Siobhan est assurément le plus attachant personnage du film (avec l’ânesse à clochette). Voilà au moins deux films que McDonagh donne à une femme le plus beau rôle, et on ne s’en plaindra pas.

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  4. J’ai trouvé qu’il y avait dans les précédents films de ce cinéaste une certaine complaisance vis-à-vis des scènes de violence. Je ne sais pas si c’est encore le cas ici, et je suis donc partagé à l’idée de voir le film, même si ton texte m’en donne l’envie.

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  5. Ce film a été plutôt bien reçu, j’étais allé aux îles d’Aran il y a longtemps et surtout, ces îles m’évoquent le Journal d’Aran et autres lieux du merveilleux Nicolas Bouvier. Autant de raison pour aller voir le film… que j’ai raté (il est pourtant sorti chez moi). J’aurais peut-être une séance de rattrapage malgré ta critique mi figue mi raisin

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  6. Un film qui va sans doute encore attirer les foudres critiques. J’ai ADORÉ.

    Oui j’ai écouté Les Pogues. J’aime tellement. J’ai plusieurs albums. Mathilda, Fairy tailes c’est tellement beau. Tu as vu ce qu’est devenu Shane (tiens il avait une soeur qui s’appelle Siobban). Je crois qu’il a remis sa vie dans les mains de Jésus qui semble s’occuper des dommages collatéraux de la Guinness.

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  7. I had issues with this film. Some bits I thought were just plain daft, throwing his fingers at the cottage in such a way that the donkey could eat them. I felt too many of the characters were just Oirish and this was a pub made in heaven, nobody ever paid for a drink. Yes, I got the desolation and the pessimism of the island, but this felt to me like an artist imposing a vision that had little truth in reality. People lived on islands like this and in Scotland and while times were hard no harder than elsewhere though certainly someone believing his compositional genius was not being recognised should have headed to Orkney which has a good record of accepting local artists. I thought Ebbing was brilliant, and McDormand’s feelings of injustice were credible but this felt forced and no matter how individual the writer tried to make the characters they came off as nonsensical. If there was an Oscar for Emoting Eyebrows, Farrell would have no competition.

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  8. J’ai tout adoré… Sauf l’épilogue où on s’aperçoit que les « rebondissements » et l’évolution du récit n’amène sur rien de tangible. La banshee est sous-exploitée, se mutiler pour si peu n’est pas très plausible, et la guerre civile est trop occultée.

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