L’AVENTURE de Mme MUIR

Gene génie

« Quand j’ai vu le film pour la première fois, j’ai compris que rien n’est plus concret, je dirais plus physique, plus charnel que l’émotion et je ne me suis pas trompée car voyez-vous, plus de trente ans plus tard, il me suffit d’évoquer quelques images du long métrage pour ressentir un état d’exaltation tel que celui qui m’avait envahie à sa vision. »

Dominique Sanda, Les Cahiers du Cinéma n°700, mai 2014.

Lorsque la nuit est tombée et l’obscurité a envahi la maison, la simple idée de croiser un fantôme déclenche un frisson que la raison ne peut contenir. Mais il suffit pourtant de songer qu’un revenant peut être autrement plus bienveillant que quantité de vivants pour que toute forme de crainte disparaisse. Dans « l’Aventure de Mme Muir » narrée par Joseph Leo Mankiewicz, on se prend même à souhaiter que les fantômes existent pour qu’ils nous enrobent dans notre sommeil de quelques embruns venus du large.

Quand il réalise « The Ghost and Mrs Muir », Mankiewicz est encore loin de diriger des chantiers pharaoniques à Hollywood, pas encore monté sur le trône vacillant de « Cléopâtre ». Ce n’est que son quatrième film mais ce n’est pas pour autant un débutant. Il a exploré d’abord le métier en passant par le scénario (notamment auprès de Lubitsch, sans doute la meilleure école qui soit), puis par la production avant de se placer derrière la caméra pour tourner « le Château du Dragon ». Il y rencontre la sublime Gene Tierney, et l’imposera naturellement dans le rôle principal de Lucy Muir. Il lui faut en effet une femme de caractère pour tenir ce rôle, marquée par les épreuves malgré son âge encore jeune.

Quand débute le tournage de « L’Aventure de Mme Muir », Gene Tierney a en effet tout juste 26 ans, mais elle est déjà divorcée, mère d’une fille lourdement handicapée et a connu plusieurs déceptions sentimentales (dont une avec le futur président JFK). Malheureuse et dépressive dans le civil, on la découvre resplendissante et droite comme un « i » dans son habit de deuil. Il est temps pour Mrs Muir de « vivre sa vie », de larguer les amarres avec la famille de feu son époux, de quitter les salons corsetés de Londres pour rejoindre l’air vivifiant du bord de mer, emportant sous son bras sa fille Anna (l’adorable petit nez retroussé de Natalie Wood qui n’avait alors que huit ans) et sa bonne Martha (Edna Best, épatante).

La puissance évocatrice du cinéma peut largement faire passer un morceau de côte californienne pour les falaises du Dorset, pour peu qu’on y filme quelques mouettes et un charmant cottage. Et peu importe si celui-ci n’a rien d’une bâtisse pittoresque de l’époque victorienne puisqu’on apprendra par la suite qu’il est le fruit de l’imagination d’un ancien loup de mer qui n’en a sûrement fait qu’à sa tête. C’est une maison qui lui ressemble, avec son horrible « arbre à singes » planté devant la fenêtre, pas étonnant qu’elle tape dans l’œil de la veuve.

« Une maison hantée, … c’est fascinant ! » s’emporte-t-elle juste après la visite, montrant sa ferme obstination à vouloir louer ce bien malgré les réserves insistantes d’un obséquieux agent immobilier. L’aventure commence par une rencontre avec un lieu que Mankiewicz nous fait visiter en de longs plans séquences grâcieux donnant à l’endroit tantôt des allures de palais lugubre, tantôt l’apparence du sommet d’un phare d’où l’on contemple l’immensité maritime. « Envoûtés par le génie des lieux, les personnages de Mankiewicz le sont aussi, parfois, par un être disparu mais toujours présent parmi les objets qu’il a laissés derrière lui. » constate Michael H. Wilson dans son massif ouvrage « A la porte du Paradis ».

Il suffira d’une porte entrebâillée sur une pièce mal éclairée pour qu’une image sur un portrait soudain prenne vie, et pour que Lucy en tombe sous le charme. Illusion d’optique ou bien effet de son imagination (« je suis ici car vous croyez en moi » dira-t-il), toujours est-il que dès cet instant, Mrs Muir n’est plus seule, elle devient l’hôte de celui qui a vécu en ces lieux, qui a observé la mer avec cette lunette en repensant à ses longues épopées par-delà l’horizon. Comme on monterait à bord d’un navire, c’est en mettant un pied dans cette maison que l’aventure de Mrs Muir commence, et c’est à travers le portrait du Capitaine Gregg que surgit tout un imaginaire romanesque fait de tempêtes, de pirates, de femmes dans chaque port, de « fjords au soleil de minuit » et de « Barbades où les eaux bleues tournent au vert ».

C’est un monde de couleurs qui jaillit, alors que l’esprit du spectateur reste sous l’emprise d’ombres en Noir & Blanc concoctées par Charles Lang (qui empochera le seul Oscar de ce film). Grâce à ses lampes magiques qui restituent les lumières chaudes du temps de l’éclairage au gaz, le malicieux Captain Daniel Gregg va apparaître et disparaitre au bon vouloir de la mise en scène, spectre de nuit, fantôme de jour, apparition pour Lucy mais invisible aux yeux des autres. Le conflit de propriété se change peu à peu en échanges courtois, puis en confidences qui rapprocheront ces deux âmes que seule la mort sépare.

La caméra, elle, ne fait pas de différence. « Mankiewicz n’est pas le cinéaste des subterfuges, des effets de ralentis ou des objectifs qui tordent la réalité, écrit Jean-Claude Guiguet dans « lueur secrète ». Le fantôme du capitaine Gregg n’est pas une hallucination de la vision. Il ressemble à Rex Harrison et vit devant nous, se déplace, parle, se met en colère, est jaloux, … » La présence de ce fier capitaine ne tolère aucune contestation jusqu’à ce que survienne une grande désillusion. L’irruption inopinée de l’élégant et suave George Sanders en constitue la principale. Ses allures de beau-parleur, de dandy du dimanche tranchent naturellement avec le franc-parler, la voix tonnante et l’œil malicieux de Rex Harrison, un idéal masculin qui incarne ce qu’elle n’a jamais connu.

Qu’il soit né des fantasmes de la veuve ou bien soufflé par un « Ghost writer » inspiré (c’est Philip Dunne qui revendique la paternité du scénario, mais c’est bien une femme qui est l’auteure de la nouvelle originale), ce personnage d’outre-tombe dictant ses souvenirs sur la grande bleue évoque ironiquement le rapport même du cinéaste à son propre vécu. « Ecrire ses mémoires, c’est un peu avoir l’impression que l’on est sur son lit de mort. » disait-il. Son film empreint d’un doux romantisme gothique n’a toutefois rien de mortifère. Il trempe sa plume dans l’encrier de Stevenson, puisant un peu de son esprit téméraire, il s’avance discrètement dans l’ombre de Henry James avant d’épouser les pas d’Emilie Brontë qui, de Heathcliff à Whitecliff, semble être le trait d’union évident. « L’Aventure de Mme Muir » n’est sans doute pas la preuve que les fantômes existent, elle nous donne juste envie d’y croire, juste le temps d’une belle rencontre. « Les rêves s’évanouissent au réveil » dit-on dans le film. Heureusement, pas tous…

« Adieu ! Adieu ! Ta plaintive mélodie s’enfuit,
Traverse les prés voisins, franchit le calme ruisseau,
Remonte le flanc de la colline et s’enterre
Dans les clairières du vallon :
était-ce une illusion, un songe éveillé ?
La musique a disparu : ai-je dormi, suis-je réveillé ? »

John Keats, le rossignol, 1819.

39 réflexions sur “L’AVENTURE de Mme MUIR

    • Bonjour Claude,
      Un film brumeux peut-être, mais tellement chaleureux. Cette « aventure » accrochée tout près de la falaise est un petit miracle qui nous fait croire encore et toujours que les fantômes de cinéma ont trouvé la félicité dans l’éternité des écrans.

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  1. Arf le jeu de mot de la mort beau oui comme Bowie ^^
    Quand je songe à Gene, me revient toujours le bon mot de Marielle, elle était « d’une beauté qui faisait mal aux dents ». Mais outre son charmant physique, elle était aussi hyper sensible et une remarquable actrice que le cinéma et la vie ont beaucoup abîmée

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  2. This has never had the praise it deserved so thanks for bringing it to a wider audience. Tierney, who had so many personal problems, was one of my favorite stars, and the movie, as you say, draws on so many previous literary incarnations that it casts a great spell.

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    • Aaaaaaaaah ! Je ne m’attendais pas à trouver la merveille en passant par ici.
      Chaque année je le revois ce film. J’essaie aussi de le faire decouvrir. Ma filleule : « j’aime pas les vieux films »… donc, elle n’essaie même pas, je vais l’étrangler je crois, la jeter par dessus bord.

      Oui, c’est le plus beau film du monde avec la plus merveilleuse actrice de tous les temps, tellement belle, tellement bouleversante.
      J’espère que tu as lu sa bio, Melle… J’en ai lu peu, ça se compte sur les doigts d’une main. La sienne est bouleversante.
      Et moi je suis d’accord avec Dominique Sanda, face à ce film on comprend qu’il n’y a rien de plus charnel que l’émotion.
      Et comme hier j’ai vu le film le plus froid du monde avec l’actrice la plus froide du monde, j’ai eu la confirmation que ce que j’attends du cinéma c’est l’émotion.
      Et puis visuellement, Mrs Muir est tellement beau avec cette maison perchée, cette falaise, cette mer, ce vent, cet arbre… et ce marin.

      c’est Philip Dunne revendique

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      • Hou là, je vois en effet que le chef d’orchestre ne t’a pas enchanté de ses harmonies. Mais quand même Cate !

        Mais revenons à notre Gene aux yeux bleus, magnifiquement habillée par ce rôle, admirablement mise en scène par un maître, et sublimement servie par des dialogues d’une finesse et d’une délicatesse tout à fait remarquable. C’est drôle (cette scène irrésistible où son ex-belle-sœur et belle-mère dialoguent avec elle en présence du Captain Gregg sans le voir évidemment, c’est presque du McCarey), c’est émouvant, c’est mignon tout plein (j’avais complètement oublié la mimi Natalie Wood !), c’est profond, bref… c’est un grand film.

        T’inquiète, ta filleule y viendra, un jour ou l’autre et là, elle dira : « Qu’est-ce qu’elle avait raison ! »

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  3. Sans conteste l’un de mes films préférés, avec Les Innocents de Clayton, La Jetée de Marker et Les 3 Lumières de Fritz Lang. Une œuvre à l’image sublime, où le noir et blanc suffit comme tu le dis justement à exprimer plus de couleurs que la couleur. Où les actrices et acteurs sont parfaitement choisis pour incarner des personnages à la fois tendres, émouvants et dramatiques. Où la critique sociale sur les mœurs de l’époque est juste et tranchante, notamment sur le mariage et ses conventions. Où l’histoire racontée est un conte de fées parfait, auquel on ne peut s’empêcher de souscrire (personnellement, je verse ma petite larme à chaque fois que le capitaine revient chercher sa bien-aimée au soir de sa mort terrestre). Où enfin, on a droit, via une mise en abyme aux petits oignons, à une superbe leçon sur l’écriture, sur la façon de conter une histoire en s’inspirant du réel et en le déformant, sur le fait qu’un artiste finit toujours par faire partie de son œuvre en se mélangeant à elle, pour qu’à la fin, on ne distingue plus la réalité de la fiction. Les belles histoires perdurent après la mort de leur auteur, de ceux qui les ont inspirées et de ceux qui les racontent, grâce à celles et ceux qui les ont écoutées et qui eux aussi, continuent d’y croire. Car si tout cela n’était qu’un rêve, alors pourquoi Anna elle aussi a-t-elle connu le capitaine ?

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    • Parce qu’elle est une petite fille et que, sans doute, en chaque petite fille sommeille un Capitaine Gregg. 😉
      Tu dis fort bien toutes les beautés de ce film qui brasse tant et tant de thème. Je crois qu’un des plus actuels est en effet la place qu’il offre à cette femme qui prend son indépendance, à l’aube d’un siècle qui commence, dans un monde de tous les possibles.
      J’aime beaucoup cette liste de films que tu places au firmament, et notamment « les Innocents » qui, sur ce blog qui s’appelle Le Tour d’Ecran, brille forcément d’une aura familière. « La Jetée » évidemment, je suis davantage surpris par « les Trois Lumières », ce film fascinant signé Lang et qui pourtant se distingue dans son œuvre par son éclat différent.

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      • Les Trois Lumières pour son côté crépusculaire sans doute et cette façon de raconter une histoire à la fois belle et tragique, avec toujours, une sorte de Deus ex machina qui semble tirer les personnages vers un irrésistible destin. Comme dans Mme Muir, les Innocents et la Jetée en fait. Un psy y trouverait sans doute matière à m’analyser. Ce qui me fait penser que j’ai omis de cette liste le Septième Sceau de Bergman, pour rester sur les mêmes thèmes et les mêmes couleurs (et contenter ce psy imaginaire) 😉

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        • Il y a dans ces trois films (Muir, les Trois Lumières et la Jetée) quelque chose d’inaccessible en effet, marqué par une fatalité qui nous bouleverse. Le temps joue contre les personnage mais heureusement, l’éternité n’attend qu’eux. Tout comme ce film d’ailleurs, qui traverse les époques sans l’ombre d’une ride sur l’écran.
          Tu parlais juste avant de portraits qui prennent vie : il y a celui de « Jenny » bien sûr, qui joue un peu dans la même catégorie. Mais surtout il y a la fabuleuse « Laura » qui éleva immédiatement Gene Tierney au statut de mythe. En voilà une autre merveille de cinéma.

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  4. Un très beau film. Immortel, pour ainsi dire. Je ne m’en suis toujours pas complètement remis. Mankiewicz forever !

    C’est fou comme le titre original spoile éhontément. Et je suis étonné que tu aies choisi une photo avec Sanders en illustration. Même si l’acteur est impeccable, comme toujours.

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    • Un film inoubliable. Mankiewicz touche ici à l’excellence.

      C’est vrai, le titre anglais ne fait pas mystère de la nature de cette rencontre. En même temps, le scénario n’attend pas non plus très longtemps pour dévoiler son fantôme. Mais après tout, ce fantôme existe-t-il vraiment ?

      J’avais d’abord choisi une photo avec Rex Harrison mais je l’ai changée finalement car je la trouvais redondante avec la seconde qui, elle, colle assez bien selon moi avec la fin de mon article. Et puis George Sanders, comme tu dis, est impeccable. Je trouve aussi que le regard de Gene sur cette photo en dit long.

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  5. Découvert en DVD grâce à dasola… Notre dernier visionnage doit remonter à « l’année du confinement »!
    Difficile pour une femme de s’affirmer comme « auteur », à l’époque où l’action se déroule.
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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