PAPRIKA

Dreamception

« Le cinéma, c’est choisir de rêver. »

Satoshi Kon

On peut dire qu’en matière de rêves, le Japonais Satoshi Kon s’y entendait. Apparu dans les salles obscures de l’Hexagone au moment de la vogue éphémère pour l’anime nippon (dans le sillage de Miyazaki, d’Otomo et d’Oshii avec qui il affûta ses crayons et sa palette graphique), cet ancien mangaka était venu confirmer avec « Perfect Blue » que le dessin animé venu d’extrême orient pouvait donner à voir autre chose que les bagarres intergalactiques de Goldorak. Les dessins de Kon vont dès ses débuts chercher à questionner le réel, faire sauter les verrous étanches entre les mondes. Son ultime long métrage, « Paprika », est un film incroyable, un songe abyssal, une immense rêverie de fin de nuit, de celles dont on se souvient sans être sûr d’en être vraiment sorti.

Convoquant à la fois nos expériences, nos obsessions et nos désirs, les rêves de « Paprika » sont faits de lignes et de couleurs et pourtant, grâce à la magie de l’animation, jamais ils n’ont autant exprimé une telle sensation de réalité. Dans cet espace de tous les possibles, il n’y a rien d’étonnant à voir la belle femme brune devenir une ado aux cheveux couleur paprika, capable de voler dans les cieux azurés et changer de taille à volonté. D’un roman de Yasutaka Tsutsui (également auteur de « la Traversée du Temps » adapté en animé par Mamoru Hosoda), le réalisateur élabore un scénario épicé dont l’évolution toujours imprévisible n’aurait ni début, ni véritable fin. Le fourmillant « Paprika » est un vortex d’images inspirées des divers courants surréalistes (voire symbolistes par l’entremise d’une citation du tableau de Gustave Moreau « Œdipe et le Sphinx »), obéissant néanmoins aux contingences d’une intrigue se résumant en quelques lignes très simples : une équipe de scientifiques travaillant pour une société privée a découvert le moyen de pénétrer dans l’espace des rêves grâce à un appareil appelé la DC mini. Placé sur le crâne d’un patient, il connecte deux individus dans un songe commun afin de guérir certaines maladies ou réduire des traumatismes psychologiques enfouis dans le subconscient. L’appareil léger, miniaturisé et portatif offre ainsi des possibilités effarantes en termes visuels. C’est l’invention rêvée qui devient réalité.

Mais, comme toute innovation scientifique majeure, elle s’avérera redoutable entre les mains d’un esprit mal intentionné. La mise en garde vient d’en haut, du président lui-même qui interrompt le projet dès qu’il est informé de la disparition de plusieurs DC mini. Cet homme en fauteuil, vivant seul au milieu d’une serre remplie de plantes gigantesques, pourrait être le garant de valeurs écologiques très en vogue au Japon. Pourtant, Satoshi Kon n’hésite pas à dissoudre ce stéréotype dans un portrait bien plus cynique qu’à l’accoutumé. La prodigieuse animation concoctée par les équipes sino-japonaises travaillant avec Kon se permet tous les délires possibles, passant d’une monstrueuse parade à des situations plus angoissantes, du gigantisme d’un Keiju Eiga (film de monstres géants) à la pénétration d’un corps plongé dans le sommeil. Satoshi Kon voit le réel comme un film régi par des codes et un cadre très formel de représentation, tandis que le monde des songes se plaît briser le quatrième mur, à franchir la fameuse ligne imaginaire « qui relie les sujets filmés. Si la caméra la franchit, les plans ne sont plus raccords. » explique le détective Konakawa imitant, le temps d’un passage en salle de projection, la figure tutélaire d’un grand metteur en scène japonais qui fit aussi des « Rêves » (夢). Faisant s’effondrer les bases de la narration classique, Satoshi Kon ouvre un puits sans fond duquel il fait émerger des puissances telluriques infiniment plus dévastatrices que ne le seraient tous les dieux de la Terre réunis, ici réduits à de grotesques idoles paradant au côté des symboles de la société de consommation.

« La grosse différence entre nous, c’est qu’il montrait que les mondes virtuels étaient des cauchemars, provoqués par la drogue ou le désespoir. Il montrait le côté sombre du virtuel. »

Mamoru Hosoda à propos de Satoshi Kon dans Première Classic n°18, janvier-mars 2022.

« Paprika » est un thriller qui dégénère en delirium insaisissable et incontrôlable, dépassant de très loin tout ce que notre conscience pouvait alors accepter jusqu’ici. La grande parade mégalomane du professeur Tora-tarō, rythmée par les flonflons iodlant de Susumu Hirasawa, dépasse ainsi en énormité et en frénésie celle des monstres se rendant aux bains dans « le voyage de Chihiro ». Dans ce grand cirque très imprégné de septième art américain (entre les griffes de Freddy et les cauchemars lynchiens), Satoshi Kon n’oublie pas ses maîtres à filmer : Hitchcock, De Mille voire Kubrick. Au bar du Radio Club, antichambre des rêves du commissaire Konakawa, on trouve deux serveurs tous droits revenus de l’Overlook hôtel. Christopher Nolan, autre grand épigone du réalisateur de « Shining », a reconnu volontiers l’influence de « Paprika » sur son « Inception ».

L’invention d’un artefact capable de connecter les rêves entre eux, ainsi que la relation étroite entre les mondes oniriques et les genres au cinéma ou encore la perméabilité des différents niveaux de réalité sont autant d’éléments qui relient les deux films. Ce qui les oppose en revanche, c’est le traitement. Ouvertement axé sur le thriller cérébral, le film de Nolan jetait un voile sombre sur une industrie hollywoodienne vieillissante. C’est aussi l’aspect sinistre que traduisent les filtres grisâtres recouvrant chaque scène d’« Inception », un parti-pris radicalement éloigné des explosions de couleurs qui caractérisent les explorations vertigineuses de « Paprika ».

Car derrière la fiction onirique, Kon a voulu faire palpiter le cœur d’une romance hors norme, un mélodrame de prime abord insoupçonnable. Il y est aussi question de connexion entre deux esprits brillants, hébergés dans deux corps qui se repoussent. « l’apparence ne fait pas tout, mais il y a des limites » reconnaît Atsuko. Ce petit plus de sensibilité vient ajouter la note finale à ce film complet, gourmand voire boulimique de cinéma, qui va jusqu’à absorber ses précédents œuvres, comme si Satoshi Kon devinait qu’il livrait là sa dernière contribution à son art.

« Le travail de Satoshi Kon était unique, paradoxalement aussi personnel qu’universel. » écrivait Julien Sévéon, un de ses plus fervents admirateurs dans la nécrologie publiée par Mad Movies. Le 24 août 2010, l’artiste s’en allait définitivement vers d’autres sphères de réalité, d’autres espaces-temps. « C’est un nouveau point de départ pour de nouveaux défis artistiques » disait-il dans un interview lors de la sortie de ce film. Gageons que, là où il est aujourd’hui, il continue à réaliser des rêves encore plus fous. Alors, Showtime !

« Le rêve est la petite porte cachée dans le sanctuaire plus profond et plus intime de l’âme, qui s’ouvre à la nuit cosmique primordiale qu’était l’âme bien avant qu’elle soit un esprit conscient. »

Carl Gustav Jung, Sur l’interprétation des rêves, 1936-41

42 réflexions sur “PAPRIKA

  1. J’attends depuis un moment de me replonger dans ce « puits sans fond » qu’est l’œuvre de Satoshi Kon, que je ne connais d’ailleurs que très imparfaitement (je n’ai jamais vu Tokyo Godfather par exemple).

    Avec Kon et Nolan, il y aurait de quoi produire un livre rassemblant les films nouveaux ou négligés sur le sujet des rêves, une sorte de « Total recall » pour lecteur cinéphile (je fais allusion à un « Rêve et cinéma » paru aux Presses Universitaires il y a 10 ou 15 ans).

    -et Totoro ? N’est-il pas lui aussi le fruit d’un rêve ?-

    Je ne pensais pas que la mort de Satoshi Kon était déjà si ancienne. Ces jours-ci on apprend celle de Matsumoto. J’ai emprunté une intégrale papier de Captain Harlock hier, histoire de me replonger en enfance et peut-être de repousser les confins. Satoshi Kon, j’espère, prochainement.

    Aimé par 1 personne

    • Je prends note de « rêve et cinéma », vaste sujet qui a dû exciter la plume de bien des analystes.
      Dans « Paprika », c’est Jung qui domine les débats, dont la foire fantasmagorique est saisie au détail près par ce control freak de Satoshi Kon. Un artiste majeur, dont l’œuvre irréprochable est rendue d’autant plus précieuse qu’elle fût interrompue prématurément. Il y a beaucoup à découvrir en effet sur lui en tant qu’auteur de manga, mais aussi scénariste (« Magnetic Rose » dans l’anthologie « Memories » récemment ressortie en salle) et showrunner d’une série animée très psychanalytique intitulée « Paranoïa agent ».
      Il me reste à voir aussi « Tokyo Godfather » (sur lequel plane l’ombre du « Fils du désert » de John Ford), et à revoir ces deux merveilles que sont « Millenium actress » et « Perfect Blue ».

      Chez Miyazaki, il prend d’autres formes comme dans « Totoro » en effet, mais aussi « Chihiro » que j’évoque dans l’article. Chez Kon le rêve vire au cauchemar bien souvent, un peu comme chez Lynch. On pourrait également le rapprocher de Mamoru Oshii dans sa capacité à briser la limite entre les mondes et à entrer dans une réflexion quasi-métaphysique.

      Très belle idée que de commémorer Matsumoto et son bonnet à tête de mort en retournant à l’inoubliable balafré, un Jeoffrey de Peyrac à dimension intersidérale. Est-ce que tu en profites pour te remettre à l’ocarina ? 😉

      Aimé par 1 personne

  2. Ah oui, Nolan a reconnu l’influence… il pouvait. Par moments, Inception est limite du copié-collé.
    Bon, la perte de Satoshi est immense. Je revois régulièrement ses films et là, tu me redonnes envie de me replonger dans le cauchemar de Paprika. Merci à toi pour ce joli texte (je crois que je me répète non ?)

    Aimé par 1 personne

    • Les œuvres de Satoshi Kon sont profondes et troublantes mais réalisées avec une grande virtuosité. Il s’adressait à un public adulte, et ses films sont bien plus sombres que ceux de Miyazaki, mais ce sont d’authentiques bijoux du cinéma japonais.
      Je recommande chaudement.

      Aimé par 2 personnes

  3. Il ne me reste que la série « Paranoïa Agent » pour tout découvrir de Satoshi Kon, mais en attendant, tu lâches là un très beau texte sur sa dernière œuvre, sorte d’amalgame de ses précédentes œuvres comme tu le dis. Cette lettre d’amour qu’il nous fait constitue tout autant son ultime testament.

    Aimé par 1 personne

    • Je n’ai pas encore plongé dans « Paranoïa agent » non plus (dispo sur youtube à ce qu’il paraît), et je n’ai pas lu ses mangas. J’ai aussi « Tokyo Godfather » à voir,… et revoir ces deux autres immenses oeuvres que sont « Perfect Blue » et « Millenium actress ».
      Merci beaucoup pour le compliment. Quand on plonge dans de telles visions oniriques, on ne peut qu’en sortir chamboulé.

      Aimé par 1 personne

    • Pure cinema indeed. All the Kon’s movies are kind of acts of love for cinema. From Hitchcock to Kurosawa, Paprika is a creepy feast of references. Maybe he would have later direct a live film, going deeper into the inside of our minds, just like some Cronenberg or Kubrick did. We’ll never know.
      Happy to read the same admiration for that late artist.
      Many thanx for your post Butcher.

      Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s