Faire Face

La dame au gardénia

« Faire des films sur de pauvres êtres désemparés car c’est ce que nous sommes tous. »

Ida Lupino

Rester debout. La chose n’est pas si aisée lorsqu’on est une femme à Hollywood. Ida Lupino a passé sa carrière à tenter de lutter contre les injonctions, à ne pas se laisser imposer les lois du patriarcat des studios. Devenue indépendante en créant sa société de production, elle n’a pourtant jamais nourri la moindre rancœur envers les hommes comme le prouvent les films qu’elle a scénarisés et réalisés. Elle a toujours su « Faire Face », comme dans ce beau film qu’elle réalise pour la première fois sous son nom. Une réalisatrice à Hollywood, on n’avait pas vu cela depuis l’époque du muet, et on n’en reverra pas d’aussi talentueuse de sitôt.

Ida Lupino est donc une fleur rare dans le monde du cinéma, presque une variété exotique. Elle choisit la blancheur virginale du gardénia pour ouvrir son film ce qui, dans le langage des fleurs, est un symbole de sincérité. Dans « Never Fear », Guy offre cette fleur à Carol, comme un gage de son amour sincère et désintéressé. Lupino s’efface pour laisser le champ libre à ce couple d’acteurs qui l’avaient enchantée dans « Avant de t’aimer ». Sally Forest et Keefe Brasselle sont encore deux débutants dont elle veut promouvoir le talent. Ils jouent ici un couple d’artistes : lui est chorégraphe, compositeur, metteur en scène, elle est une danseuse qui lui tombe volontiers dans les bras après un numéro de dispute à fleurets mouchetés. La métaphore est joliment captée, sur fond de jazz langoureux, dans un grâcieux enchainement de plans qui ne font pas déshonneur à l’art de la comédie musicale. Sur un coin de plage, ils se voient déjà rafler la vedette dans les capitales européennes, leur duo promis à un brillant avenir professionnel et matrimonial.

Mais le soleil déjà se couche sur la Californie, et on devine qu’un drame va bientôt advenir, qu’entre eux deux, cela ne va plus marcher. « Ida Lupino a beau être une star, elle ne se sent pas obligée de peindre la vie en rose » écrit très justement Michael Henry Wilson dans son magnifique ouvrage « A la porte du Paradis ». Grâce aux campagnes de vaccination massives, on a tendance à oublier les ravages qu’ont pu faire les épidémies répétées de poliomyélite sur les plus jeunes. Frappée elle-même à l’âge de quinze ans, Lupino vécut sa convalescence comme une prise de conscience : « J’ai réalisé que ma vie, mon courage et mes espoirs ne reposaient pas sur mon corps. Si ce corps était paralysé, mon cerveau pourrait encore travailler assidûment… Si je n’étais pas capable d’agir, je pourrais écrire… même si je ne pouvais pas utiliser un crayon, je pourrais dicter. » dit-elle lors d’un interview au magazine Hollywood. Elle en gardera finalement quelques séquelles (auditifs) et le souvenir de toutes les âmes en peine accueillies comme elle au centre de soin de Santa Monica.

C’est donc naturellement là qu’elle choisit de situer son deuxième film en tant que scénariste et réalisatrice. Une danseuse qui perd l’usage de ses jambes, le point de bascule évoque immédiatement le personnage de Claire Bloom prise sous l’aile du vieux clown Calvero dans le mélodrame magnifique de Charlie Chaplin « Limelight ». Dans « Faire Face » sorti trois ans plus tôt, il est aussi question du déclassement, d’un rêve qui s’écroule, mais l’optimisme ici l’emporte sur l’apitoiement. En attendant le rétablissement de Carol, Guy choisit de tenter sa chance dans l’immobilier, il fait contre mauvaise fortune bon cœur en n’oblitérant pas totalement le projet de revenir sur les planches et d’épouser celle qu’il aime. Plusieurs scènes touchantes le montrent s’accrochant à son amour là où elle se recroqueville, se lamente de ne plus être bonne à rien, à jamais « une infirme ».

Faute de jambes, il faut avoir des roues, et la réalisatrice de proposer à la danseuse un quadrille en fauteuil en guise de rééducation. Lupino ajoute à l’équation amoureuse l’ombre de la tentation : il y aura d’une part l’admirable Len (interprété par Hugh O’Brian), pensionnaire en fauteuil dont l’empathie insistante finit par séduire Carol, et d’autre part cette brève histoire entre Guy et Phyllis (prénom que Lupino choisira pour être l’autre femme du « Bigamist »), subtilement amenée par Eve Miller (« I’m not a part-time girl » dira-t-elle). Deux romances rendues immédiatement caduques par le cœur du sujet dont la réalisatrice ne veut surtout pas nous détourner : il est ici question d’une épreuve qui se surmonte à deux. Ainsi s’ouvre peu à peu la voie de la reconstruction, bien aidée par une équipe médicale aux petits soins.

La bienveillance est de mise dans ce scénario où l’on finit par enrager devant les multiples coups de blues de Carol. Sally Forest a d’ailleurs bien du mal à dompter le tempérament fougueux de son personnage durant quelques prises de bec un brin excessives, exacerbées de surcroît par la musique qui s’invite en renfort. L’agacement qu’elle provoque est néanmoins balancé par les efforts que font les personnages autour d’elle, lui permettant de ne pas sombrer totalement. Lupino nous fait part de ses doutes et de ses renoncements en voix-off, et ajoute à l’image quelques crises de nerfs bien légitimes. Elle témoigne aussi de ses progrès difficiles, à travers de longues séquences de manipulations, d’exercices physiques éreintants où le corps exprime souffrance et lassitude. « La réalisatrice se permet même des cadrages singuliers sur Sally Forest allongée sur le dos, écrit encore Michael Henry Wilson dans son livre, les pieds au premier plan et les jambes écartées, dans une position qui évoque le Christ de Mantegna. » C’est toutefois un des rares effets visibles, la réalisatrice cherchant à maintenir la juste distance avec ce sujet qu’elle souhaite au plus près du réel.

« Faire Face » est ainsi l’occasion de croiser d’authentiques patients, adultes et enfants, en pleine rééducation (on y verra même la propre sœur d’Ida dans le rôle de Josie, fille sympa qui accompagne Carol aux séances de piscine), une manière de rendre hommage à un établissement, à toute une équipe qui s’est coltinée sa douleur et son mal-être des mois durant, et qui a su finalement réveiller en elle les forces qui l’ont remise d’aplomb. On devine là une foi rooseveltienne dans les institutions, celles qui avaient su accueillir la jeune fille-mère de son film précédent, et qui sauront dire la justice dans « the Bigamist ». « This is not the end » nous annonce le carton final, puisqu’en effet Ida Lupino signera quatre autres films sous sa bannière Filmakers (au côté de son ex-mari Collier Young et avec le soutien de Howard Hughes), marquant de son empreinte si singulière l’histoire du cinéma indépendant américain, et démontrant à chaque étape de son œuvre qu’elle était (comme le dit un jour Clint Eastwood à son sujet) « une sacrée pointure ».

50 réflexions sur “Faire Face

  1. Bonjour Florent. Cette petite rétro Ida Lupino est une riche idée. Je n’avais vu aucun film d’elle. Faire face est le troisième après Bigamie et Le voyage de la peur. Des oeuvres très différentes tout à fait intéressantes. Dans Faire face on sent bien l’implication personnelle dans cette histoire. Et comme toujours tu es très juste en parlant du côté rooseveltien de cette foi dans les institutions bien que ce film date d’après guerre.
    PS. J’ai présenté lundi Walden, joli film qui nous vient de Lituanie. Apprécié de la vingtaine de spectateurs. A bientôt.

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    • Rendre hommage à Ida Lupino pour la journée de la femme me semblait approprié. 😉
      Ses affinités « rooseveltiennes » remontent à avant la guerre, lorsqu’elle fut elle-même frappée par la maladie en 34. Les établissements de soin étaient alors soutenus par Eleanor Roosevelt (le président fut atteint et finira en fauteuil) et subventionnés par l’Etat fédéral. Elle en a gardé un grande reconnaissance.
      Ce n’est peut-être pas le plus beau film de Mrs Lupino (je trouve « Bigamie » et « le voyage de la peur » meilleurs), mais c’est assurément un des plus personnels en effet. En tout cas, il donne envie d’en voir d’autres encore.

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    • Quelle audace en effet ! Elle s’émancipe d’un monde d’hommes (dix-huit mois de mise à pied à la Warner pour avoir refusé les injonctions du chef), et prend dès qu’elle le peut son indépendance pour traiter des sujets de société, sans aucun glamour et sans se mettre en vedette. « Je vais arrêter de jouer ! disait-elle. Je veux explorer d’autres facettes de l’industrie du film. Faire l’actrice a toujours été une torture. Je vais désormais entreprendre ce qu’on n’a jamais fait pour moi : tailler sur mesure des histoires pour les gamins qui veulent percer. Je veux écrire pour eux, réaliser pour eux, leur offrir ce qu’il faut. »

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  2. Après avoir vu les formidables The bigamist et Not wanted, je vais « m’attaquer » dès ce soir j’espère à ce Faire face. Et je vais retrouver avec infiniment de plaisir le merveilleux couple formé par Sally Forest et Keefe Brasselle (on aurait eu envie qu’ils se reproduisent et bénissent le monde) tellement touchant dans Not wanted.
    Sally Forrest m’a vraiment fait penser à Vivien Leigh. Quel dommage qu’elle n’ait pas connu sa carrière. Idem pour Keefe (qui ne m’a pas fait penser à Vivien bien sûr ni même à Clark Gable).

    Et, désolée d’enfoncer encore le clou mais quand je lis : « Une réalisatrice à Hollywood, on n’avait pas vu cela depuis l’époque du muet », je me sens dans l’obligation d’évoquer une nouvelle fois la merveilleuse Dorothy Arzner (1897-1979) qui a réalisé pas moins de 20 films de 1922 à 1943, dont le renversant Merrily we go to hell (1932) qui fait partie de mon top ten de tous les temps et que je replace à la moindre occasion, as tu remarqué ?
    Elle a eu encore moins de visibilité qu’Ida mais, double peine, elle était homosexuelle. Manquerait plus qu’elle soit noire et juive.

    La journée du blablabla, excuse-moi mais ça me fait bien marrer et a un peu tendance à me hérisser le poil. Et comme je le disais à notre copain Martin : tous ces hommes qui sont féministes le 8 mars, cette fois ça me vrille franchement les nerfs.

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    • Tu as remarqué que je n’ai pas attendu le 8 mars pour parler d’Ida Lupino.

      Je n’ai encore vu aucun films de Dorothy Arzner qui, sauf erreur de ma part, a bien débuté à l’époque du muet (comme le laisse d’ailleurs entendre Chazelle dans son foutraque « Babylon »). On pourrait par contre citer une palanquée de femmes scénaristes qui officiaient dans les années 10 et 20, par exemple Anita Loos, autrement célèbre pour son roman « certains l’aiment chaud ».

      Et puisqu’on en est à citer des femmes derrière la caméra, n’oublions pas Kinuyo Tanaka de l’autre côté du Pacifique qui, comme Ida, avait tenté a chance à la mise en scène. Encore pas de films qu’il me reste à voir…

      Pas vu encore « Not Wanted » dans lequel visiblement Sally Forest excelle. Je t’avoue qu’elle m’a un peu agacé parfois dans « Never Fear », un brin excessive dans les crises de nerf (comme un effet « Olivia Colman » pour toi si tu vois ce que je veux dire). Le film reste très bon néanmoins, la mise en scène impeccable et (presque) sans fioriture. Et chez Ida, les hommes sont tous de braves types. 😉

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  3. Je n’ai pas remarqué, cette date n’étant pas charnière pour moi et n’a aucun sens particulier pour moi (toujours), c’était là où je voulais en venir 🙂

    Chazelle : la bête à abattre :-)))

    Tanaka : coeur coeur coeur. Je me suis fait un joli festival tu te souviens ?

    Ah dans Not wanted, il n’y a pas que des braves types tu verras 🙂 Il y a même un pauvre type (le père) et un sale type (le pianiste).

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  4. Tout cela est bien dit et c’est un beau film en effet – bien que non sans défauts. De Lupino, il n’y a que Le Voyage de la peur qui m’ait un peu déçu jusqu’à présent – curieusement, le film que l’on citait généralement en parlant d’elle – même si ça reste de la belle ouvrage et que l’on retrouve les qualités de la réalisatrice.

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    • J’en ai gardé un souvenir positif, même s’il n’est plus très frais dans ma mémoire. Je l’ai en copie DVD (d’assez piètre qualité me semble-t-il) et je ne manquerai pas d’y revenir, histoire de faire le tour de son œuvre. C’est son seul véritable Film Noir d’ailleurs, elle qui se considérait d’ailleurs comme une réalisatrice de thrillers, surtout à partir de « Outrage », je pense. « Bigamie » avance un peu sur ce ton comme je l’avais noté dans mon article.
      Merci beaucoup pour ton commentaire Strum. Je ne manquerai pas de te faire part de mon ressenti après visionnage de « Not wanted » et « the hitch-hiker » – également le titre d’un excellent épisode de la « Twilight Zone » qu’elle aurait pu réaliser. Ida Lupino à la télévision, c’est un autre vaste sujet.

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  5. Tu as déjà écrit à son propos, et tu l’admires. Je ne la connaissais pas ni en tant qu’actrice ni en tant que réalisatrice.
    Je travaille pour une vieille dame de 87 ans atteinte de la polio toute petite et clouée depuis sur un fauteuil. Et cette dame est pleine de vie , ses yeux pétillent toujours … quelle force , quel courage ; je l’admire …

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    • C’est une maladie qui a fait des ravages durant de longues années.
      Ida Lupino est vraiment une actrice et une réalisatrice à découvrir. Elle était une véritable star dans les années 40 (la Paramount l’avait fait teindre en blonde pour en faire une nouvelle Jean Harlow), souvent dans des rôles de femmes vénéneuses. Ses détracteurs l’avaient surnommée « la Bette Davis du pauvre ». C’était surtout une artiste complète, issue d’une longue lignée de saltimbanques remontant je crois au XVIIème siècle en Italie. Elle était aussi scénariste, productrice et composait même de la musique.
      Ce serait bien dommage de l’oublier.
      Quatre de ses films en tant que réalisatrice (dont « Never Fear ») sont disponibles en ce moment sur le replay d’Arte.

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  6. J’ai lu tes articles et ceux de Strum sur Ida Lupino et c’est apparemment une cinéaste à découvrir. J’avoue ne pas la connaître du tout. Quel est selon toi son meilleur film ? Celui qu’il ne faut absolument pas manquer ? Si ça passe en replay sur Arte je le regarderai…

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    • Pour l’instant, mon préféré est sûrement « Bigamie ». Je n’ai pas encore vu « Not Wanted », chaudement recommandé par Pascale, le premier film dont elle a, par la force des choses, pris en main la réalisation (le vétéran Elmer Clifton n’ayant pu tourner que deux jours à cause d’une alerte cardiaque). Ida Lupino a produit une œuvre admirable en seulement quatre ans, de 1959 à 1953. C’est assez peu commun pour être souligné. Elle s’est ensuite beaucoup tourné vers la télévision, réalisant plusieurs épisodes de séries très connues (« Les Incorruptibles », « Twilight Zone », « Ma sorcière bien aimée » et bien d’autres).

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  7. Vu hier soir donc.
    Quel beau couple !!! Si Ida avait été un homme, ses films auraient été visionnés plus tôt et le couple serait devenu mythique.
    Il est incroyable ce Keefe avec sa gentillesse et son empathie, sa loyauté, tout se lit sur son visage.
    J’ai beaucoup aimé.
    Je n’ai pas trouvé Sally excessive. Ses découragements sont bien compréhensibles même si j’ai parfois eu du mal (bon allez je reconnais) à comprendre comment elle faisait pour résister à Keefe et Len !
    Bon, je crois que Not wanted reste mon préféré.

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    • J’ai bien compris que la petite Sally avait ta préférence. J’ai vu qu’elle avait joué aussi dans « la vallée de la vengeance » mais je ne me souviens que de Burt Lancaster. A revoir donc.
      « Not Wanted » on my list. Et l’auto-stoppeur, pas tentée ? Pas de Sally dans la voiture il faut dire… 😉

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  8. J’ai l’impression d’être la seule personne sur ce blog à ne pas avoir vu de film de (et même avec !) Ida Lupino, et cela m’a l’air bien dommage.

    Pas vraiment de commentaire à faire sauf que tu donnes envie (je dis cela à chaque fois). Merci d’avoir mentionné Tanaka dans les commentaires (la seule dont j’ai vu les films et sur laquelle je peux me prononcer).

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    • Arte a programmé quatre de ses films dernièrement, c’était l’occasion de découvrir une bonne partie de son œuvre en tant que réalisatrice.
      Sinon, je te recommande « Un Femme dangereuse » de Raoul Walsh où je le trouve formidable.

      Le parallèle avec Kinuyo Tanaka est assez frappant car toutes deux ont tenté leur chance dans une industrie assez hostile, ont quitté leur carrière d’actrice pour adopter un point de vue différent derrière la caméra. A moi désormais de combler mes lacunes en découvrant ses films.

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