La vie en pente raide

« Croyez-moi, je me suis battue pour produire et pour diriger mes propres films. […] J’ai toujours nourri le désir de réaliser des films. »
Ida Lupino citée par Robert Ellis, in “Ida Lupino Brings New Hope to Hollywood”, Negro Digest, août 1950.
C’est presque un acte manqué. « Not Wanted » dit le titre du premier film réalisé par Ida Lupino. Au bout de trois jours de tournage, elle doit reprendre la caméra des mains d’Elmer Clifton victime d’une attaque cardiaque qui faillit réduire à néant les premiers balbutiements de la très jeune société The Filmakers qu’elle a fondée avec son mari Collier Young. On peut dès lors considérer ce film comme son premier « bébé », et ce même si c’est le nom du vieux Clifton qui s’affiche au poste de metteur en scène. Qu’importe la signature au bas du générique, « Avant de t’aimer » (puisque tel s’intitule le film sous nos contrées) est une œuvre déjà magnifique sur un grave fait de société, profondément empreinte de la personnalité d’Ida Lupino et portant en germe les motifs qui jalonneront sa carrière de réalisatrice.
De cette histoire, elle n’était pourtant pas à l’origine. Ce sont Paul Jarrico (pas encore blacklisté pour avoir écrit le script de « Song for Russia ») et Malvin Wald (scénariste de l’admirable « Cité sans Voile » de Dassin et troisième partenaire des Filmakers) qui sont à l’origine de ce récit retraçant le calvaire d’une jeune fille-mère. Lupino ajoute néanmoins son nom au scénario faute de pouvoir revendiquer pleinement le fauteuil de la mise en scène. Aidée par un Clifton en convalescence, conseillée par son ami Raoul Walsh pour la direction des acteurs, et sur le plateau de tournage par les techniciens à la manœuvre, elle va s’attacher à dépeindre les déboires de Sally, ses désillusions et sa détresse sans jamais sombrer dans le psychodrame sordide, mais plutôt à la façon d’une « subtile musique de chambre qu’elle module sur les tons mineurs » comme l’écrit très bien Michael Henry Wilson dans « A la Porte du Paradis ».
Ida Lupino trouve chez Henry Freulich, son chef opérateur, une sorte de Raoul Coutard, ce qui lui fera dire plus tard : « J’ai sans doute inventé la Nouvelle Vague sans le savoir ». Il y a en effet dans « Avant de t’aimer » plusieurs points de rapprochement avec ce courant qui dépoussièrera le cinéma une décennie plus tard : une course à pied sur un pont qui anticipe « Jules et Jim », un tournage en décors naturels, un budget très limité, des acteurs pour la plupart inconnus. Keefe Brasselle, Sally Forest, Leo Penn (le père de Sean, Michael et Chris), personne (ou presque) n’en avait jusqu’ici entendu parler. Ida Lupino, certaine de leur talent, met un point d’honneur à les placer au premier plan.
C’est évidemment Sally Forest qui entre la première dans le champ. La réalisatrice a conservé son prénom, seul le nom de famille (Kelton) est modifié. L’identification à cette jeune femme « d’à peu près vingt ans » en est facilitée. Immédiatement, le spectateur est témoin de ses déboires, de ses écarts, de son désespoir. Sally semble complètement paumée à l’ouverture de « Not Wanted ». Elle remonte cette rue pentue en direction de l’objectif (ce qui deviendra un des plans signatures de Lupino), puis on la voit prendre dans ses bras un enfant qui n’est visiblement pas le sien, avant de s’éloigner avec, tranquillement, tandis que la mère du bébé s’affole déjà dans l’arrière-plan. Sirène, gyrophares, police, plainte et direction la cage où d’autres folles comme elle attendent de connaître leur sort. Quelles épreuves a-t-elle bien pu traverser pour parvenir à ce geste insensé ?
L’image alors se trouble en replongeant dans les souvenirs de Sally, s’apprête à retracer le fil des évènements. La caméra de Lupino nous transporte dans cette Amérique des modestes, celle qui a raté le train du rêve californien. Sally prendra donc le bus pour s’évader, pour quitter le cocon familial devenu trop étouffant. La mère un peu rigide, le père plus effacé, et ce papier-peint à fleurs sur lequel on a accroché un bouquet supplémentaire en guise de nature morte. Prisonnière de ces ombres, Sally s’y voit déjà vieille, prise au piège d’un triste destin. Et c’est pour mieux s’en affranchir qu’elle s’arrime au premier mirage qui passe. Quelques notes d’un piano ardent, énergiquement frappées par un Leo Penn qui joue les virtuoses sans renommée, et la voilà conquise. Steven, tel est le prénom de ce flamboyant rebelle qu’elle ne peut plus quitter des yeux. Avec lui, elle veut bien se promener le soir dans un parc, se laisser pousser à la faute, s’abandonner into the wild.
Mais le pianiste est du genre sauvage, autant vouloir enfermer le vent, car il a déjà la tête ailleurs, il pratique l’art de la fugue. Certes, l’homme n’est pas bien glorieux dans cette histoire, au point que Lupino imaginera en quelque sorte son rachat dans un film ultérieur : le Harry O’Brien de « The Bigamist » adopte un enfant avec Eve, puis épouse Phyllis pour assumer son rôle de père ce qui lui vaudra bien des ennuis avec la justice. Idem pour Sally qui aggrave son écart en roulant bien trop vite pour rejoindre son foyer. Ida Lupino doit alors lui trouver quelqu’un pour lui relever la tête, et une structure pour lui procurer protection et réconfort. Les bus sont décidément des lieux de rencontre parfaits aux yeux de la réalisatrice. Bien avant qu’Harry et Phyllis se tape dans l’œil, Sally et Drew vont se rapprocher à la faveur d’un long trajet.
Drew, c’est Keefe Brasselle. Il sera le tendre canard boiteux de cette histoire (dans le film suivant « Never Fear », ce sera au tour de Sally de traîner la patte), le vétéran charmant, un rêve de gosse. Il lui fera tourner la tête avec ses trains électriques ; son manège à elle, c’est lui. Mais déjà chez Ida Lupino, le poids de la faute l’emporte sur l’aspiration au bonheur, frappe d’anathème tout espoir d’une vie à deux. Cette chape de culpabilité judéo-chrétienne qui se prolongera dans les films suivants traduit bien l’état d’esprit de l’époque, la vulnérabilité psychologique de ces femmes victimes d’une société régie par des règles morales que des hommes sont chargés de faire respecter. Le juge, aussi clément soit-il, va faire la leçon à la jeune fille. Le médecin qui lui annonce sa grossesse, gardera le silence mais n’en pense sans doute pas moins. Seules les femmes qui l’accueillent dans le Haven Hospital (à une lettre du paradis) ne semblent jamais chercher à lui reprocher ses actes.
Le monde selon Lupino ne se veut pas aussi manichéen que dans les productions classiques hollywoodiennes. Son intention première est d’attirer l’attention sur des faits de société douloureux, des « sujets provocants qui racontent comment vit l’Amérique » comme elle le déclarait au magazine Action. Le public qui se déplacera en nombre pour voir ce film confirmera l’intérêt pour un fait de société qui se produit « un millier de fois chaque année » (comme indiqué par le carton d’introduction). Un sujet fort, original et ambitieux pour entamer une carrière de réalisatrice, une première pour une femme depuis que Dorothy Arzner a été évincée des studios. « C’est une œuvre marquée par l’esprit de résistance, écrira Martin Scorsese pour les Cahiers du Cinéma, avec un sens extraordinaire de l’empathie pour les êtres fragiles ou les cœurs brisés. C’est également ce qui la rend essentielle. » On ne pouvait pas mieux dire à propos de Mrs Lupino.

Tu as raison, ça me plaît 🙂
Elle est incroyable cette Sally. On la reconnaît à peine entre la scène inaugurale, accablée sur ce trottoir en pente et la suite en flash back, petite sotte qui s’éprend du pianiste (la cascade que le pauvre Leo fait avec ses dents derrière son piano fait peur et aurait dû la faire fuir).
Je l’ai dit chez Strum, sa voix et son jeu m’évoquent Viven Leigh. Incroyable qu’elle soit si peu connue.
Les films d’Ida sont magnifiques, très forts.
J’avais commencé par Outrage qui m’avait bien secouée.
Et même pas une petite photo de cet adorable Keefe tellement protecteur, rassurant et… patient !
J’avais remarqué qu’ils échangent leur claudiquement dans le film suivant.
Mais tu es presque pardonné (de ne pas mettre de photo de Keefe) parce que tu évoques ma Dorothy. Presque, parce que tu n’as toujours pas vu la merveille : Merilly we go to hell.
Je me demande quelles digressions vont inspirer cette chronique !
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Mais digressons, y a qu’à demander :
Sally Forest te rappelle Vivien Leigh ? Moi je trouve qu’elle a plutôt un côté femme-enfant à la Gloria Grahame. Et puis Vivien avait ce côté aristocratique très british, une fierté que portait d’ailleurs Ida Lupino qui partageait la même origine.
Sally Forest, avec son côté rural, correspond bien à l’origine modeste qu’elle incarne à l’écran, produit de l’Amérique conservatrice mais rêvant d’émancipation. Elle m’évoque aussi une Cybill Shepherd avant l’heure.
Maintenant, j’aimerais bien la voir en joueuse de tennis toujours sous la direction d’Ida.
J’aurais voulu mettre Keefe, mais j’ai trouvé la photo avec le Penn père (à ne pas confondre avec « le père Le Pen ») et les yeux enamourés de Sally plus sympa.
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Gloria Grahame femme enfant ??? J’ai toujours vu une femme fatale moi, pas enfant du tout.
Et oh l’autre il me fait la géographie généalogique de ma Vivien !!! Je parlais de la voix et de la façon de jouer pas de la couleur du sang bleu !
Cybil Shepperd ! Mouais… une grande carrière la dame.
Joueuse de tennis dans lequel ?
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Celui qui n’est pas passé sur Arte : « Hard, fast and beautiful », « jeu set et match » en français je crois.
Je trouve que Gloria avait une tête de poupée, comme Sally.
Tu l’as vue Cybill dans « la dernière séance »? Elle est formidable.
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Ah zut, Arte a mal fait son boulot.
Sally oui mais Gloria avait quelque chose dans le sourcil gauche de pas enfantin du tout je trouve. Une poupée coquine alors.
Mais très belle, hein, qu’on ne me fasse pas dire.
Ah oui j’ai vu et… tu me donnes envie de le revoir, forcément. Pas une carrière à se rouler par terre de bonheur la Cybill.
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C’est vrai qu’on a un peu tendance à la réduire à « Clair de Lune » (une pensée pour Bruce). Mais comment oublier « Taxi Driver » ?
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J’ai vu une vidéo récente de Bruce…
Méconnaissable je trouve :-(‘
Ayé, ça digresse.
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Un film bouleversant qui m’a marquée, très pudique, plein de sensibilité, de tendresse et que j’ai connu grâce à toi ainsi qu’Ida Lupino !!!
Merci et bravo pour ta belle chronique …
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Merci beaucoup Juliette,
C’est en effet une entrée très réussie dans le domaine de la réalisation que propose Ida Lupino avec ce film. C’est un regard neuf porté sur un sujet qui touche bon nombre de femmes à cette époque conservatrice, corsetée, n’ayant pas encore accès aux modes de contraception. On a du mal à se représenter aujourd’hui les conséquences pour ces « unwed mothers » (qui aurait dû être le titre du film) à la réputation entachée, obligées pour pouvoir subsister d’abandonner leur enfant à d’autres. Le film dialogue ainsi merveilleusement avec « Bigamie » qui posait clairement la question de la légitimité d’une société qui favorise l’adoption tout en jetant l’opprobre sur des enfants naturels. Sans compter l’émotion que la mise en scène procure, mais jamais avec excès. C’est beau à voir.
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Je vais regarder ce film au sujet toujours actuel. Décidément, Arte nous propose un très beau programme.
Hier, j’ai regardé « la dentellière » de Claude Goretta avec Isabelle Huppert bouleversante et j’ai été aussi émue que lorsque je l’ai vu à sa sortie.
Merci Florent de nous parler avec talent de si beaux films 🙏
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Merci Eveline pour ton message qui me fait une fois de plus chaud au cœur.
Je ne sais pas si « Avant de t’aimer » est toujours disponible sur Arte, je l’espère. Je suis sûr que c’est un film qui te plaira.
Je n’ai pas vu « la Dentellière » au ciné mais je me souviens très bien quand il est sorti. Encore un à ajouter à mon programme.
JP Mocky est également à l’honneur sur la chaîne franco-allemande, l’occasion de voir ou revoir quelques belles péloches de ce franc-tireur, notamment celle-ci :
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Un très beau film en effet, comme tu dis, que ce « Not Wanted » (avant de t’aimer, je n’y arrive pas) ! Sally Forrest y est émouvante.
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Je la préfère dans ce film à son rôle dans « Never Fear » (qui reste pourtant un bon film).
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Oui, elle est bien meilleure ici.
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Encore d’accord… A chaque film Ida Lupino m’impressionne tant elle était moderne et en avance sur tout le monde
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Une singularité à Hollywood dans l’univers masculin des réalisateurs, doublé d’une actrice majeure (qui laisse ici la place à d’autres talents. Elle mérite d’être saluée à sa juste valeur.
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Si je comprends bien il y a eu un feu d’artifice en France sur des films d’Ida Lupino. J’avais lu la critique de Strum, elle est aussi enthousiaste que la tienne. Moi, en ce qui me concerne, je vais attendre que le BFI veuille bien la programmer.
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Quatre de ses six films ont été diffusés sur Arte en effet. Un régal.
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Je découvre. Tu en parles magnifiquement.
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Merci,
Les films d’Ida Lupino sont précieux. Ils méritent le détour.
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