Toute la Beauté et le Sang versé

Goldin years

« C’est une drôle de chose que la vie – ce mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un dessein futile. Le plus qu’on puisse en espérer, c’est quelque connaissance de soi-même – qui vient trop tard -, une moisson de regrets inextinguibles. »

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, 1899.

Son prénom est Nancy, mais tout le monde l’appelle Nan. C’est comme ça depuis très longtemps. Et depuis très longtemps Nan Goldin imprime sa vie en polaroïds, pour soigner ses blessures, pour soutenir ses combats. Il fallait bien alors qu’elle croise la trajectoire artistique de Laura Poitras. Après Snowden en « Citizenfour » oscarisé, après le « Risk » d’Assange, c’est au tour de Nan Goldin de clamer en place publique « Toute la beauté et le sang versé », portrait d’une portraitiste qui unit lutte pour la justice et désordres de l’intime, film documentaire salué par un Lion d’Or amplement mérité.

« Ma colère à l’encontre de la famille Sackler est personnelle. » admet la photographe à sa confidente derrière la caméra. Au musée Guggenheim, au MET à New York, au Victoria & Albert Museum de Londres, et même au Louvre le nom de Sackler côtoie celui des grands artistes, et parfois celui de Nan Goldin. Et cela lui est insupportable. Arthur Sackler, fondateur de l’empire qui porte son nom, se voyait en Médicis des temps nouveaux. Il a donné dans le mécénat, principalement au rayon des Antiquités, à la gloire des vieux os. En revanche, une bonne part de ceux qui ont eu recours à ses produits pharmaceutiques n’en ont pas fait, hélas pour eux.

Aux Etats-Unis, quand on a, de près ou de loin, eu à traverser l’enfer des opioïdes, on connait forcément le nom de ces magnats du Big Pharma. Les Sacklers sont les rois de la pilule magique, les grands patrons de Purdue, société chargée de fabriquer l’OxyContin, un puissant antalgique qui en a rendu accroc plus d’un. Suite à une tendinite au poignet, Nan Goldin s’est vue prescrire le médicament miracle, la faisant retomber dans les travers de l’addiction qu’elle connut plus jeune, l’obligeant à suivre une cure pénible de désintox à partir de 2017, à l’âge de 64 ans. Ainsi naît le collectif « P.A.I.N. » (pour Prescription Addiction Intervention Now), qui regroupe des familles endeuillées, des toxicos révoltés, des rescapés comme Goldin.

« Leave the world a better place than when you entered it. »

Message d’Arthur M. Sackler à ses héritiers à sa mort en 1987.

 « Sacklers lie, thousands die ! » clament-ils dans les salles des plus grands musées du monde, sous le regard complice des chefs d’œuvres, lors de happenings qui rappellent l’époque d’Act-up pour le SIDA. La manière plaît immédiatement à Laura Poitras qui confesse dans Positif s’intéresser à celles et ceux « qui passent à l’action ». Elle remonte alors le fil des chapitres photographiques de l’artiste et se plonge dans l’underground new-yorkais, rejoint les bouges du Bowery et autres points de ralliement de sa « tribu ». Peter Hujar, David Wojnarowicz, Greer Lankton, Vivienne Dick, Cookie Mueller (une des égéries de John Waters), sans oublier son premier amour de Boston David Armstrong (« il était l’œil de mon cyclone » dit-elle), tout ce que le milieu alternatif des années No Wave compte de créateurs marginaux, de Drag Queens, de transgenres, de cinéastes expérimentaux (on aperçoit même furtivement un portrait de Jim Jarmusch), de militants de la cause homosexuelle sont dans le grand montage rétrospectif composé par Laura Poitras. De tous ces modèles, Nan Goldin a voulu garder un cliché, une trace indélébile, pressentant peut-être déjà la grande épidémie noire qui allait en ravager les rangs.

C’est une œuvre qu’elle imagine également à des fins utiles, pour prévenir des écueils, pour sortir d’une spirale tragique. Elle se prend en photo avec ses deux yeux au beurre noir, infligés par un amant de l’époque. « Ces photos de moi battue m’ont empêchée de revenir vers lui » dit-elle. L’art au service de la résilience. Les diapos s’enchaînent, entraînées dans les « All tomorrow’s parties » façon Velvet, sous les « Cheree, Cheree » d’Alan Vega quand il prenait des airs de Suicide. Laura Poitras n’a plus qu’à se laisser guider, à humer l’atmosphère d’une période pas forcément rose, mais tellement féconde. Période de résistance à l’establishment, à l’ordre moral des « gros cannibales en jupe noire », jusqu’à l’immobilisme des pouvoirs publics face à un grave problème de santé publique.

Le passé et le présent se répondent en allers-retours en forme de slideshows, façon de rendre hommage à la forme artistique employée par Nan Goldin, notamment dans son grand œuvre qui court sur plus d’une décennie et qu’elle a baptisé « The Ballad of Sexual Dependency ». La dépendance, Nan Goldin semble en avoir été victime depuis le plus jeune âge, depuis le grand traumatisme de son enfance. Tout part d’une image, un spectre qui semble marcher à ses côtés pour toujours, qui motive chaque compartiment de son œuvre, qui la serre dans ses bras dans les moments difficiles. Ce fantôme, c’est celui de sa sœur Barbara, morte sur les rails lorsque Nan n’avait que 5 ans, un extrait de Conrad dans la poche de sa veste en guise de dernier au revoir. Une photo d’elle, sur le perron de la maison familiale, les yeux plongés dans le lointain, imprime la rétine, prête à nous hanter pour longtemps. « Elle voit l’avenir » dit le rapport d’un psychologue, au hasard d’une tirade à l’étonnante poétique qui inspirera le titre de ce film.

« Toute la beauté et le sang versé » est aussi le cri des centaines de milliers de morts qui réclament que justice soit faite, que le nom des Sacklers soit au moins retiré des musées. Si les martyrs du SIDA, comme ceux de l’OxyContin auront toujours droit de cité dans les œuvres des plus grands artistes, leurs bourreaux doivent en être effacés. Ce documentaire se mue alors en acte politique, en geste rageur adressé par les plus faibles à l’intention des puissants, autant qu’une invite à se souvenir des belles choses, de celles et ceux qui en valaient la peine.

12 réflexions sur “Toute la Beauté et le Sang versé

  1. Toujours les bons mots et le bon ton pour saluer cette rage de vivre, qui lie intimement les clichés de Goldin à ses actes de résistance.
    Un documentaire d’une grande richesse, qui croît dur comme fer aux secondes chances, dans l’unité et la solidarité qu’il induit.
    Un régal à lire !

    Aimé par 2 personnes

  2. Ta critique est très juste et belle. Les opioïdes vendus pour soulager une douleur, somme toute banale la plupart du temps, transforment des personnes de tous les âges, de tous les sexes, en zombies accroc de ces médicaments. J’ai lu que le business de ces groupes pharmaceutiques est digne des plus grand cartels de la drogue. Pas pénalisé, le commerce de ces médicaments supplantent d’autres drogues qui sont elles sous le coup de la loi. C’est un désastre aux Etats-Unis, aussi important que le problème de la circulation des armes d’assaut pour tout à chacun. C’est extrêmement triste et révoltant. Je ne connaissais pas ce film documentaire. Je te remercie pour cette découverte poignante. 😊

    Aimé par 2 personnes

    • Un documentaire qui décroche le Lion d’Or tout de même ! Laura Poitras avait déjà empoché un Oscar pour « Citizenfour », elle est une sorte de Michael Moore de notre époque, une lanceuse d’alerte d’aujourd’hui.
      L’affaire des opioïdes a été un scandale retentissant aux USA, un véritable fléau. Cela rappelle un peu l’affaire du Médiator en France.
      Et puis c’est aussi l’occasion de partager l’histoire d’une photographe exceptionnelle, une artiste majeure. Si tu as l’occasion, n’hésite pas.

      J’aime

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