OLD BOY

Dent pour dent

« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le souffle et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau ! »

Charles Baudelaire, L’Héautontimorouménos in « les Fleurs du Mal »,1857.

Jusqu’alors, on envisageait surtout la Corée comme le berceau d’un cinéma des matins calmes, terre nourricière d’auteurs à l’excentrique poésie, ivres de femmes et de peintures. Puis vint Park Chan-wook. Il secoua d’abord le box-office local avec son « J.S.A. », avant de gravir les marches du palais cannois et faire trembler les critiques les plus douillets : « un opus foutraque (…) demandant au spectateur quatre fois plus d’énergie qu’un film habituel » écrivait Philippe Azoury dans Libération avant que le président Quentin Tarantino ne prononce le résultat des délibérations. « Old Boy » reçut finalement le Grand Prix (la Palme d’or raflée au dernier moment par le très politique « Fahrenheit 9.11 »), au grand dam d’une salle sans voix, sans doute encore sonnée par cette débauche de langue coupée, de poulpe avalé, de dents arrachées et de chutes fracassantes. Lire la suite

DECISION to LEAVE

Dans la brume asiatique

« Où est passée cette personne ?
Ouvre les yeux dans le brouillard
Cache tes larmes »

Jung Hoon-hee, 안개,1972.

Le polar coréen a décidément les faveurs du festival de Cannes. Tout le monde a évidemment en tête le triomphe phénoménal du « Parasite » de Bong Joon-ho, mais il y eut avant lui la révélation Park Chan-wook qui rafla le Grand Prix des mains de Tarantino pour « Old Boy », le Prix du Jury de celles d’Isabelle Huppert pour « Thirst » et désormais un Prix de la Mise en Scène pour « Decision to Leave », film qui impressionna Vincent Lindon et ses jurés. Devenu depuis l’un des chefs de file du nouveau cinéma coréen, son prestige n’a cessé de grandir au fil des films, et ce n’est certainement pas avec celui-ci que sa côte vertigineuse va s’effondrer. Lire la suite

THIRST, ceci est mon sang

Vampire des sens

« Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans un méchant miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisait un trou rouge, large comme une pièce de deux sous ; la peau avait été arrachée, la chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires ; des filets de sang avaient coulé jusqu’à l’épaule, en minces traînées qui s’écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure paraissait d’un brun sourd et puissant ; elle se trouvait à droite, au-dessous de l’oreille. »

Emile Zola, Thérèse Raquin, 1867.

« Je pense que si Émile Zola vivait à notre époque, il serait réalisateur. »

Park Chan-wook

De la « littérature putride ». C’est en ces termes que Louis Ulbach décrivait le roman de Zola « Thérèse Raquin » dans Le Figaro en 1867. D’aucun pourrait aisément en dire de même de l’œuvre du coréen Park Chan-wook, cinéaste des passions mortelles et de l’amère vengeance, des manipulatrices aux irrépressibles désirs charnels et des brutes humaines qui n’auraient sans doute pas déplu à l’écrivain français. Lorsqu’il décrit son roman, Emile Zola évoque des personnages « dominés par leur chair et leur sang », rongés par une passion aussi dévorante qu’une maladie mortelle et transmissible. Il n’y avait pas plus généreuse matière pour donner à un cinéaste assoiffé d’images et de transgression l’envie d’écrire et de réaliser « Thirst », une transcription vampirique à la fois fidèle et hérétique d’un roman qui en son temps déjà fit couler beaucoup… d’encre. Lire la suite

MADEMOISELLE

Vices et versa

mademoiselle1

 » Partout, en un mot, je le répète, partout je vois les femmes humiliées, molestées, partout sacrifiées à la superstition des prêtres, à la barbarie des époux ou aux caprices des libertins.  »

Le Marquis de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu, 1791

Voir des films coréens, c’est comme faire un voyage vers des contrées vierges de toute exploration. Ils se dévoilent en atours exotiques charmants, se montrant aussi, à force de contorsions, plus surprenants qu’ils n’y paraissent au premier abord, tordus à souhait. Le maître en la matière est sans doute le très clivant Park Chan-wook. Récompensé d’un prix cannois il y a près de quinze ans, félicité par un Tarantino visiblement aux anges devant son « old boy » (pièce pivot d’une trilogie consacrée à la vengeance), le cinéaste peut s’enorgueillir aujourd’hui d’une renommée mondiale qui l’a conduit à poursuivre son œuvre aux Amériques et ainsi satisfaire pleinement son goût pour la cuisine hitchcockienne. C’est enrichi de ces nouvelles recettes qu’il revient au pays, un roman de la britannique Sarah Waters sous le bras afin d’en réaliser une adaptation qui marie les marottes du maître anglais du suspense et les corridas sulfureuses du nippon Oshima à l’héritage de Kim Ki-young et de sa « servante » qui troubla naguère les cinéphiles du Pays des Matins Calmes. Transposé de l’Angleterre victorienne vers une Corée sous occupation japonaise, le récit effeuillé « du bout des doigts » par la romancière se change en une « Mademoiselle » vêtue comme une poupée geisha, récitant à ces messieurs un florilège de cochonneries destinées à leur chatouiller gaiement l’hypothalamus. Lire la suite