L’AMOUR et les FORÊTS

Pas commode

« Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici. »

Molière, Le Misanthrope, 1666.

Lorsqu’on tombe amoureux, on a coutume de dire qu’on s’abandonne, quitte à s’égarer. Sur le tournage de « Marguerite et Julien » en 2014, la réalisatrice Valérie Donzelli tombe amoureuse du roman multiprimé d’Eric Reinhardt, « l’amour et les forêts ». Véritablement fascinée par ce livre, elle se battra pour en obtenir les droits et pour l’adapter au cinéma (une pièce de théâtre avait déjà vu le jour en 2017). Sous les applaudissements cannois, le film de Donzelli monte les marches du paradis, tandis que son récit nous ramène vers l’enfer d’une épouse sous emprise. Lire la suite

BURNING DAYS

Les dolines de la terreur

« Ça suffit ! La parole est au peuple ! »

Slogan de campagne du Parti Démocrate turc, 1950.

La terre a soif, les jours sont secs. En turc on dit « Kurak Günler ». Dans la province de Konya, une des régions les plus arides du cœur de l’Anatolie, on observe ici et là des phénomènes troublants et inquiétants : le sol soudain s’effondre pour laisser place à un trou béant de plusieurs mètres de diamètre. C’est là que le réalisateur turc Emin Alper a choisi de planter la ville fictive de Yaniklar, bourgade de province asséchée par la corruption. Bientôt sur le grill des élections municipales, les « Burning Days » la font entrer dans une nuit sans fond. Lire la suite

PAPRIKA

Dreamception

« Le cinéma, c’est choisir de rêver. »

Satoshi Kon

On peut dire qu’en matière de rêves, le Japonais Satoshi Kon s’y entendait. Apparu dans les salles obscures de l’Hexagone au moment de la vogue éphémère pour l’anime nippon (dans le sillage de Miyazaki, d’Otomo et d’Oshii avec qui il affûta ses crayons et sa palette graphique), cet ancien mangaka était venu confirmer avec « Perfect Blue » que le dessin animé venu d’extrême orient pouvait donner à voir autre chose que les bagarres intergalactiques de Goldorak. Les dessins de Kon vont dès ses débuts chercher à questionner le réel, faire sauter les verrous étanches entre les mondes. Son ultime long métrage, « Paprika », est un film incroyable, un songe abyssal, une immense rêverie de fin de nuit, de celles dont on se souvient sans être sûr d’en être vraiment sorti. Lire la suite

BOÎTE NOIRE

Ecoutez voir

« Yann est un grand cinéphile et j’adore ça : il a l’art d’utiliser ce qu’on aime tous dans le cinéma américain en le mettant au service d’une élégance très française. »

Pierre Niney

Le 24 mars 2015, le vol 4U9525 de la Germanwings s’écrase sans laisser le moindre survivant dans les Alpes françaises. L’annonce de l’origine de la catastrophe provoqua un choc au moins aussi brutal que le crash lui-même : le Bureau Enquête et Analyse (BEA) conclut en effet à un geste suicidaire du pilote, emportant dans sa dépression funeste 144 passagers et 6 membres d’équipe. La faille était donc humaine, l’avionneur respire. La tragédie n’a certainement pas échappé aux radars de Yann Gozlan qui, cinq ans après la tragédie, imagine un cas similaire en plongeant dans la « Boîte Noire » du vol EA024, pour une fiction qui nous emporte dans de formidables zones de turbulence. Lire la suite

NOVEMBRE

Vendredi 13

« Je me promenais sur un sentier avec deux amis – les soleil se couchait – tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j’y restait tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature.  »

Journal intime d’Edvard Munch, 22 janvier 1892.

Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait ce soir de « Novembre ». Certains étaient peut-être devant leur télé en train de regarder le match de foot, d’autres prenaient un verre entre amis profitant d’une soirée plutôt douce pour la saison. Et soudain ce fut la sidération, une horreur, un choc. « Plus que le choc, j’ai voulu travailler sur l’onde de choc » déclare Olivier Demangel, scénariste qui ravive l’effroi des cinq jours qui suivirent la nuit 13, Cédric Jimenez se chargeant de mettre en scène la frénésie qui s’ensuivit, cinq jours qui mirent la France en état d’urgence. Lire la suite

OLD BOY

Dent pour dent

« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le souffle et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau ! »

Charles Baudelaire, L’Héautontimorouménos in « les Fleurs du Mal »,1857.

Jusqu’alors, on envisageait surtout la Corée comme le berceau d’un cinéma des matins calmes, terre nourricière d’auteurs à l’excentrique poésie, ivres de femmes et de peintures. Puis vint Park Chan-wook. Il secoua d’abord le box-office local avec son « J.S.A. », avant de gravir les marches du palais cannois et faire trembler les critiques les plus douillets : « un opus foutraque (…) demandant au spectateur quatre fois plus d’énergie qu’un film habituel » écrivait Philippe Azoury dans Libération avant que le président Quentin Tarantino ne prononce le résultat des délibérations. « Old Boy » reçut finalement le Grand Prix (la Palme d’or raflée au dernier moment par le très politique « Fahrenheit 9.11 »), au grand dam d’une salle sans voix, sans doute encore sonnée par cette débauche de langue coupée, de poulpe avalé, de dents arrachées et de chutes fracassantes. Lire la suite

La QUEUE du SCORPION

Qui s’y frotte s’y pique

« Oh ! oui, se dit Eugène, oui, la fortune à tout prix ! »

Honoré de Balzac, Le père Goriot, 1842

Jaune. C’est la couleur du couvre-lit en fausse fourrure sur lequel viennent s’étendre Peter et Cléo pour un cinq à sept crapuleux. Belle couverture pour une nuit d’amour couleur giallo. Bleu. C’est la couleur des yeux de la demoiselle, puisant sa lumière dans les cieux qui surplombent l’acropole d’Athènes, creuset des mystérieuses lames mortelles qui font taire les témoins gênants. Mieux vaut donc être sur ses gardes, et filer dard dard quand pointe le bout de « la Queue du Scorpion ». Sous les tours de vis de Sergio Martino, il faut s’attendre à ce que ces dames en voient de toutes les couleurs. Lire la suite

As Bestas

vents contraires

« C’est fort, une bête. Surtout les petites. Ça dort tout seul dans un creux d’herbe, tout seul dans le monde. Tout seul dans le creux d’herbe, et le monde est tout rond autour. C’est fort de cœur ; ça ne crie pas quand tu les tues, ça te fixe dans les yeux, ça te traverse par les yeux avec l’aiguille des yeux.
T’as pas assez regardé les bêtes qui mouraient. »

Jean Giono, Colline, 1929.

Du côté d’El Bierzo, entre la Cordillère Cantabrique et les monts du León, au bout d’un camino étroit et caillouteux qui s’accroche sur les flancs boisés de la paroi, on trouve quelques bâtisses de pierres sèches à demi écroulées, envahies par les ronces, vides de leurs occupants. Il y souffle un vent féroce qui, à la saison froide, envole le tapis de feuilles, se charge de flocons et fatigue les hommes et les femmes qui rejoignent leur abri. Les quelques fermes subsistantes feront le décor idéal pour « As Bestas », un thriller rural magistralement empoigné par Rodrigo Sorogoyen. Lire la suite

Le Monde d’Hier

Souvenirs d’un républicain

« Il faut vaincre ses préjugés. Ce que je vous demande là est presque impossible, car il faut vaincre notre histoire. Et pourtant, si on ne la vainc pas, il faut savoir qu’une règle s’imposera, Mesdames et Messieurs : le nationalisme, c’est la guerre ! La guerre, ce n’est pas seulement le passé, cela peut être notre avenir. C’est nous, c’est vous, Mesdames et Messieurs les députés, qui êtes désormais les gardiens de notre paix, de notre sécurité et de cet avenir. »

François Mitterrand, discours au Parlement européen, Strasbourg, 17 janvier 1995.

Moins d’un an après son discours à Strasbourg, après avoir mené son mandat à terme, François Mitterrand succombait du cancer qui le rongeait depuis des années. L’autre maladie qu’il redoutait tant s’est depuis étendue sur l’Europe, une menace bien plus insidieuse, un poison qui contamine les esprits, corrompt la vérité et entrave les libertés. Mitterrand avait senti monter le sentiment nationaliste en Europe, remugle encore vivace provenant des âges sombres de notre Histoire. Le cancer ne lui aura pas laissé le temps de le voir s’inviter au second tour de l’élection présidentielle en 2002, puis prendre ses aises dans les urnes, dans les sondages d’opinion, provoquant en duel la République à chaque nouveau scrutin. Le cinéaste et scénariste Diastème l’a vu, lui. Il en a tiré d’abord un film sur « un Français », premier coup de tête à la démocratie, premier avertissement. Huit ans plus tard, les choses ne semblant pas aller vers le mieux, il tente de nous faire comprendre que « le monde d’hier » décrit par Zweig est peut-être bien celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Lire la suite

Le CHARLATAN

Les lames du destin

« J’ai été déiste, unitarien, athée, presbytérien, et je suis actuellement ermersonien indépendant, et toujours à la recherche de ce que Dieu a bien pu vouloir pour moi. »

William Lindsay Gresham

Perle sombre et méconnue, désormais au programme du grand carnaval de l’étrange de Guillermo del Toro, « Nightmare alley » est d’abord un puissant roman de W. L. Gresham. Sous l’impulsion du producteur George Jessel, aux ordres de la Fox de Zanuck, il deviendra très vite un film d’Edmund Goulding, entre gothique de foire et drame psychologique, aux marges du Film Noir et du fantastique. Une véritable histoire de fou dans laquelle s’engage la star des studios Tyrone Power qui, fatigué d’être perçu comme l’éternel adonis, n’hésite pas s’allonger sur le divan de la psychanalyse pour prouver à tous qu’il peut être « le Charlatan ». Lire la suite